Tragique fin d’année
Extraits inédits du carnet de notes du second-maître Pierre Boccador
…Un groupe de commandos franco-britanniques a essayé de prendre pied, pour la deuxième fois en moins de trois nuits, dans l’île de Sercq. Au cours de la nuit de mardi à mercredi, les assaillants ont dû se retirer après avoir laissé des morts dans les champs de mines de la zone côtière…
Seaford, mercredi 15 décembre 1943
« En marchant sur la grand’route,
« Souviens-toi ! oui, souviens-toi !
« Les anciens l’ont fait sans doute,
« Avant toi ! bien avant toi ! »
C’est en chantant la fameuse chanson des bataillonnaires que nous sommes revenus ce matin d’une marche forcée de 10 kilomètres effectuée en quelque 35 minutes avec le paquetage de guerre au grand complet…
Crevés, suant, pestant rageusement contre le vent marin qui colle à même les vêtements humides nous avons eu la surprise d’apprendre de la bouche du « Pacha » une nouvelle qui nous comble de joie :
« Mes enfants, a dit le commandant Philippe Kieffer, vous êtes désignés pour partir, dès samedi, vers certain point de la côte en vue de prendre part à diverses opérations secrètes contre les boches… Je vais vous lire la composition des différents groupes franco-britanniques… Nous travaillerons tous sur des points stratégiques vitaux situés en France ! »
… Mon équipe se compose de huit hommes sous le commandement d’un officier anglais… J’ai avec moi le quartier-maître Bellamy, les matelots Gay, Pizzichini, Dignac, Quentric, Le Floch et Nicot. Le second-maître Briat et le quartier-maître infirmier Vinat sont désignés pour accompagner aussi le groupe au titre de fourrier et d’infirmier.
Le soir, pour fêter ça… l’équipe au grand complet se réunit au « Lion and Crown » et fait la « bombe ».
Du jeudi 16 à la veille de Noël
L’équipe du second-maître Boccador s’installe à Dartmoor et revoit les diverses phases des exercices préparatoires indispensables à sa mission.
La formation définitive du groupe d’assaut est la suivante : lieutenant Mac Conigal, second-maître Boccador, Nicot, Le Floch, Dignac et Bellamy, Gay et Pizzichini resteront à bord du M.T.B. avec le quartier-maître infirmier Vinat.
Vendredi 24 décembre
Exercices… Travail sur cartes ; c’est pour demain !…
Repos à la maison, j’ai interdit à Dignac et à Le Floch d’aller au bistro, défense de se saouler ; y faut être fin prêt pour la nuit prochaine.
Samedi 25 décembre
Les Anglais fêtent Noël aujourd’hui. À midi, on annonce qu’on part en « manœuvres ». À la maison, on nous croit devenus fous… « Un soir de Christmas, m’a dit Bill, tout le monde fait la bombe »… C’est pour ça que les commandos vont partir cette nuit !
Embarquement M.T.B. à 16 heures… Calme plat, il fera une nuit sans lune… Tant mieux ! Vérification de l’arsenal : Bellamy, les grenades spéciales ; Nicot, le « Bengalore Torpedo » et la mitraillette silencieuse ; Le Floch sera avec moi pour attaquer la sentinelle au poignard… Va y avoir du sport !
Il y a aussi un autre matériel spécial : boussole camouflée dans un bouton de col, chaussures à semelle de feutre, paquet d’évasion avec cartes, mouchoirs, monnaie française, pastilles nutritives et seringue de morphine…
Quentric, Pizzichini, Gay et Vinat resteront à bord de « M.T.B. » en renfort…
Pour tuer le temps, on joue au poker, poignards et mitraillettes sur la table… l’infirmier gagne tout !
21 heures. – Premiers préparatifs, on se fout du noir sur la g… Ça fait joli tout plein !
22 heures. – On monte sur le pont, en vue des îles anglo-normandes… Le M.T.B. a mis le moteur au « silencieux »… Nos yeux s’habituent au noir, la côte est là, en face de nous, le phare de l’île de Sercq.
23 heures. – On embarque dans le « Dory » aux places désignées… moteur silencieux… contact radio. 0.K. Direction la côte, à 600 mètres à peine… la mer est légèrement houleuse.
23 h 15. – Arrivée au pied de la « Pointe Derrible », falaise impressionnante. L’équipe d’assaut débarque : lieutenant, numéros 1, 2, 3, 4, 5, dans l’ordre… le « Dory » s’éloigne et mouille à 100 mètres… « Tarzan » attaque la falaise… Travail de cordée, au « Tooggle-rope », la nuit est calme. On devine en face de nous les blockhaus du « Hog-Back ». Le vent amène de temps en temps un air d’accordéon, les boches s’amusent et chantent dans leurs trous.
2 h 15. – Passage impraticable, on est au sommet de l’une des arêtes rocheuses qui descendent vers la mer, pas moyen d’aller plus loin, les boches ont fait sauter le petit sentier qui mène au sommet du rocher… Descente en cordée, dans le vide qui nous aspire…
Revenus au « Dory ». Signal… Rembarquement et exploration prudente de la petite baie… Nouveau débarquement au pied d’une petite plage de sable, sans doute minée… Seuls, le lieutenant et moi… détection d’une mine… Prise de guerre !
Retour au « Dory ». Moteur en panne, radio brouillée, on se met à la pagaie… Faut se grouiller, le M.T.B. part à 5 h 30…
Arrivée, droit dessus, 5 h 10. 0.K., départ.
