Un camp pas comme les autres

Un camp pas comme les autres

Un camp pas comme les autres

Ou la curieuse histoire de Miranda de Ebro, antichambre de la France Libre

camp de concentration de Miranda planUne légende invérifiable assure que le camp de concentration de Miranda avait été construit sur les directives de techniciens allemands. Quoi qu’il en soit, cette construction avait été entreprise dès l’entrée dans la ville des troupes franquistes, entrée fêtée par la fusillade de 300 cheminots, réputés rouges.

Miranda, important nœud ferroviaire du Nord de l’Espagne, est en fait une petite ville, entourée de montagnes, où la température est torride en été, excès racheté par la neige et un vent glacial en hiver.

Un terrain, bordé d’un côté par la voie du chemin de fer et borné en bout par la rivière Ebro, servit à établir le camp. L’on y pénétrait en passant sous un portail surmonté de l’aigle espagnol, et la première enceinte contenait les casernements des soldats de garde et le pavillon des officiers. Le camp proprement dit faisait suite, entouré d’un muret blanc surmonté de barbelés. Il contenait deux rangées de 14 baraques montées en carreaux de plâtre : elles avaient un aspect extérieur assez propre, mais que dire de l’intérieur… Les baraques mesuraient 6 mètres sur 20 mètres, et contenaient comme seul aménagement, deux planchers latéraux doublés à mi-hauteur de deux planchers identiques, supportés par des poteaux et doublant les possibilités d’habitat. Les poteaux de soutien servaient également d’échelles et délimitaient des espaces de 2 mètres par 2,50 mètres, appelés « calles » et conçus en principe pour trois hommes.

Les deux premières baraques accouplées et grillagées, servaient de prison. Quatre autres avaient des fonctions diverses : magasins espagnols, local de la musique officielle, etc., et n’étaient pas aménagées. Une allée traversait le camp et était bordée sur l’autre côté de deux rangées de baraques un peu différentes, où se trouvaient cabinets, douches, coiffeur, service de désinfection, pavillon des contagieux, infirmerie et magasin à couvertures, assiettes et cuillers, seuls accessoires touchés par les internés. Derrière se trouvait une seconde allée, dite promenade des Anglais et dont l’accès était souvent interdit. Au fond du camp, le bâtiment des cuisines, où seul le bois était utilisé, pour chauffer les chaudrons de fonte où se faisait le « Rancho » soupe à base de riz, pommes de terre et choux. Une unique fontaine, débitant 30 litres par minute, d’une eau douteuse, débit interrompu par les douches, service qui se détraqua en 1942, et les besoins de la cuisine. À l’entrée du camp, un vaste espace dit « Bandera » était aménagé face à une espèce de ridicule autel, où prenait place un officier pour la cérémonie bi-journalière du lever des couleurs, cérémonie rehaussée de la musique d’une clique de prisonniers habillés en soldats espagnols. (Une illustration de la « Bandera » a paru dans le numéro spécial « Évasion » de juin 1959). Cette cérémonie se complétait de l’appel ; sur le côté de cette place, une petite chapelle de bois décorée par les prisonniers polonais. L’ensemble tenait dans un espace de 100 mètres sur 150 mètres environ, et dans ces installations primitives des milliers d’hommes allaient, de 1940 à 1944, passer, séjourner, vivre.

camp de concentration de Miranda baraqueLa position de l’Espagne franquiste fut durant toute la guerre fort équivoque. Pays de dictature, qui se voulait ami de l’Allemagne nazie, mais était trop faible pour participer à la curée. Franco avec une duplicité rarement égalée dans l’histoire, resta toujours dans une prudente réserve : c’est dans ce guêpier qu’allaient tomber réfugiés et volontaires fuyant l’Europe occupée.

La première vague arriva en 1940, fuyant l’avance allemande. Dans ce pays où depuis toujours chaque village possède une prison, ce fut simple : tout le monde coucha en prison, puis un tri eut lieu. Beaucoup d’individus, très rapidement, acceptèrent le retour en France, et bientôt il ne resta qu’un faible reliquat qui fut envoyé à Miranda, baptisé « camp de regroupement des étrangers ».

