La Brigade Française d’Orient en Érythrée (1941)
Par le général Saint Hillier
Entraînés par le général de Gaulle qui s’était donné pour objectif de rassembler l’Empire pour en faire l’instrument de la Libération de la France, les volontaires de la France Libre, déçus par le refus que Dakar leur avait opposé et les difficultés éprouvées à “convaincre” le Gabon, s’impatientaient de ne pas entrevoir le moment où ils seraient engagés sur le terrain les armes à la main.
La décision prise par le Général de les faire participer aux opérations d’Érythrée ne pouvait que satisfaire leur vocation. Il leur paraissait nécessaire d’affirmer vis-à-vis des Alliés leur présence dans l’Alliance et la réalité de leur volonté guerrière. Aller au combat en Afrique orientale italienne leur donnerait l’occasion de faire éprouver à l’ennemi leur valeur et leur force.
Ils devaient, en effet, triompher en Érythrée de conditions de vie particulièrement pénibles pour remplir des missions périlleuses, face à un ennemi courageux, dans un terrain difficile et par un climat très rude. Toutes ces conditions réunies n’ont pas permis de faire connaître à la France le motif de fierté et la raison d’espérer que pouvait apporter ce succès.
Il est regrettable, qu’aujourd’hui encore, la France ignore ce qu’elle doit à ces ouvriers de la première heure.
La France n’a jamais cessé la guerre car ses soldats, aviateurs, et marins ont, par ordre du général de Gaulle, combattu l’ennemi en tous lieux.
En Afrique, par exemple, dès décembre 1940 le Bataillon d’Infanterie de Marine est à la prise de Sidi Barrani, janvier 1941 voit le colonel d’Ornano enlever Mourzouk et en février 1941 le colonel Leclerc s’emparer de Koufra.
Mais l’action militaire la plus importante de cette époque se situe en Érythrée au cours des mois de février, mars et avril 1941. Elle est pourtant peu connue.
C’est le compte rendu de la campagne menée dans ce pays par la Brigade Française d’Orient que nous nous proposons de faire. Elle ne fut cependant pas la seule formation française présente sur ce théâtre d’opérations, un escadron du 1er Spahis Marocains, le Bataillon de Marche n° 4 et l’escadrille française d’Aden s’illustrèrent soit en Érythrée, soit en Abyssinie. Des bâtiments de guerre de la marine française se trouvèrent également en Mer Rouge.
Mais leurs faits d’armes échappent au cadre du récit qui va suivre.
Constituée le 21 octobre 1940, en Afrique Française Libre, la Brigade Française d’Orient, aux ordres du colonel Monclar, est mise à la disposition du général Wavell, commandant le théâtre d’opérations du Middle East.
Elle sera donc engagée dans l’action entreprise contre la partie orientale de l’empire italien, offensive dont le but est d’aider la révolte abyssine et, par la même occasion, de venger l’affront subi en Somalie britannique.
Les Britanniques pensent que, faisant suite à la disparition de son armée en Libye, la perte de l’Érythrée et de l’Abyssinie amènerait l’Italie à se détacher de son alliée afin de sauver le reste de son empire. Certains historiens pourront sans doute trouver d’autres raisons stratégiques telles que : la volonté de maintenir la liberté de navigation en Mer Rouge, ou d’assurer la protection du Tchad dont l’importance est vitale pour le renforcement aérien de la Libye. Mais ces motifs n’apparaissent ni dans les récits d’opération ni dans les mémoires que nous a laissés Churchill. Tout au plus ce dernier prête-t-il au général de Gaulle une intention d’action sur Djibouti que rien ne permet de confirmer.
Toujours est-il que le 24 décembre 1940, après un mois d’entraînement intensif, la brigade s’embarque à Douala : un millier d’hommes sur le Touareg, le Cap des Palmes et le matériel sur le Fort-Lamy.
La brigade se compose alors d’un état-major avec un bataillon de commandement (compagnie de commandement et compagnie antichars toutes deux composées de légionnaires, détachement de transmissions, groupe-franc).
Un bataillon de la 13e Demi-Brigade de Légion Étrangère, une compagnie de transport du train, une section d’artillerie, une section du génie, un détachement du service de santé, un détachement d’intendance.
Le 3e Bataillon du Tchad de son côté quitte, le 26 décembre, Mouzarak (Tchad) pour gagner le Soudan par voie de terre.
« Nous volons à la victoire »
25 décembre 1940 : l’amiral Rakes, commandant le South Atlantic, signale par optique à la brigade française “Joyeux Noël – Bon voyage – Nous volons à la victoire”.
En fait de vol, le départ est plutôt laborieux. Le Touareg ne peut marcher qu’à 7 nœuds avec deux chaudières remises en état au dernier moment. Il a en effet été saboté par son précédent équipage qui l’a quitté pour rejoindre la France.
À son bord l’installation est très sommaire, la cuisine exiguë, le four à pain dont la voûte est détériorée ne permet pas de faire de grosses fournées. Faute de salles frigorifiques, des animaux ont été embarqués vivants sur le pont. Enfin, l’eau est rare à bord et très rationnée.
Qu’importe ! Le moral des passagers est bon : ils vont au combat comme le leur avait promis, au mois d’août, le général de Gaulle.
Le croiseur Dehli puis l’Ajax et un sloop de classe 1931-1935 nous escortent. Les marins britanniques doivent maudire ce convoi qui se traîne à 9 nœuds, s’arrête par quatre fois pour réparer des avaries de machine, et ne peut marcher en zigzag car l’approvisionnement en mazout est insuffisant. Deux sous-marins sont justement signalés dans les parages et nous ne pouvons que faire des exercices d’abandon et veiller la nuit au plus strict “black out”.
Le 1er janvier nous fournit l’occasion de quelques distractions, échange de vœux avec le Cap de Palmes et navires convoyeurs “Bonne et heureuse année de la part des officiers et des hommes”, à quoi le Dehli répond : “De même et bonne chasse à la Légion” et le Sloop “Mille mercis et réciproquement de tout cœur. Nous espérons avec votre aide une glorieuse victoire.” Bien sûr !