Dimanche 26 décembre
9 h 10. – Rentrée au port de Dartmouth, pas fiers, furieux, crevés. On va se coucher… Le lieutenant a promis qu’on remettrait ça demain soir.
Dans la soirée, on apprend que le capitaine anglais Ayton, qui commandait un autre groupe à l’île de Jersey, a été mortellement blessé sur une mine !… C’était un brave type…
Lundi 27 décembre
Ça y est, on repart ce soir ! Tant qu’il n’y a pas de lune, on peut y aller !
Au « Billets », je crois qu’ils ont quand même compris qu’il s’agissait de « drôles de manœuvres ». On nous a fait de gros sandwiches et la petite Violette a pleuré.
16 heures. – Départ de Dartmouth, on a changé de « M.T.B. », on a maintenant le n° 322, c’est celui qui transportait l’équipe de Ayton, les marins du bord sont enragés contre les boches…
22 heures. – Après le processus habituel, maquillage, etc., on est maintenant dans le « Dory », à 800 mètres de la côte…
22 h 20. – Débarquement, cette fois à la Pointe du « Hog Back », falaise toujours impressionnante mais « Tarzan » grimpe partout… Progression lente, mais sûre…
24 h 45. – Nous avons enfin dépassé le sommet des falaises, nous avançons en formation de patrouille dans la direction du premier blockhaus boche qui doit se trouver à 300 mètres en avant. En tête, le lieutenant et moi-même, nos 2 et 3, Nicot et Le Floch, 4 et 5, Dignac et Bellamy.
Attention, terrain sablonneux… à quatre pattes, on tâte le sol… Y a peut-être des mines !
Deux explosions coup sur coup… on est sur un champ de mines… Ça saute !
Dignac et Bellamy sont touchés. Robert Bellamy a crié « Je suis mort ! » et il a été, en effet, tué net par un éclat dans la nuque…
Le pauvre « Tarzan » est bien mal en point, la cuisse presque sectionnée, le bas-ventre est ouvert, il râle déjà.
Pendant que je lui fais une piqûre de morphine, il y a encore une deuxième explosion, environ quatre mines : les autres sont touchés… Le lieutenant et Nicot blessés, ont réussi à sortir du champ de mines. Le Floch, touché à la poitrine, est accroupi à côté de moi… Le Floch a bondi, deux explosions encore… J’ai eu chaud, ça a pété à mes pieds ! Dignac est mort !…
À mon tour, je me suis roulé en boule… maintenant ça commence à cracher du blockhaus boche… deux ou trois mines sautent encore… ça ne fait rien, je suis passé apparemment intact…
0 h 20. – Le lieutenant est « salement touché », il faut le « charrier », Nicot se traîne sur les genoux, il a les mollets et les jambes traversées par des éclats… Le Floch peut marcher…
« Bon Dieu ! c’est pas un métier, ça crache de tous côtés… Cette fois, on est dans le bain, s’agit de se grouiller… Marche ou crève ! »
Enfin, la falaise… Le Floch est en bas ! Nicot est arrivé ! On amarre le lieutenant ; c’est un drôle de paquet à descendre, et dire que pendant ce temps, y a des « frisés » qui gaspillent des munitions… S’ils pouvaient venir par ici, dans le noir, au bout de ma mitraillette… Bon Dieu de Bon Dieu ! ! !
2 h 30. – J’ai « charrié » les copains à bord du « Dory ». En vitesse, retour à bord… Le moteur tourne à fond. Tant mieux sans ça je crois qu’il y aurait encore du grabuge… Il y a des fusées rouges et vertes dans le ciel, cette fois les « boches » sont bien réveillés !
3 heures. – À bord du « M.T.B. » ça fait pas beau ! Du sang partout. Le toubib a commencé son boulot ! Je me suis foutu à poil devant une glace, pas une égratignure. Y a pas à dire, je suis verni !
Mardi 28 décembre
9 h 20. Retour à Dartmouth… Ambulance pour les blessés, j’ai conduit les copains à l’hôpital ; les docteurs ne comprennent pas comment ils ont pu revenir à bord avec leurs blessures… moi non plus.
Ça ne fait rien ! Il y a des choses dans la vie, bonnes ou mauvaises, tristes ou gaies, qu’il ne faut pas essayer de comprendre ! Au « billets » ça fait « moche »… Déjà toute la ville connaît l’histoire… Violette pleure… Bill et Ken me serrent la main… entente cordiale… France-Angleterre, toujours amies ! Le soir, sommeil de plomb.
Mercredi 29 décembre
10 heures. – Service solennel pour les morts de nos équipes ! Du 24 au 28 décembre, huit groupes de commandos ont « travaillé » sur la côte française : deux équipes ont disparu. Dans toutes les autres il y a des morts et des blessés…
Qu’importe, partout on a trouvé des renseignements, parfois ramené un boche après en avoir égorgé dix autres. Dans leurs blockhaus fortifiés, les Allemands rêvent des « Commandos ».
C’est seulement que je commence à réaliser un peu tout le « pot » que j’ai eu de m’en sortir intact !
Réaction psychologique, maintenant, j’ai le « trac » rien que d’y penser ! J’ai peur… c’est drôle, pas moyen de rentrer à la maison ce soir, cette présence invisible de mes copains morts me glace le sang dans les veines…
… Alors, avec les amis qui sont revenus, pour oublier l’avenir incertain, la famille qui nous attend et le pays que l’on n’ose espérer revoir un jour, ce soir, avec du gin et du whisky, ou se saoulera la g… comme des brutes, comme des « commandos » qui s’en f… et qui disent en bon français : M… pour Hitler !
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 94, janvier 1957.