Quatre-vingts soldats britanniques rescapés de Dunkerque, un groupe de 200 Français et Belges, souvent très jeunes, refusant le retour, quelques Israélites, et un groupe de 150 Polonais d’un régiment formé en France en 1939, inaugurèrent le camp. Les Anglais purent croire pendant quelques mois qu’ils étaient internés pour toute la durée des hostilités ; finalement l’ambassade britannique à Madrid parvint à organiser leur départ au printemps de 1941, et le groupe partit après avoir creusé à grands renforts de coups de crosses de la part des gardiens qui les détestaient, une piscine près du pavillon des officiers. Piscine – et c’est une histoire bien espagnole – qui ne put servir, aucune évacuation n’ayant été prévue, la vidange devait se faire avec des seaux !

Le personnel de l’ambassade britannique, venu rechercher ses nationaux libérés, ne laissa aux autres internés aucun espoir de possibilité quelconque de départ pour Gibraltar, et la semaine suivante la plupart des Français décidèrent de s’inscrire auprès du représentant de Vichy, et partirent quelques semaines après purger quatre mois de prison supplémentaires en France. Le camp était presque vide, deux groupes constitués de Belges et de Polonais et 300 hommes d’un extraordinaire agglomérat humain, reste de la guerre d’Espagne où l’on trouvait deux Nègres, un Peau-Rouge, des Espagnols camouflés en citoyens de toutes les Républiques sud-américaines, et des Juifs de toute l’Europe, en attente d’un problématique visa pour les U.S.A.

Le décor était planté, une farce, en marge du drame européen, pouvait se jouer. Mais cela commença en forme de tragédie. Les prisonniers sans défense se trouvèrent livrés au système pénitentiaire espagnol, nourriture insuffisante et travail forcé stupide (en l’occurrence transport de pierres dans des paniers d’osier), vêtus de tenues militaires de toile, en loques, et houspillés par les soldats de garde armés de baguettes de fusils métalliques. Les coups étaient monnaie courante, dans un pays tombé à dix-huit millions d’habitants et où deux millions cinq cent mille soldats, devenus gardes-chiourme, regardaient mourir le même nombre de détenus, leurs adversaires de la veille. Laissant le pays croupir dans une misère et une anarchie complète, des étrangers étaient traités en Espagnols.

Les horreurs dans les camps hitlériens ne s’excusent pas, mais peuvent s’expliquer, par un rêve inhumain de domination. La bêtise et le sadisme espagnols sont plus graves encore.

Nous avons entrevu au passage ces prisons provisoires d’où l’on ne sortait que mort, où les volets de tôle, fermés et renforcés de barres de fer soudées à l’autogène, laissaient dans la pénombre perpétuelle des cellules où plusieurs centaines d’hommes étaient parqués depuis quatre ou cinq ans, passant leur journée debout, au coude à coude, dormant la nuit si serrés les uns contre les autres, qu’il était impossible de laisser un passage entre les corps étendus, n’ayant pas vu le jour depuis leur incarcération. Nous sommes encore quelques-uns à avoir pris place dans les chaînes des prisonniers espagnols d’une prison à l’autre. Ces chaînes qui ne voyageaient que de nuit, et où menottes aux mains, des blessés qui n’avaient jamais été soignés, des tuberculeux, des condamnés à mort, expédiés dans une prison où l’on fusillait, servaient de valets aux « marchés noirs » qui séjournaient en prison avec leurs aises et des bagages invraisemblables. Nous avons pu sentir les souffrances et les haines d’un peuple, dont une histoire prestigieuse, la duplicité d’un régime tout en façade, et les aspects théâtraux d’une religion de fétichiste cachent tant bien que mal le côté tragique.