Veillée et réceptions à bord. Évidemment nos pensées sont ailleurs mais la volonté de nous battre nous soutient.
Enfin le 3 janvier c’est Freetown où le transbordement du personnel de la brigade à bord du Neuralia s’opère par chaloupe ; c’est donc très long.
Le 7 janvier tout est enfin terminé. Nous nous intégrons alors à un gigantesque convoi d’une quarantaine de bateaux qui fait route vers le cap de Bonne Espérance.
Trente-neuf jours plus tard le Neuralia atteint Port Soudan, C’est avec soulagement que nous débarquons, car pendant ce voyage les hommes ont beaucoup souffert de la chaleur et du paludisme. L’état sanitaire fut même quelques temps bien mauvais.
Le récit des péripéties du voyage que nous venons de terminer fournirait la matière d’un volume. Qu’il nous suffise de mentionner le sourd conflit qui opposa le commandant du bord à notre colonel. Le premier, sûr de la valeur éprouvée du règlement pratiqué à bord des transports de troupe de Sa Majesté britannique, exigeait un service intérieur très chargé et l’exécution d’un tableau de travail invariable. Chaque jour à la même heure il pouvait affirmer que sur toutes les mers du globe les soldats en mer faisaient les mêmes exercices ou corvées ; à 17 heures par exemple partout dans le monde où flottait l’Union Jack, le fantassin britannique sur terre ou sur mer, jouait au puzzle avec son fusil et le maître du bord en tirait une juste fierté. En revanche, le colonel Monclar formé par un quart de siècle de guerre sous tous les climats, prônait la vertu des exercices impromptus. Ces deux conceptions, difficiles à satisfaire simultanément, exigeaient des hommes des trésors d’imagination pour en faire le moins possible. Le gentleman’s agreement s’instaura de facto très rapidement, l’un ignorait ce que faisait l’autre. Les officiers surveillaient les reprises de ce match original, s’ingéniant à satisfaire les marottes des deux chefs grâce à un système analogue à celui des bordées.
Nous n’avions eu qu’une escale de quelques jours à Durban à la fin du mois de janvier, nous y avions trouvé une certaine détente et reçu d’Angleterre quelques légionnaires venus en renfort.
Aussitôt débarquée la brigade est transportée par trois rames de chemin de fer jusqu’à Suakim. Nous traversons un pays désolé, à la végétation rare. De temps en temps des plantes épineuses se dressent sur le sable attirant quelques chèvres faméliques ou des dromadaires gris sale. L’existence des douars se signale de loin par un vol de charognards.
La voie ferrée suit la côte, dans une plaine basse et sablonneuse, large d’environ 50 kilomètres et qui cesse brusquement au pied d’une chaîne de montagnes élevées parallèle à la mer.
À 4 kilomètres au sud de Suakim nous dressons le camp sous tentes, à l’endroit que le bataillon de marche n° 3 (BM.3) venu du Tchad, vient de quitter. Suakim, ville morte, que le capitaine Garbit (BM.3) décrit ainsi : “C’était le port d’embarquement pour La Mecque de tous les pèlerins venus à pied de tous les coins d’Afrique, du Soudan, du Sénégal et du Maghreb. Imaginez donc une petite rade très fermée, une petite île de 500 mètres de diamètre. Dans cette île, une cité orientale et médiévale. Et dans cette cité… personne. L’île de Suakim est entièrement abandonnée.
Au crépuscule vous errez dans les rues silencieuses où vos pas ont une résonance inquiétante. Les maisons vides sont intactes. De belles maisons de pierres blanches, des portes sculptées et armoriées, et aux trois ou quatre étages des moucharabiehs, ces balcons de bois grillagés derrière lesquels les femmes musulmanes riches suivaient à longueur de journée le mouvement animé de la rue… au bout de chaque rue vous trouvez un quai.“
Les Alliés face aux Italiens
La situation en Érythrée du nord était la suivante : deux divisions britanniques, les 4e et 5e divisions indiennes sous les ordres du général Platt avaient obligé les forces italiennes à évacuer Kassala le 21 janvier, après un rude combat.
Poursuivant vers l’est en direction de Keren, ces divisions sont retardées par les destructions, ce qui donne aux Italiens un répit et leur permet d’occuper les hauteurs à l’ouest de Keren. Les Britanniques se heurtent alors à la position principale ennemie sans réussir à l’entamer. “Les grenadiers italiens combattirent vaillamment et repoussèrent nos assauts, sans cependant empêcher nos troupes, très diminuées en nombre par l’obligation de transporter leur eau, vivres et munitions, de gravir les forts escarpements et de prendre pied sur les plus hauts sommets” comme le dit le « résumé de la situation militaire en Érythrée » qu’édite Khartoum.
Les Italiens avaient en effet fort judicieusement agencé leurs défenses. Ils disposaient de six bataillons blancs (10e et 11e régiments de grenadiers, 3e bataillon d’alpins et 3e bataillon de bersaglieri) formant la division Savoie, et de cinq brigades coloniales à deux bataillons d’Ascaris érythréens ou éthiopiens, trois groupes de cavalerie indigène et 99 pièces d’artillerie, dont 67 légères.
Ces forces étaient articulées en trois groupements à trois bataillons chacun qui occupaient du sud au nord les hauteurs situées immédiatement à l’ouest de Keren, c’est-à-dire : le mont Sanchil : 1 784 m ; le mont Laal Aniba : 2 048 m ; le massif Cubub : 1 447 m et le mont Ab Aurès : 1 845 m.
Ces hauteurs commandaient les vallées que suivaient les routes et pistes venant de Kassala, les groupes de cavalerie verrouillaient les passages.
Un élément réservé de deux bataillons était massé à 1 kilomètre à l’est de Keren, en position centrale.
