Les volontaires de 40, par Pierre-Olivier Lapie
Sous le titre Les déserts de l’action, paraîtra prochainement aux éditions Flammarion, un livre de Pierre-0livier Lapie, consacré à l’histoire de la France Libre.
Pierre-0livier Lapie, sous un angle purement personnel, retrace les étapes de cette grande aventure: Londres à l’époque du «blitz»; le Tchad que l’auteur a gouverné; les campagnes de Libye et de Tunisie qu’il a faites comme officier; la situation à Alger, où il était membre de l’assemblée consultative.
Nous sommes heureux de donner ici la primeur de cet ouvrage, où nos camarades, retrouveront avec émotion leurs impressions et où ceux qui ignorent encore les détails de l’épopée de la France Libre puiseront la matière d’un précieux enseignement.
Voici quelques lignes tirées de la préface du livre.
Nos évasions après l’annonce horrible de l’armistice, de Gaulle, Londres, le Tchad, la Libye, la Tunisie, Alger, tel est l’objet de ce récit et en somme il pourrait être terminé ici. Car enfin, qui n’a suivi les épisodes de cette guerre lointaine, à travers la radio étouffée ?
Mais j’ai trouvé pour moi-même, bien qu’absorbé aujourd’hui davantage par le souci de l’avenir de la France que par la contemplation de mon propre passé, une certaine nécessité à fixer le souvenir de ces années. Au surplus, on m’assure que ces époques diverses et lointaines n’ont pas encore été assez contées.
Surtout, ce qui m’a décidé à publier ces pages, c’est la manière de leçon, que je voudrais que les plus jeunes lecteurs en tirent, sur les formes diversement utiles que peut prendre, dans la construction de soi-même, une morale de l’action.
Si ce détachement nécessaire, que m’a enseigné la Légion étrangère, est d’un ton si héroïque qu’il ne peut être commun, et ainsi est incapable de s’appliquer en règle de vie normale à tous les hommes composant une communauté nationale, comme, au contraire, le drame de juin 40, et les motifs qui ont décidé, alors, les rares volontaires à se grouper autour du général de Gaulle, sont lourds d’enseignement, dans la révélation de la personne humaine, aux yeux de son propre honneur!
Je m’arrête ici un instant; au début de toute action et de toute décision, il y a nécessairement la rupture. Voyez mes camarades de 1940, entrez avec moi, comme vous le ferez tout à l’heure, dans leur camp et sondez leurs hésitations. Parmi ceux qui ont quitté la France pour ne pas être des prisonniers de l’armistice, combien sont restés avec nous en Angleterre? À peine un sur dix. Pourquoi?
Parce que, sous les prétextes et les explications, la plupart se sont laissé aller, comme leurs frères demeurés en France, aux lois de la pesanteur, à une sorte de décantation physique et harassée. Dans la décision de rester avec de Gaulle, après la signature de l’armistice par Pétain, il y avait une initiative, un risque, une folie, une rupture. Or, la plupart demeuraient attachés à «ce qui se fait».
C’est une résistance au milieu qui compte au crédit de l’homme et qui en fait un être dépassant la matière; tandis que ceux qui se laissent aller selon leur pente, en descendant, ne vont qu’à la facilité. Or, il était plus facile de dire : «discipline à Pétain, retour au sol de la patrie, rentrée au bercail familial», que de prononcer la rupture. Tous ceux alors qui étaient appuyés sur des préjugés mondains, sociaux ou militaires, (qui formaient le cadre de vie de la plupart), les sentant crouler, s’étaient effondrés avec eux. Alors, ils étaient rentrés d’Angleterre en France.
Les autres, ceux qui pensaient par eux-mêmes, ou qui s’appuyaient sur les fondements moraux, et non sur des préjugés sociaux, sont restés.
La principale excuse qu’avaient donnée nos camarades en repartant, était la certitude où ils croyaient être que l’Angleterre, avant un mois, serait envahie et, sans armée, serait vaincue comme la Belgique, la France et la Hollande. Cette excuse ne valait pas; car outre qu’on n’abandonne pas un ami en difficulté, nous aussi, quand nous nous sommes rendus à l’appel de De Gaulle, nous croyions que l’Angleterre serait battue avant un mois – seulement nous étions prêts à nous battre avec de Gaulle au Canada, au Groenland, en Islande, partout où il transporterait le drapeau français. C’était donc encore le laisser-aller à la solution facile qui avait empêché nos camarades de sentir que le désintéressement dans la mort, la vertu du sacrifice inutile, était la dernière richesse de la France, car elle répondait alors au sens profond de l’humain.
En réalité, il s’agissait de savoir si on demeurait attaché aux biens du monde : fortune, profession, famille, sol natal, si l’on reconnaissait Pétain comme autorité légitime, ou bien si l’on rompait avec les biens de ce monde et avec cette autorité.
Chose curieuse, il semble bien que les attachements affectifs furent invoqués davantage comme des prétextes, que comme des motifs profonds. Sauf ceux à qui l’idée de laisser leur femme ou une femme dans l’abandon, la misère ou aux risques de représailles, était insupportable, les partants, en réalité, en avaient assez de la guerre. Ils voulaient se reposer.
Plus angoissante pour l’esprit des uns et des autres, et plus impérative pour ceux qui sont partis, fut la question de l’autorité légitime.
Un personnage de Corneille dit, au cours d’une tragédie ignorée : «Je veux ce que je dois et cherche mon devoir.»