camp de concentration de Miranda soupeÀ Miranda, les choses allèrent vite un peu plus loin. Une visite à l’improviste d’un attaché d’ambassade britannique, accompagnant des membres de la Croix-Rouge, amena la découverte d’un Français qui s’étant évadé, avait été repris, suspendu par les poignets à la grille de la prison du camp, battu jusqu’à en avoir le dos à vif, et laissé en exemple, depuis deux jours et deux nuits, attendant la mort, frappé à chaque relève de sentinelles qui tapaient pour s’amuser et voir si le malheureux vivait encore. Quelques jours plus tard, deux officiers polonais, croyant avoir acheté la complicité d’une sentinelle tentèrent l’évasion. Un traquenard avait été organisé et les deux hommes furent abattus de façon particulièrement sauvage, lardés de coups de baïonnettes, les deux corps furent traînés près de la Bandera, et le coup de grâce tiré si maladroitement que les débris des crânes et de cerveaux restèrent plusieurs jours accrochés au mur contre lequel ils avaient été achevés. La Croix-Rouge espagnole intervint enfin, et un protocole entra en vigueur en novembre 1941 : le travail forcé était supprimé, la nourriture devait être améliorée, en fait de rares morceaux de viande enrichirent le « Rancho » et une paye de quatre pesetas cinquante et quatre paquets de cigarettes étaient attribués aux internés chaque mois. Enfin, chose plus importante, les ambassades avaient le droit de visite pour leurs ressortissants. Tout cela fut décidé à une époque où les Espagnols pouvaient croire que Miranda ne contiendrait jamais plus d’internés, et que les passages massifs de frontière étaient déjà du passé… Or à la même époque, en Belgique, des groupes de patriotes montaient des chaînes d’évasions, copiées sur les filières anglaises réservées aux pilotes de la R.A.F. Ces routes traversaient l’Espagne, et les jeunes Belges reçurent pour consigne, vu leur ignorance de l’anglais, de se déclarer en cas d’arrestation Canadiens-Français. Une nouvelle période de la vie du camp commençait. Les jeunes Belges, intitulés pompeusement aspirants-élèves-pilotes, traversaient toute la France sans trop de peine, passaient les Pyrénées convoyés par des passeurs professionnels, mais atteignaient rarement libres les ambassades britanniques de Madrid ou de Barcelone, où en principe ils devaient être pris en charge. Les premiers arrivés à Miranda paraissaient d’ailleurs être totalement ignorés de l’ambassade, et ce n’est qu’après quelques mois qu’une organisation fut mise sur pied. Les Canadiens touchèrent alors le colis Red-Cross du prisonnier britannique, et une solde de 35 pesetas par semaine. À la fin de 1941, un premier convoi de Canadiens libérés quitta le camp pour Gibraltar. La filière était au point et devait fonctionner sans à-coup, jusqu’en novembre 1942.

Les nouveaux arrivaient individuellement, ou par petits groupes conduits par des gardes civils sortant de quelques semaines ou mois de prison, souvent en piètre état. La ration de café, les deux assiettes de soupe et le petit pain de 100 grammes, menu journalier, leur semblaient déjà une nette amélioration et si de plus après examen du bureau canadien le colis Red-Cross et la solde leur étaient attribués, la nourriture était presque suffisante, et ils n’avaient plus qu’à attendre. Attente pénible dans le froid, la saleté, la vermine, mais attente quand même avec un espoir de sortie. Chaque semaine le camion de l’ambassade britannique amenant les colis Red-Cross embarquait les libérés, s’il y en avait ; et environ 200 hommes, presque tous Belges ou Français purent ainsi sortir d’Espagne entre novembre 1941 et novembre 1942.

M.C.
Vingt mois d’Espagne,
octobre 1941 -mai 1943

camp de concentration de Miranda planMais il y avait tous les autres, les non Canadiens. Un départ de 80 Belges eut lieu en mars 1942 pour le Congo (?) grâce, semble-t-il à une transaction entre religieux belges et prélats catholiques espagnols, et ce fut tout. Les Français étaient totalement abandonnés. Et mieux vaut ne pas parler des visites trimestrielles d’un vague consul français, représentant l’ambassade dont personne ne se dérangea jamais. Les Polonais finirent par s’organiser et touchaient les colis et une solde spéciale venue des U.S.A., mais crurent pendant longtemps que jamais ils ne parviendraient à sortir d’Espagne.