L’artillerie disposait de bons postes d’observation et, nous dit le bulletin de renseignement “l’ennemi profite de cette situation pour bombarder nos réserves, les zones de repos aussi bien que nos positions avancées”.
Pour arrêter les tentatives de débordement de la position, deux flancs-gardes fixes, l’une de deux bataillons occupe la région du mont Falesteh – pointe Zelabe au sud de Keren.
L’autre au nord, forte d’une brigade à trois bataillons et un groupe de cavalerie, occupe l’Engiahat et barre la vallée du Cochon. Un poste avancé est tenu à Cub-Cub en un site facile à défendre. Enfin sur la route de Keren à Asmara, un bouchon de deux bataillons à cheval sur la route, à Habib Mentel, garde les arrières.
Après l’offensive manquée de fin janvier, les Britanniques tentent l’encerclement par le nord. La 7e brigade indienne commandée par le général Briggs en est chargée. Or cette brigade est renforcée du BM.3 aux ordres du commandant Garbay. Devant eux, Cub-Cub, fortin aux murailles crénelées ; un bataillon, le 112e colonial, solide unité composée d’Ascaris éthiopiens, l’occupe, barre le fond de la vallée et tient le défilé entre Cub-Cub et Can Ceua à une dizaine de kilomètres du fort : c’est l’objectif donné au BM.3. Le commandant Garbay partage son bataillon en deux groupements, l’un sous ses ordres déborde la position par le nord, l’autre fort de deux compagnies aux ordres de son adjoint le capitaine Bavière, attaquera l’ennemi sur le flanc sud, il a la charge de la liaison avec un détachement britannique prenant l’ennemi à revers.
Le combat commence, prend de l’intensité et rapidement la situation devient critique. Dans la mêlée, le capitaine Bavière en avant de sa troupe qu’il entraîne, reste dans les positions italiennes, la poitrine traversée. Les tirailleurs saras qui l’entourent sont faits prisonniers.
Le général Briggs vient au PC le 22 février à 16 heures. Il reconnaît rapidement le terrain et fait mettre à la disposition du BM.3 une batterie de huit pièces et 10 Bren Carriers.
Ce double appui de feux décide du succès au sud du défilé. Le commandant Garbay exploite le flottement qui en résulte en s’y lançant avec sa section de commandement (observateurs, transmetteurs, secrétaires et cuisiniers). Il s’empare de quatre canons et récupère ses prisonniers. La 1re compagnie achève son débordement par le nord, et le 112e colonial décroche.
Après nettoyage du terrain, 450 prisonniers et une centaine de tués italiens sont dénombrés. Le BM.3 a perdu 16 tués et 39 blessés dans ce combat. La première brèche est ouverte dans la défense de Keren. Pour parer à la menace qui vient du nord, le général de corps d’armée Frusci, commandant la place de Keren, envoie vers l’Engiahat la 2e brigade coloniale italienne, la meilleure de celles dont il dispose.
De Keren à Cub-Cub
Le 6 mars 1941, pour la première fois, la Brigade Française d’Orient est entièrement rassemblée dans la région de Chelamet à une dizaine de kilomètres au sud de Cub-Cub.
Les éléments venus par mer de l’Afrique Française Libre y rejoignent le BM.3. Le personnel après une nuit en mer sur le caboteur indien le Kanategeri avait débarqué à Marsa Taclaï et gagné sur les camions du train, par des pistes impossibles, la région de Cub-Cub. Les éléments motorisés étaient venus directement par route et pistes depuis le Soudan.
Dès le 28 février, le colonel Monclar a pris contact avec le brigadier Briggs.
Un briefing réunit les deux états-majors ; par courtoisie les officiers britanniques exposent la situation en français.
La mission de la 7e Brigade Indienne (Bataillon du Royal Sussex et 41 Bataillon du 6e Régiment du Pundjab) que renforce notre brigade est de compléter l’encerclement de Keren par l’est et de couper la route qui va de Keren sur Asmara.
Par l’ordre d’opérations n° 4 du 10 mars 1941 le général Briggs indique la manœuvre qu’il veut faire. Sur l’ennemi les indications du Bulletin de renseignement sont vagues, l’expérience de Libye tend à faire sous-estimer sa valeur combative.
Du terrain très accidenté, nous ne possédons que de mauvaises cartes : des reproductions de cartes italiennes en courbes qui sont les unes sur papier, les autres imprimées sur toile ; celles-ci nous servent de foulard mais rétrécissent au lavage.
La manœuvre est relativement simple dans sa conception :
1 – Attirer l’attention de l’ennemi par une action sur la route Ciandelga-Mendad-Keren, menée par les éléments motorisés de la 7e brigade (Bren Carriers – compagnie antichars britannique – compagnie antichars française) flanquée à l’est par l’action du Royal Sussex sur le massif du Bab Aurès. Cette phase sera appelée action préliminaire.
2 – Envelopper avec l’aile gauche de la 7e brigade le dispositif italien en s’infiltrant par les vallées conduisant à la partie est de l’Engiahat, le bataillon du Pundjab ayant ce sommet sur son axe de marche.
La Brigade Française flanquant cette action plus à l’est.
3 – Descendre dans la vallée de la Cianciarunia et occuper la localité de Habi Mentel située sur la route de Keren à Asmara. Couper les fils téléphoniques et télégraphiques, etc.
Passons sur les détails.
C’était en somme un plan symétrique du Plan Schlieffen.
Tromper l’ennemi
Afin de ne pas dévoiler la deuxième partie de la manœuvre dont on attendait la victoire, des mesures de camouflage sont prises pour inciter l’ennemi à croire que les troupes sont restées dans leurs bivouacs.
Pour les Français, la partie qu’ils ont à jouer représente un exploit sportif peu commun. L’itinéraire qui leur est fixé consiste en deux lits de torrents desséchés dont les hautes vallées se rejoignent à un col (1 814 mètres) à l’est de l’Engiahat ; le premier torrent est un affluent (sud-nord) du torrent Chebenchelaï, l’autre est le torrent Cochen axé nord-est/sud-ouest. Au total une quarantaine de kilomètres à parcourir avec un dénivelé de 800 mètres pour gagner le col et autant pour arriver sur l’objectif final.