Oui, combien, avant de se décider, avaient éprouvé l’angoisse du vrai devoir! Combien avaient été torturés par cette question : «Que dois-je faire? et envers qui?» Combien abordaient ainsi pour la première fois (et dans quelles circonstances tragiques!) le problème de toutes les crises de la morale politique : celui de l’autorité légitime. Car, il fallait choisir entre ce que les usages et la propagande venue de France appelaient l’autorité légitime de Pétain, d’une part, et ce que les âmes nommaient, avec raison, l’insurrection nécessaire.
Ainsi, les volontaires de juin 40 ont eu à repenser les concepts imposés par l’école ou l’éducation : l’honneur, la patrie, la parole donnée, l’autorité légitime. Tout discours moral sur ces sujets est en général oiseux. Ce sont des notions que l’on porte en soi, assez vagues, comme venant d’un monde antérieur; elles paraissent sans utilité, sans application, dans le cours normal d’une existence. Et voici, tout à coup, le grand drame. Ces idées sont devant nous. Nous voici face à face. Et il faut choisir, pour les reconnaître. Car on les connaît depuis l’enfance, et en réalité personne ne les avait jamais vues.
Que ceux qui sont demeurés en France le sachent bien, et s’en persuadent. Ce n’est pas sans tourment que nous sommes demeurés à Londres : voilà soudainement ouverts de bien grands débats pour les petits hommes, des débats si grands qu’ils ne s’élèvent pas tous les jours dans les poitrines. Cette sorte de révélation historique de nous-mêmes ne venait pas toujours sans laisser derrière elle un accompagnement de scrupules. Je ne dis pas de remords. Mais de retour sur soi-même et d’analyse.
Finalement, on en revenait toujours à discuter d’une conception de l’honneur. Car, enfin l’essentiel était de ne pas se sentir déshonoré vis-à-vis, de soi, de pouvoir se dire «Si j’agis ainsi, mon âme, comment te regarderai-je?»
Je dois dire que, pour la plupart d’entre nous, la décision n’avait pas été le fruit de si longues cogitations. Celles-ci venaient par la suite. Nous avions agi par impulsion non réfléchie. A bien considérer, cette impulsivité impérative, qui nous paraissait extérieure aux limites du raisonnable, était plus révélatrice de la conduite humaine que ces calculs du pour et du contre, ces hésitations devant les probabilités de l’action. On a trop souvent réduit le mécanisme de la volonté à une suite de propositions logiques. On a ainsi minimisé la valeur de l’inconscient, du devoir, le déclic initial et mystérieux sans lequel ce mécanisme de la décision, si bien huilé, ne peut se mettre en marche. Il y a quelque chose d’un peu matériel, et même de mercantile, dans tant de pesées précautionneuses devant le risque de l’action.
Au contraire, le désintéressement primesautier révèle davantage l’essence de la personne, par un sursaut intérieur, qu’il soit l’inspiration du poète, le réflexe sportif, la détente de l’honneur personnel. L’homme se révèle à lui-même son propre inconnu par cette dictée magique, qui déborde la réalité et sa volonté consciente. Seul, un tel cri de l’âme peut nous guider dans les grandes crises. du cœur, et même dans celles des nations. Alors il n’y a plus à computer des éléments raisonnables, à chiffrer, à équilibrer, à soustraire; il ne reste que le cante jondo, la voix profonde. La qualité propre de l’individu apparaît. C’est ce qui s’est passé lorsque nous avons dû choisir entre la guerre, avec de Gaulle, ou rien sans lui : on a pu lire alors le fond des caractères.
Une crise comme celle de la France, en juin 40, oblige à des confrontations auxquelles la conscience ne s’est pas préparée. Est-il possible d’exiger de chaque élément de la pauvre humanité d’être à ce point détaché des contingences, résistant au milieu, de les faire chacun d’entre eux regarder en face, sans ombre, sans réverbération, sans faux jour, sans reflet, cette image de soi-même qui est ce que l’on doit? Il est difficile d’être pur. On a dit que beaucoup s’étaient décidés pour les galons, pour la paye. Au moment de la décision, tout cela était plus que vague. Non, ce qui me frappe quand je pense à cette époque, c’est la révélation d’héroïsme chez des personnages d’apparence falote.
En écrivant ceci, je pense à quelques-uns. Après ce que je viens de dire, je ne puis les nommer, mais je vous l’assure, cette crise qui, hélas, a montré des êtres que l’on croyait solides, qui se sont effondrés dès que le tuteur de leurs préjugés, des convenances, ne les a plus retenus, a révélé au contraire, chez d’autres, des énergies inattendues, qu’ils dissimulaient jusque-là sous le buisson des habitudes.
Le Français, avec sa vie médiocre, ses habitudes régulières, sa culture ordinaire mais curieuse, ses occupations constantes, sa morale uniforme, produit fréquemment un petit homme d’apparence modeste qui berce un amour caché, dirai-je un vice (comme celui de faire des vers ou des collections), une sorte d’inversion mentale, en tout cas une habitude secrète opposée à la vie, aux occupations, à la morale que son entourage attend de lui. Or, c’est ce secret qui fait le fond réel de sa personne, ce pourquoi il tient vraiment à l’existence : le principe de sa propre vie éternelle. Eh bien, chez beaucoup de Français, cette faculté mystérieuse, ce ressort endormi et secret est l’héroïsme.
Ils attendaient l’heure, et voici qu’en rejoignant de Gaulle, ils croyaient l’avoir trouvée, cette heure, et senti leur mission d’homme.
Me suis-je écarté de mon sujet? Je ne le crois pas. Mon propos était de démontrer qu’au début de l’action il y avait une nécessité de rupture. Rarement une démonstration, dans les faits et dans le nombre, a été opérée avec plus de vérité que par les volontaires de juin 1940.
Pierre-Olivier LAPIE
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 3b, octobre-novembre 1946.