Et le camp égrenait les jours un à un. Vivant d’une vie, où une assiette de soupe était importante, où la bêtise des cabots espagnols, incapables de faire une addition, faisait durer les appels des heures, avec pour toile de fond, des hommes qui étaient souvent des rébus, tous entassés en une promiscuité insoutenable, face à face, dans un petit espace de terrain, entouré d’un mur blanc rendant toute évasion impossible. Les défenses extérieures avaient été améliorées, à l’extérieur du mur courait un chemin de ronde éclairé de nuit, et où tous les 40 mètres une guérite mirador était occupée par des soldats en loques, armés de fusils de toute origine, coiffés de casques italiens, français, ou allemands poussant des cris ininterrompus la nuit pour se tenir éveillés.

Un réseau serré de barbelés de 5 mètres de large entourait extérieurement le chemin de ronde. L’évasion semblait bien impossible et pourtant les bruits du monde en guerre arrivaient au camp. Des nouvelles comme celles des débarquements de Dieppe, ou de Saint-Nazaire, nous faisaient craindre que le grand coup se ferait sans nous, et enfiévrait les esprits, et nous rendaient plus sensibles notre inutilité, et le temps qui nous était volé. Plusieurs tentatives d’évasion par tunnel échouèrent toujours par dénonciation. Nous étions trop mélangés. Les anciens des brigades cohabitaient avec des déserteurs allemands, des juifs évadés des camps nazis retrouvaient là leurs coreligionnaires diamantaires d’Anvers, qui fuyant pour l’Amérique avaient des fortunes en pierres dans leurs ceintures.

Il y avait de l’argent au camp, certains jouaient gros jeu, d’autres trafiquaient. Il s’est fait des fortunes à Miranda ! Avec des histoires sales d’une prostitution spéciale, et d’une maladie pénible la « Mirandite », espèce particulière de dysenterie, venue de l’eau et de la soupe.

Des volontaires, venus de toute l’Europe, souvent des enfants, partis pour tenter de reprendre le combat, ont vécu là abandonnés de tous, désespérés. Partis seuls pour passer les Pyrénées clandestinement, arrêtés au Maroc espagnol alors qu’ils fuyaient l’Afrique vichyste, arraisonnés en mer en tentant de joindre Gibraltar, l’aventure pour ceux qui n’étaient pas morts en route se terminait à Miranda…

En 1942, un seul départ vers la France fut organisé, Vichy récupéra une quarantaine d’hommes qui préféraient la prison en France à une détention qui semblait sans espoir en Espagne. Le soir, les quelque 12 Français restés au camp, et qui craignant d’être emmenés de force, étaient restés cachés toute la journée, se réunirent, pour faire le point. Curieuse assemblée, où il y avait trois jeunes gaullistes de moins de 18 ans, des militaires condamnés en France pour désertion, et qui refusaient de désespérer, espérant contre toute espérance, un anarchiste, un évadé du bagne de Cayenne et un ancien de la brigade marseillaise. Et nous nous félicitâmes d’avoir échappé une fois encore au départ, préférant crever là, qu’aller chercher la mort dans notre pays sous domination étrangère. Un autre départ eut lieu peu après, organisé par un service allemand, recrutant pour l’organisation Todt, et débarrassa le camp de quelque 80 indésirables, dont, et cela en dit long, quelques Polonais.

Et les mois passaient… La boue liquide gelée, faisait place à la poussière mais les maigres arbres du camp n’avaient pas de feuilles, comme si notre entassement et notre odeur les empêchaient eux aussi de vivre.

Dans un camp de ce genre, où le travail était supprimé, une vie végétative était la voie moyenne facile, bien peu y échappèrent et deux groupes originaux qui vécurent au camp n’en eurent que plus de mérite. Le plus ancien était l’Amicale des Chasseurs ardennais, club belge, qui admettait ses nationaux après un tri sévère et organisait des cours de culture générale et sciences militaires.