Le colonel Génin va organiser cette progression. Officier breveté d’état-major, évadé de Vichy où il était chef du 2e bureau, il a rejoint les Forces Françaises Libres en traversant l’Afrique de la Méditerranée au golfe de Guinée, à travers le Tanezrouf.
Il aurait dû prendre la place de chef d’état-major que l’absence du lieutenant-colonel Kœnig, malade au Caire, rendait vacante. Mais il avait, dès son arrivée, suggéré un certain nombre de réformes à faire au colonel commandant la brigade. Ses demandes n’avaient pas obtenu satisfaction et les deux fortes personnalités de ces chefs ne savaient composer. Il n’avait pu en particulier faire supprimer l’échelon de commandement de tous les éléments de Légion qu’assumait le colonel Cazaud, ancien chef d’état-major de la 13e Demi-Brigade en Norvège. Ne pouvant, après un si long trajet renoncer au combat, il était resté à la brigade et se tenait aux côtés du capitaine qui faisait fonction de chef d’état-major le conseillant ainsi que les chefs de bureaux nouveaux dans le métier.
C’est lui qui prend en charge l’organisation du déplacement de la brigade, Il s’intitule commandant du QG arrière et veillera à la constitution de la ligne de ravitaillement.
Notre progression s’exécutera en trois étapes, à chacune des étapes un dépôt sera constitué (A, B, C) où l’eau, les vivres, les munitions amenées à dos de chameaux seront stockés.
Le colonel Génin, disposant des légionnaires de la compagnie de commandement (capitaine Arnault) et d’une vingtaine de Libanais arrivés récemment en renfort, enverra le ravitaillement en prévision des besoins. Aucune demande à faire, il écoutera à la radio sur le réseau de commandement.
Des unités chamelières sont ensuite réparties entre les formations pour transporter leurs vivres, munitions et armes lourdes, dix chameaux au QG, 28 de ces bêtes à chaque bataillon.
Les hommes n’emportent sur eux qu’un paquetage d’assaut réduit ; les rations journalières sont fixées, pour l’eau à deux litres et demi et pour les vivres à un demi paquet de biscuits et une boîte de corned-beef : voici la “hard ration”. Afin d’éviter la chaleur les déplacements s’exécuteront dans la soirée.
Le 12 mars, vers 17 heures, la colonne quitte le dépôt A. Elle emprunte des pistes muletières reconnues la veille par les compagnies Allegrini et Garbit du BM.3. Bientôt notre chemin n’est plus qu’un fond d’oued, aux bords encaissés, le lit desséché est barré de seuils rocheux que les hommes et les bêtes franchissent avec peine. Comme végétation des échinocactus en forme de cierges et de stupides baobabs. Le silence n’est troublé que par les grognements des chameaux galeux et de leurs conducteurs érythréens.
Le bataillon du Tchad est en tête, ensuite l’état-major suivi de la Légion.
Peu après minuit le point B est atteint, les hommes s’endorment sur place, sous la garde de postes de surveillance ; les légionnaires ont, par habitude, dressé la murette autour de ce qui sera leur domicile d’une nuit.
Le 13 au matin nous prenons liaison à notre droite avec les Pundjabis, et commençons l’installation du dépôt B. Nous sommes au centre même de l’entonnoir d’érosion de notre torrent-itinéraire. Le col au-delà duquel se trouve la vallée du torrent Cochen nous domine d’un abrupt de 300 mètres. Un seul sentier étroit sur le flanc est de l’entonnoir y conduit. Nous nous trouvons au nord d’un massif en forme de M ; jambe ouest l’Engiahat, jambe est le Tiru, au milieu un col que nous ne tarderons pas à baptiser le « Grand Willy », dominé par un mamelon le mont Gegghiro. Entre les jambes, le Cochen.
Au contact de l’ennemi
Au début de l’après-midi quelques coups de mortiers éclatent près de l’emplacement du dépôt, puis des rafales de fusils-mitrailleurs. Des chameaux sont tués, le reste de ces animaux fait un cirque entraînant leurs conducteurs non moins affolés qu’eux.
Pour nous la surprise est totale, les hommes ont immédiatement pris les emplacements d’alerte. Le bataillon de Légion reçoit l’ordre de nettoyer le passage, le BM.3 le couvrant sur les hauteurs à sa gauche.
À 18 heures, la 13e Demi-Brigade s’engage sur les pentes du Grand Willy. Les chameaux ne pouvant plus suivre, les légionnaires ont pris les mitrailleuses, les mortiers et les munitions à dos. Vers minuit la 1re compagnie du capitaine Bollardière est au contact, un combat confus s’engage. La 3e compagnie du capitaine de Lamaze arrive à son tour. Un mouvement tournant par la gauche permet de prendre pied sur le Grand Willy, malgré les rafales de mortiers italiens. Sur la droite une dernière résistance est brillamment réduite par la section du lieutenant Messmer.
Le 1Oe bataillon italien décroche, nous livrant le col après nous avoir tué deux légionnaires et blessé trois autres.
Pour se rendre compte de la difficulté de l’opération il faut dire qu’en six heures d’escalade, nos hommes étaient passés de la chaleur moite du fond de l’oued à une température glaciale. Ils n’ont qu’une tenue d’été et une couverture, de plus une brume épaisse les enveloppe et les transperce de son humidité.
Le 14 mars nous faisons le bilan de la situation. La Légion et le PC de la brigade occupent le mont Gegghiro (1 983 mètres) où vers midi la chaleur nous accable ; tout près le BM.3 est sur le Grand Willy, mais une de ses compagnies a franchi le col, descendu dans la vallée du Cochen et pris un puits à proximité du village de Angerbab.