Le second plus original, fut le clan Scout routier international de l’étape, où tout garçon ayant fait du scoutisme, quelle que soit sa religion ou sa nationalité, était sûr d’être dépanné dans ses premiers jours au camp, et pouvait être admis par la suite s’il le désirait, après une série d’épreuves scoutes spéciales généralement pleines d’humour. Ces deux groupes eurent une influence très importante dans ce campement de bohémiens, où les mœurs étaient très proches de celles de l’homme des cavernes et restent une indication sûre des valeurs humaines vraies, venant de traditions militaires solides, ou d’une éducation à caractère international commun.

Et ce fut novembre 1942. L’entrée des Allemands en zone Sud française. Le camp comptait alors quelque 750 internés, en quatre jours 70.000 réfugiés passèrent la frontière. Une semaine plus tard, alors que les premières neiges étaient tombées, des tentes légères furent montées sur la promenade des Anglais et un convoi de 2.000 hommes arriva au camp. Les calles prévues pour trois hommes durent héberger six pensionnaires et quelques centaines de favorisés couchèrent dehors, dans les jours suivants, plusieurs convois de quelques centaines d’hommes portèrent l’effectif du camp à 3.500 hommes. Tous les nouveaux sortaient de prison où vu l’affluence, ils avaient été à peine nourris.

Le groupe polonais choisit ce moment pour déclencher une grève de la faim jusqu’à la libération. Mouvement qu’ils avaient préparé secrètement de longue date, en mettant de côté force provisions. Le tragique fut qu’ils décidèrent que ce mouvement devait être général. Les péroles espagnoles furent renversées et un cordon de Polonais armés de matraques interdit l’accès aux cuisines. Les Espagnols complètement débordés montèrent aux quatre coins du camp d’antiques mitrailleuses Maxim et tentèrent d’attirer les internés avec des péroles de riz disposées au portail d’entrée, dont l’accès était interdit par un féroce piquet de grève. Cette farce tragique dura huit jours, accompagnée d’une campagne de fausses nouvelles, comme seul cela est possible dans un endroit clos. La libération immédiate des camions de vivres Croix-Rouge, et des articles sur la résistance de Miranda dans les journaux de New York étaient les nouvelles les moins étonnantes. À partir du troisième jour, le camp comptait plus d’allongés que d’hommes debout et les appels furent supprimés. Tout se termina avec l’arrivée du camion anglais qui confirma que la grève de Miranda était totalement ignorée à Madrid. Une centaine d’hommes durent être expédiés en hôpital. Il y eut dix morts et mieux vaut ne pas penser à ceux qui ruinèrent leur santé dans cette démonstration stupide. Une très vague promesse espagnole que les cas seraient examinés individuellement, permit seule de sauver la face.