Le colonel Génin qui a suivi le combat pousse sur la position les vivres et les munitions, mais il n’y a plus d’eau au dépôt et tous les chameaux sont employés. Il obtient du général commandant la 7e brigade que le 4/16 Pundjab se porte en avant pour s’aligner sur la Légion, ce qui ne sera exécuté que le 17 mars. L’audace aurait voulu, comme le proposait le capitaine André qui occupait Engerabab, que l’on fonçât sur Habi Mentel ; d’après les renseignements d’indigènes, il n’y avait plus d’Italiens sur l’itinéraire du torrent Cochen. “Il y avait de l’eau courante (avec des poissons même !) tout le long de la route.”
La Légion attaque
On préféra la folie, ce fut l’attaque de l’Engiahat sans bien savoir ce qu’il y avait dessus. Il fut décidé que la Légion attaquerait cette crête aux pentes abruptes, avec pour seul appui les mitrailleuses et mortiers de la compagnie Amilakvari placés en base de feu sur le mont Gegghiro.
La 2e compagnie du capitaine Morel agirait par le sud, la 3e compagnie Lamaze de front. Pour se mettre en place la 2e compagnie part le 14 mars à la tombée de la nuit, avec toute sa dotation en munitions, mais elle n’emporte qu’une “hard ration” et très peu d’eau. Les légionnaires gagnent le fond du ravin et à 4 heures commencent leur ascension. Ils ont gravi les deux tiers de la pente quand une bande de singes donne l’alarme en s’enfuyant avec de grands cris. Prise à partie dès 6 heures du matin, la compagnie s’accroche à un éperon rocheux que la position adverse domine. Aucun mouvement n’est plus possible sur ce terrain difficile. Le capitaine Morel et le lieutenant Langlois ont été blessés par balles dès le début de l’action. Ce dernier malgré sa blessure a pris le commandement de l’unité.
La 3e compagnie Lamaze a démarré à son tour, elle franchit le ravin et progresse malgré un tir violent de mortiers de 81 mm. Elle subit alors une contre-attaque, combat au fusil, puis au corps à corps à la grenade. À 8 h 45, la 3e compagnie a repoussé les Ascaris et reprend sa progression.
Lorsqu’elle atteint le rebord de la crête, une contre-attaque d’une compagnie italienne l’aborde. Nos mortiers et nos mitrailleuses de la base de feux interviennent et permettent au capitaine de Lamaze de conserver le terrain malgré les pertes subies par son unité. Elle s’y maintiendra jusqu’à 11 heures et ne se repliera que sur ordre formel après, avoir eu cinq tués et 34 blessés et épuisé ses munitions.
À 11 h 45, c’est au tour de la 2e compagnie d’être contre-attaquée à la grenade. Les Éthiopiens, puisant dans des hottes pleines de grenades que portent des pourvoyeurs, lancent d’une main puis de l’autre leur engin, au commandement d’un gradé. La section Langlois arrête l’ennemi en tirant à la grenade au fusil (VB), il garde avec lui les blessés de la compagnie. Les deux autres sections après avoir cherché en vain un autre itinéraire de progression se sont repliées dans le ravin, sur ordre, pour essayer de trouver de l’eau.
Le 4/16 Pundjab a bien reçu vers 11 heures l’ordre d’attaquer pour soulager la Légion, mais il était sans doute trop loin pour pouvoir intervenir. Toute l’après-midi et la nuit se passeront en ravitaillement en eau, par le BM 3 à partir de l’avant, par le groupe Franc du lieutenant Pernet renforcé de dix patriotes érythréens vers la base arrière. La section motocycliste avec le lieutenant de Sairigné cherche, récupère les légionnaires de la 2e compagnie et transporte les blessés qu’elle a trouvés. Vers 2 heures du matin une partie de la 2e compagnie est ainsi revenue sur la position, il ne manque que la section Langlois que l’ordre de repli n’a pu toucher. Descendant au travers des rochers ses blessés, ses armes, Langlois, que seconde activement le sous-lieutenant Hasey, s’installera défensivement sur un piton exactement au nord du confluent des deux oueds sur la pente de l’Engiahat. Il a pu se ravitailler en eau par coup de main. Ce n’est que le 10 mars à 6 heures du matin que la liaison est rétablie avec lui, il rejoint alors au “puits des Sénégalais” la compagnie Andrée du BM.3 avec tout le matériel de la compagnie et ses blessés. La compagnie avait eu, au total, 14 blessés dont trois très graves. Il n’y avait qu’un seul disparu le caporal Clément qui mourut des suites de ses blessures à l’hôpital de Keren.
Les blessés les plus graves furent opérés sur le Grand Willy, les autres furent envoyés à dos de chameaux jusqu’à Cub-Cub où opérait le groupe sanitaire français sous la direction des docteurs Vernier et Lotte.
Du 17 au 27 mars, la brigade française se réorganise. Le 17, elle assiste à l’échec de l’attaque du 4/16 Pundjab sur l’Engiahat et en reçoit le contrecoup sous la forme d’un tir violent de mortiers sur son PC et le poste de secours : le capitaine de Vienne faisant fonction de chef d’état-major et le médecin-capitaine Delavenne sont blessés légèrement ainsi que sept légionnaires.
Les pistes sont aménagées par le génie et le BM.3 tandis que le capitaine Laurent-Champrosay fait l’instruction d’une batterie de 65 constituée avec les canons pris à Cub-Cub, en tirant sur l’ennemi. Des patrouilles profondes ramassent des prisonniers dans la région du mont Tiru le 21 mars, et le lieutenant Simon, avec une dizaine d’hommes, parvient à quelques kilomètres d’Habi Mentel.
Nos hommes connaissent le réveil dans la brume après une nuit glaciale, le thé, le harcèlement par mortiers, les ravitaillements en eau et la saveur du corned-beef au biscuit, tel est son menu quotidien.
L’assaut contre l’ennemi
Le 27 au matin, la situation sur l’ensemble du front de Keren n’a guère changé. Les attaques vigoureuses des 4e et 5e divisions sur les hauteurs ouest et sud de Keren ont échoué.