Quatre jours plus tard, un groupe de vieux de plus de 65 ans et de jeunes de moins de 18 ans, quitta le camp pour une résidence surveillée. Ils furent remplacés immédiatement par un important arrivage de réfugiés, qui faute de place en prison avaient été internés en hôtel, en résidence demi-surveillée, et avaient cru être transférés vers le Portugal. Quatre baraques furent hâtivement construites, et nous arrivâmes au chiffre record de 4.800 hommes. Le camp présentait l’aspect d’une foule coude à coude ; où faire trois pas devenait impossible. Les nouveaux étaient d’origines fort diverses, militaires français de l’armée d’armistice, cherchant à joindre l’Afrique, certains encore revêtus d’un semblant d’uniforme. Le colonel entouré de tous ses officiers portait enroulée sous sa ceinture la soie de l’étendard de son régiment. L’équipage complet du sous-marin Iris venu volontairement se faire interner en Espagne après la sortie de Toulon, une école complète d’enfants de troupe, et la tourbe et les demi-fous habituels des migrations humaines, juifs de toute ascendance, membres du Hot-Club de France avec leurs trompettes de jazz, originaux partant faire fortune en montant un bar en Amérique du Sud, etc. Tout ce joli monde était encore assez bien habillé, et nous considérait avec mépris, mais il y avait fort peu de patriotisme dans ces nouveaux et déjà pas mal de politique. Cette situation dura quatre ou cinq jours, la vie était figée, seule subsistait le cordon de garde et la soupe était distribuée avec les « péroles » disposées en ligne au milieu du camp, gardé par des soldats armés. En deux heures tous les internés passaient en ligne, recevant une louche de nourriture, les appels étaient impossibles. Puis 1.500 nouveaux furent appelés et emmenés en résidence surveillée. Les appels reprirent et commencèrent alors les mois fous. À partir de février 1943, une partie de l’ambassade française de Madrid passa en dissidence, représentant officiellement l’Afrique de Giraud. L’évacuation des Français ailleurs qu’en France était théoriquement possible. Pour éviter les troubles ou sous forme de sanctions, les Espagnols firent de larges mouvements d’internés : des groupes arrivant à l’improviste, venant de prisons diverses, ou sortant d’une confortable résidence surveillée dans les hôtels de villes d’eau. Un nombre à peu près égal de prisonniers quittait le camp, personne ne savait pour où. L’atmosphère devenait électrique et ce fut l’époque des listes. L’idée des listes avait été apportée par des résidents surveillés qui avaient fait toucher les ambassades de Madrid qui leur avaient demandé d’établir de listes de noms par affinité ou valeur, et il y eut des listes d’officiers, de gaullistes, d’élèves jésuites, de membres d’orphéons, etc., tous certains qu’ils seraient libérés en priorité, tout cela était bien entendu fantaisiste. Et ce n’est qu’en mars que cela devint sérieux. Les Polonais, sans aucun préavis, quittèrent le camp, après une parade où les alignements impeccables faisaient oublier les vêtements en lambeaux. Puis se furent les apatrides pris en charge par les U.S.A. et enfin un premier groupe français, le camp éclatait. Nous tous avec un laissez-passer de transit, hâtivement établi, en fonction des possibilités d’hébergement à Madrid où avait lieu le regroupement. Quelques semaines de séjour en hôtel et l’embarquement dans un train spécial où se trouvaient curieusement confondus résidents surveillés avec leurs bagages quittant un hôtel de cure, les sortis de prison à la tête rasée et les vieux mirandiens en loques. Transit de jour pour le Portugal et embarquement à la nuit tombée aux appontements de Setúbal, où deux vieux cargos Gouverneur-Général-Lépine et Chanzy chargeaient chaque semaine une cargaison pour Casablanca.

Camp de concentration de Miranda de Ebro. L'allée principale, la fontaine et les pabellons en ruines, septembre 1955 (RFL).
Camp de concentration de Miranda de Ebro. L’allée principale, la fontaine et les pabellons en ruines, septembre 1955 (RFL).

En septembre 1943, Miranda était pratiquement vide. Les mirandiens des dernières couches formèrent une partie importante de l’armée d’Afrique, sous le nom d’évadés de France… Chose curieuse, ceux arrivés avant novembre 1942, quelle que soit leur date de sortie de l’endroit où ils avaient été transportés, rejoignirent généralement l’Angleterre. Arrivés au moment où les bataillons parachutistes français étaient en formation, ils fournirent à ces unités un appoint appréciable.

Georges Beer, mort récemment, était un ancien mirandien, chef de groupe lors du départ sur l’Afrique. Le commando eut également son contingent mirandien et la troupe Trépel (autre évadé par l’Espagne) en comptait 50 % à sa formation.

Quinze mois plus tard, la frontière espagnole fut à nouveau franchie et le camp se remplit une dernière fois, mais là avec des miliciens. Les voyous de Doriot et des Waffen S.S., sans répondant, un nouveau cycle commençait…

Un jeune garçon de 17 ans quitta la France en 1942, il devait séjourner huit mois à Miranda avant de joindre l’Afrique où il servait au bataillon de choc. Nous lui devons le curieux témoignage que voici, et qui nous servira de conclusion.