Mais le moral italien commence à fléchir. La Royal Air Force a reçu des Hurricane et possède la maîtrise totale de l’air, des bombardiers sont disponibles pour appuyer les forces terrestres.
Le 27 mars l’attaque sur l’Engiahat est reprise. Elle fait partie d’une attaque générale sur tout le front de Keren. Cette fois on y met les moyens. Les 31e et 151e bataillons italiens qui occupent l’Engiahat, derrière leurs murettes et dans leurs tranchées, vont dans un premier temps recevoir l’assaut de la 3e compagnie du Bataillon d’Infanterie de Marine que commande le capitaine Savey. Cette compagnie vient d’arriver d’Égypte. Le premier objectif pris, les 2e et 3e compagnies de Légion feront un dépassement de ligne pour s’emparer du second objectif plus solidement tenu.
Le 4/16 Pundjab doit au préalable livrer au 3/1 BIM une base de départ correcte.
L’aviation et l’artillerie exécuteront une préparation violente, des tirs à la demande sont prévus.
Au fur et à mesure de l’avance, une protection latérale sera assurée par les compagnies d’accompagnement du BM.3 (lieutenant de vaisseau Iehlé) et de la 13e DBLE (capitaine Amilakvari).
À 7 heures la préparation commence, bombes, obus, tirs, fumée rien ne manque lorsque l’attaque démarre à 7 h 30… rien n’y manquerait si l’ennemi n’avait jugé bon de décrocher dans la nuit. Les détachements retardateurs sont pulvérisés et quelques attardés sont tués. Le général Briggs qui se trouve au PC de la brigade française au moment de l’attaque donne l’ordre de poursuivre.
Objectifs : pour la Légion, couper au plus vite la route de Keren à Asmara ; pour le BM.3, s’emparer de la région d’Abre à 6,5 kilomètres au nord-est de Keren ; c’est là qu’un important nœud de communications peut permettre aux troupes italiennes de tout le secteur nord de Keren de se replier sur Habi Mentel.
L’ordre de poursuite est transmis aux compagnies d’attaque. La 2e Compagnie de Légion dont le capitaine de Vienne vient de prendre le commandement forme l’avant-garde.
Au soir le torrent Anseba est atteint par la Légion et le BM.3.
Au matin du 28 mars, les bataillons se portent sur les objectifs qui leur ont été fixés.
La résistance italienne s’effondre sur tous les fronts. Les Français ont fait prisonniers une cinquantaine d’officiers et près de 1 200 hommes dont les 200 survivants des grenadiers de Savoie qui retraitaient en bon ordre. Nous avions pris neuf heures de repos au cours des trente-cinq heures de progression.
Le général Platt commandant en chef des troupes du Soudan est heureusement surpris de l’arrivée de la brigade française et vient la féliciter.
Le général de Gaulle sur le front
Le 30 mars, dans la région de Chelamet, le général de Gaulle passe en revue la Brigade Française. Il est accompagné du colonel Brosset, son chef d’état-major. En passant devant le front des troupes, il dit quelques mots à chacune des formations – Français du Bataillon d’Infanterie de Marine, Saras du bataillon de marche du Tchad, légionnaires – montrant qu’il sait quels ont été l’effort et l’ardeur au combat de chacun.
Et l’exploitation du succès reprend aussitôt. Tandis que la 5e Division Indienne prend possession, le 2 avril, d’Asmara, la Brigade Française reprend sa marche.
Agissant isolément, elle a pour mission de s’emparer de la région du mont Cantibaï, située à l’est d’Asmara, et en s’emparant du carrefour de routes qui mènent à l’ouest sur Asmara, à l’est sur Massawa, au sud sur Asus et l’Abyssinie, d’empêcher les mouvements de troupes italiennes, qu’il s’agisse de repli ou de renforcement.
Ultérieurement, elle constituera la flanc-garde de l’action britannique qui se déclenchera dans une dizaine de jours dans une direction N-S sur l’axe Massa Cuba-Massawa.
“Pour l’exécution”, dit l’ordre n° 3 en date du 31 mars 1941, “the method of operation is left to your discretion” (1), mais il nous conseille pour surprendre l’adversaire d’exécuter en deux jours un vaste mouvement contournant le massif montagneux sur lequel est bâti Asmara.
Une colonne motorisée comprenant la 13e DBLE, la compagnie du BIM, l’artillerie, le génie, éclairée par un peloton de 15 véhicules de reconnaissance de la “Sudan Defense Force” se met en route le 2 avril à 5 h 30.
La 7e brigade a gardé le BM.3 à sa disposition. Les pistes montagneuses et sablonneuses que nous empruntons sont gardées par l’ennemi et minées. Elles exigeront des conducteurs de la compagnie du train, une endurance et une virtuosité exceptionnelle. C’est grâce à ces très jeunes Français échappés de France en juin 1940, conducteurs et soldats nouvellement formés par le capitaine Dulau, que la brigade put remplir sa mission. Les ravitaillements et transports exécutés avant la prise de Keren n’étaient rien en comparaison d’un parcours aussi pénible.
L’objectif fut atteint en deux jours, le premier soir la brigade atteint le torrent Anaclet et bivouaque à 6 kilomètres au nord d’Asus. En route, à Obellet, elle rejoint le détachement de reconnaissance soudanais, fait de l’eau à Sheb, surprend un poste de 15 Ascaris qui garde un champ de mines et s’en sert désormais comme guides pour éviter les autres passages dangereux qu’ils connaissent. Le second jour la colonne atteint la route d’Asmara à Massawa près de Dembe après avoir récolté les armes distribuées par les Italiens aux paysans érythréens. Deux détachements sont constitués. L’un, qui comprend la compagnie Lamaze, une section de mitrailleuses, un groupe de mortiers et des canons antichars, est poussé en direction d’Asmara vers Ghinda. L’autre, la compagnie de Vienne, une section de mitrailleuses (lieutenant Simon), des antichars et le peloton soudanais, fonce vers Dogali.
Le groupement Lamaze progresse sans difficulté vers l’ouest, il prend à revers la défense italienne installée au kilomètre 62 de la route, s’empare d’une batterie chamelière de 65, puis du PC, enfin de l’infanterie. Plus de 200 prisonniers l’encombrent, trois fanions de bataillons pavoisent la voiture du capitaine Lamaze. La section du génie du lieutenant Desmaisons répare la coupure dans un temps record et permet au groupement d’aller au devant de la 5e Division Indienne qu’il contacte à 6 kilomètres à l’est de Nefasit. Au passage elle admire les réalisations routières italiennes. Une route splendide, aux lacets impressionnants suit le flanc de la montagne et franchit les ravins sur des ouvrages d’art imposants. Et partout des inscriptions proclament les vertus du Duce ou du Roi-empereur. Et c’est peu après avoir lu une inscription, affirmant qu’« il vaut mieux vivre une heure comme un héros que cent ans comme un cochon », que les difficultés commencent : il faut faire comprendre aux Indiens que la colonne est amie. Une fois l’identité de l’unité reconnue, il faut encore éviter que les Indiens de la 10e Brigade n’exercent aux dépens des Français le droit de prise qu’ils s’attribuent sur toute personne qui ne parle pas l’anglais, on récupère ainsi quelques montres et portefeuilles trop rapidement prélevés par ces amis.
Et, pendant ce temps, le groupement de Vienne s’en va vers l’Est. Au passage il obtient la reddition des postes qui gardent la route grâce aux communications téléphoniques que lance d’un poste à l’autre le lieutenant Camerini (alias Clarence), avocat italien, qui sert à la 13e DBLE depuis le début de la campagne de Norvège. Beaucoup de vies italiennes sont ainsi épargnées.
Enfin Dogali est atteint, on y apprend que “plus il y a d’ennemis plus il y a d’honneur” – c’est l’inscription qui orne le pont – et nous nous arrêtons sur les hauteurs situées à 9 kilomètres de Massawa. La route qui passe dans un défilé vient de sauter devant les Soudanais qui nous éclairent.
Le détachement se met en devoir d’assiéger la ville, ce qui consiste à recevoir sporadiquement des tirs d’artillerie. Tirs tendus peu dangereux puisqu’exécutés avec de gros obus perforants à faible charge explosive.
La dernière étape
Du 3 au 7 avril le groupement de Vienne se renforce, tous les éléments de la brigade rejoignent tour à tour, et notre section de 75 du lieutenant Quirot et la batterie de 65 ripostent aux tirs des canons de marine qui arment les forts de Massawa.
Le temps se passe à recueillir des patrouilles de marins italiens plus ou moins volontairement égarées, à faciliter le passage de parlementaires que le général Platt a demandé, par téléphone, à l’amiral Bonetti de recevoir. Mais Rome a dit non et les pourparlers cessent.
Pendant ce temps le colonel Monclar reçoit l’aman des villages voisins, fait rendre les armes distribuées dans les douars et libère les prisonniers que les notables réclament comme étant des fils ou des cousins. L’Érythrée doit être peuplée de familles nombreuses à juger par le nombre de prisonniers que nous relâchons ainsi, mais nous en avons tellement !
La brigade se trouve aux ordres maintenant du général Rees commandant la 10e Brigade Indienne. Petit bonhomme, nerveux et audacieux, que ses officiers surnomment, à cause de sa taille, “la petite merveille de poche”.
Le train est reparti pour chercher le BM.3 qui, impatient, a commencé à rejoindre à pied. Il arrivera juste pour constituer la réserve de l’attaque qui partira le 8 avril.
À 10 kilomètres devant nous se trouve Massawa où toutes les forces résiduelles d’Érythrée se sont regroupées. La défense s’est installée sur une ligne de hauteurs qui cachent la ville à nos yeux, et forment autour d’elle un vaste demi-cercle de 3 kilomètres de rayon.
Il y a du nord au sud les collines Ghanfur (70 à 86 mètres d’altitude) que couronnent le fort Umberto 1, le mont Umberto transformé en batterie, le fort Vittorio Emmanuele.
Une coupure où passent la route et la voie ferrée, et que signale un magnifique pont en béton armé dominant le très large lit asséché d’un oued. Une mission suédoise, aux beaux bâtiments blancs, abrite ses ouailles non loin de là.
Au nord de cette coupure une ligne plus molle de hauteurs que dominent la colline du Signal (115 mètres) et le mont Ouadi (52 mètres) : sur les collines, trois batteries d’artillerie sont installées et, derrière, le fort Otumlo apporte le concours de ses feux à la défense.
Les canons des forts sont des 220 de l’artillerie de marine, retournés face à l’ouest, puisqu’il ne s’agit plus de défendre les côtes.
Toutes ces hauteurs sont garnies de troupes, presque exclusivement blanches, représentant un cocktail de survivants d’unités malmenées précédemment auxquels on a adjoint des marins.
En avant une position d’avant-postes fortement organisés avec fortins, emplacements d’armes automatiques enterrées, champs de mines et barbelés. À l’est du fort Victor Emmanuel, le fort Moncullo garde la coupure où passe la route.
Craignant que l’adversaire ne concentre ses tirs sur les forts, le commandant italien avait massé la meilleure et la plus grande partie des défenseurs dans les ouvrages enterrés, et couvert de fortifications de campagne les avant-postes.
La répartition des missions est simple : tout ce qui est au sud du pont de béton et de la mission est pour les Français qui doivent bénéficier de l’appui d’artillerie de la 10e brigade et de quelques chars pour la conquête des avant-postes.
Tout ce qui est au nord intéresse la 5e Division Indienne et la 7e Brigade Indienne que soutiennent l’artillerie de la division et une compagnie de chars.