Évasion sans péril
ou Miranda et les matières plastiques

Dédié aux faux Canadiens et aux autres qui tombèrent dans cette trappe entre 1940 et 1944.

Le 17 avril 1959 n’est pas une date historique : c’était un jour gris et pluvieux et aussi, mais seulement pour moi, celui d’une revanche et d’une surprise. Le hasard – une mission professionnelle et la curiosité – a fait que je me trouvais vers midi près de la gare de Miranda de Ebro. Je voulais voir le camp d’aussi près que me permettait la vigilance de ses gardiens.

Après dix-sept ans, la mémoire topographique est un peu émoussée, de plus le pays s’est modifié, mais sachez que je me suis trouvé subitement devant le portique « Todo por la Patria » défendu seulement par l’inscription ironique « Défense d’entrer », et ouvert sur… rien. Ou plutôt sur un champ en ruines, désert et toujours lugubre. Nous sommes entrés, et nous nous sommes offert le luxe dérisoire de garer la voiture sur la « Promenade des Anglais ».

Le cantonnement des élégants fantassins espagnols, la piscine et la bicoque des gardes civils sont à peu près intacts, celle-ci ayant conservé jusqu’à ses vitres. Des baraques, il ne reste que quelques pans de murs, des tas de gravats, l’herbe a poussé un peu partout. La série de bâtiments : Oficina de los Estranjeros, Peluqueria, Botiquin, est peu démolie et les inscriptions subsistent.

Les fontaines, le lavoir, une partie des douches et des cuisines sont encore debout, la chapelle aussi, mais délabrée. La tribune de l’appel, en ciment, n’a pas changé, si ce n’est que les flèches de la Phalange ont été remplacées par une croix. Le grand Almacen est très abîmé et un grand arbre qui se trouvait devant lui, foudroyé ou brûlé. Tous les barbelés ont été enlevés, mais les guérites des sentinelles sur le mur d’enceinte sont encore en place, sauf celle de l’angle nord-est. On a construit un château d’eau, précisément à ce coin nord-est.
Ce qui stupéfie rétrospectivement, c’est l’exiguïté de l’endroit qui n’a pas plus de 150 mètres sur 100 mètres, et qui, on se demande comment, a contenu plusieurs milliers de prisonniers.

Je n’ai pas été assiégé par les ombres de tous ceux qui ont croupi des mois dans cette cage, cette évocation classique, je ne vous la ferai pas subir, car je n’ai rien ressenti de semblable, mais seulement l’impression absurde de m’être jeté de moi-même à nouveau dans le piège et de ne plus pouvoir en sortir. Une angoisse invraisemblable : des années après, Miranda, abandonné, ouvert à tous les vents, ses verrous détruits, ses barbelés depuis longtemps à la casse, allaient se refermer sur moi.

J’ai précipitamment cassé une branche d’arbre, ramassé une pierre, cueilli une fleur sur la fenêtre des gardes civils, paradé idiotement dix secondes sur la tribune d’officier espagnol. Puis j’ai dit à mon compagnon : « Foutons le camp c’est un endroit de malheur ! » Nous avons couru à la voiture qui au premier coup de démarreur a commencé à flamber…

Épilogue en forme d’explication : conformément à ce que le lecteur pense, il n’existe pas de rapport entre le camp et l’incendie de la voiture, provoqué par une cigarette mal éteinte et au demeurant rapidement maîtrisé. Le camp, d’après les renseignements recueillis en ville, a été détruit il y a deux ans, pour laisser la place à une usine de « Plasticos y Cauchu » dont les premiers bâtiments hideux, en briques s’élèvent déjà entre le camp et la voie ferrée de Bilbao.

Il ne reste plus maintenant de Miranda qu’un cimetière sans tombes ; puisse-t-il être celui de toutes les dictatures…

J. B.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 124 et 125, mars-avril et mai 1960.