Le 7 avril, au PC du colonel Monclar, explication des missions, des ordres et reconnaissance du terrain. Heureusement d’ailleurs, car au lever du jour, le 8 avril, les commandants de compagnie n’auront pas le temps de lire l’ordre trop long du bataillon qui arrive après l’heure fixée pour le départ de l’attaque.
La préparation d’artillerie anglaise a été supprimée à la suite d’un renseignement erroné et les chars ne sont pas sur la base de départ.
De Noria à Massawa
Le premier échelon, compagnie Bollardière et compagnie de Vienne (toutes deux de la 13e DBLE) débouche à 7 heures, la compagnie Savey (BIM) suit en échelon légèrement refusé à droite. Derrière de Vienne vient la compagnie de Lamaze. L’axe de progression est la voie ferrée qui se trouve entre les deux compagnies de tête.
Un accrochage sérieux se produit à 7 h 45 à la compagnie Bollardière. Une habile manœuvre de débordement vient à bout du centre de résistance italien qui est nettoyé à 8 h 30, La compagnie fonce ensuite sur le pont en ciment de Monte Culo et y met dessous à l’abri les 2 officiers et 82 Italiens qu’elle a ramassés.
Au sud, la progression est moins facile, la compagnie de Vienne est immédiatement accrochée par des organisations enterrées, dont les défenseurs ne seront neutralisés qu’à coups de 75. Puis elle tombe sous les tirs très ajustés de trois points d’appui bien organisés de Noria, fort de Moncullo et Zaga. Elle est clouée au sol et subit quelques pertes (deux tués et cinq blessés dont le lieutenant Clarence).
La compagnie de Lamaze s’engage immédiatement entre les 1re et 2e compagnies, prenant à son compte le point d’appui Noria au nord, la compagnie Savey déborde par le sud Zaga. L’artillerie de Laurent-Champrosay appuie ces mouvements au plus près.
Les points d’appui Noria et Zaga sont enlevés. La 2e compagnie, soutenue par l’artillerie et les tirs de la section de mitrailleuses du lieutenant Simon, peut alors attaquer de front le fort de Monte Culo. À 9 h 30 elle s’en empare, capturant une centaine de prisonniers et le fanion du 112e colonial.
Entre les trois points d’appui, nous avons fait plus de 150 prisonniers dont se charge une section du BIM heureusement venue à la rescousse de la 2e compagnie. Elle mènera ces jeunes gens rejoindre leurs collègues sous le pont.
Il y eut bientôt trois centaines de regroupées. Vers 11 heures, tout le front d’attaque est au pied des pentes des collines de Ghanfur, les compagnies les escaladent sans être inquiétées.
La 1re compagnie occupe la mission suédoise, la coupure où passe la route, et les pentes au nord du fort Victor Emmanuel ; la 3e compagnie occupe le fort Emmanuel ; la 2e compagnie est sur le mont Umberto, elle détache une section pour aider la compagnie du BIM à en terminer avec le fort Umberto 1 qui résiste. Un élément du BIM enfin va s’emparer des dépôts pétroliers d’Arcico pour en empêcher la destruction.
À midi toute résistance a cédé devant la brigade française, nous mettons à l’abri du pont 400 prisonniers de plus. Du haut des 102 mètres du mont Umberto le paysage nous paraît magnifique ; au nord-est une ville à l’apparence bien paisible, où il nous a été interdit d’entrer.
Tout près, au nord, quelques marins italiens enterrent les morts que leur a causés notre 75, il y a parmi eux un capitaine payeur qu’une idée farfelue avait amené sur ces lieux au petit matin.
Et au loin, on entend le bruit du canon et les tirs des chars de nos amis britanniques qui viennent juste de s’emparer des avant-postes. Les Français ont reçu l’ordre formel de ne pas entrer en ville, ils procèdent donc au nettoyage de la position, c’est ainsi que fut mis hors d’usage le central téléphonique enterré de la défense qu’un opérateur italien continuait à faire fonctionner malgré notre présence. Les batteries qui s’opposaient aux Britanniques se taisent l’une après l’autre, les résistances cessent le feu.
Mais c’était beaucoup demander au colonel Monclar que de l’empêcher d’aller à Massawa. Précédé de ses motocyclistes, accompagné de deux officiers de son état-major, les lieutenants de Sairigné et Le Roch, bientôt suivi du capitaine Monclar son frère avec deux camions de légionnaires de la CRIE qu’il commande, il se rend à la “Compania Immobiliare Albergui Africa Orientale” où 90 officiers d’état-major sont rassemblés dont le général Bergonzi commandant la défense de Massawa.
Un guide bénévole l’amène ensuite à l’amirauté où se trouve l’amiral Bonelli commandant en chef en Afrique orientale italienne.
Le colonel Monclar échange le salut avec l’amiral et lui dit “Toute résistance était impossible, je vous félicite de l’avoir tentée” et l’amiral de répondre “Je ne me rends jamais”.
On regroupa les généraux qui donnèrent leur parole pour eux et les 449 officiers et toutes les troupes présentes de ne point chercher à s’échapper, de livrer armes et bagages, de ne pas commettre de destruction à partir de la reddition.
Vers 16 heures, tout était fini, sauf le dénombrement des prisonniers qui étaient par trop nombreux. Le commandant de la brigade française fait remettre au général Platt le sabre de l’amiral Bonelli. La campagne d’Érythrée était terminée.
Le 10 avril le général Platt passe en revue toute la brigade française rassemblée et adresse quelques mots aux officiers pour les remercier des efforts consentis et des résultats obtenus par les Français.
Une dernière prise d’armes rassemblera le 14 avril 1941, au lendemain de Pâques, les légionnaires de la 13e Demi-Brigade de Légion Étrangère. Ils font l’appel de leurs morts qui de Bjervik et Narvik à Keren et Massawa ont jalonné les étapes d’une année d’existence consacrée au service et à la gloire de la France.
(1) La manière d’opérer est laissée à votre initiative (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 273, 1er trimestre 1991.