De tous les horizons… la liberté, par André Casalis
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Ce n’est sans doute pas sans une certaine tristesse que de nombreux marins ont regardé, pour certains la dernière fois, le majestueux sommet de la montagne du Diamant en quittant Papeete.
Un changement radical vient de se produire dans leur existence. Hier encore, embarquée sur le Dumont-d’Urville qui restera fidèle à Vichy, une importante relève est restée à terre à Tahiti. Gagnés à la cause de la France Libre par le lieutenant de vaisseau Jean Gilbert, ils quitteront bientôt le Pacifique pour la grande aventure.
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Gaston Dubois est l’un d’entre eux. Il se souvient encore des conciliabules entre partisans du ralliement et ceux que l’aventure effraie. Le salon de Mme Papineaud comme ceux de certains notables de Tahiti servaient à des réunions clandestines. Les décisions étaient urgentes car on parlait de l’arrivée des croiseurs Lamotte-Picquet et Primauguet, dépêchés par Vichy pour empêcher le ralliement. La présence en rade des croiseurs alliés HMS Leander et Achilles n’était pas entièrement rassurante : ils avaient subi de graves dégâts au cours de leur combat de Montevideo du fait du Graaf von Spee.
La situation s’était dénouée grâce à J. Gilbert, qui avait entraîné avec lui la plupart des marins : leur commandant excepté. Le référendum du 2 septembre 1940 avait scellé le ralliement de l’île à la France Libre.
Le premier contingent de marins embarque le 16 janvier 1941 sur un cargo néo-zélandais, le S/S Hauraki. Il y a là, sous le commandement du second maître Cargeot, Gaston Dubois, Willy Robson et bien d’autres ; une centaine de marins du Dumont-d’Urville et cinq marins tahitiens : Louis Alexandre, Donald Faremio, Otaha, Maru et Jean Grand.
Ce premier départ est suivi d’un second, le 31 mars, et tous se retrouvent au camp de Papakura en Nouvelle-Zélande, où ils séjournent un mois. Transférés en Australie sur le USS Awatea, ils y restent un mois et gagnent finalement Plymouth sur le S/S Ceramic en mai 1941 après avoir touché Melbourne, Adélaïde et Perth.
Le trajet est émaillé d’incidents. C’est l’autorité tatillonne d’un adjudant français qui empoisonne leur séjour à Papakura, c’est la chaleur des réceptions qui leur sont réservées tant en Nouvelle-Zélande qu’en Australie et la bière tiède qui leur est offerte qui marquent les esprits, c’est la tentative d’armer le pétrolier Shéhérazade dont l’équipage vichyste a été débarqué, pour rallier l’Angleterre avec son chargement. Cette initiative avorte sous la pression des Américains, qui n’ont pas rompu avec Vichy : le pétrolier gagnera la France à la grande indignation de nos marins.
Parvenus en Grande-Bretagne, ceux-ci prennent connaissance de leurs nouvelles affectations. G. Dubois embarque sur le Léopard avec lequel il fera toute la campagne : l’Atlantique Nord, le ralliement de la Réunion et la Méditerranée. J. Grand servira d’abord sur l’Ouragan, à Portsmouth, puis suivra un entraînement spécialisé avant de rejoindre l’escadrille « Île-de-France ».
W. Robson suivra également les cours de la RAF, recevant au passage la visite du général de Gaulle, qui tient à rassembler le personnel au sol autour de lui pour les encourager dans leur tâche essentielle. Robson sera finalement affecté à « Île-de-France » également. Il y restera le temps d’apprendre qu’une escadrille aéronavale est en formation aux États-Unis : projet avorté car les « cousins » d’outre Atlantique n’acceptent pas les gens de couleur. Ce n’est pas nouveau, il n’était déjà pas question d’entrer dans un bar à Durban. Il achèvera la guerre sur le Savorgnan de Brazza, commandé par Jubelin, que beaucoup de Tahitiens connaissaient déjà.
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Le Chevreuil opère essentiellement dans le Pacifique après son ralliement. C’est à son bord que se trouvent trois des témoins de cette histoire.
Maxime Aubry, quartier-maître fusilier, a vécu le ralliement de l’archipel des Wallis. Le Chevreuil arrive en vue de l’île principale le 25 mai 1942 en compagnie de navires américains. Tout paraît calme, les navires de Vichy ne sont pas là. Il raconte :
– Pourquoi remettre au lendemain ? Le Chevreuil prend la passe et mouille devant Mata-Utu. Une section dont je fais partie, sous les ordres de l’enseigne de vaisseau Bureau, est mise à terre pour signifier au résident et au radio qu’ils sont relevés. Le nouveau résident, M. Mattei, prend ses fonctions. Cette affaire étant réglée, le roi Leone vient à bord, où il est reçu en grande pompe. Par la suite, le roi et ses conseillers organisent un « palabre » à terre et un « Kava » au cours du-quel nous sommes gratifiés de danses guerrières très typées. La population paraît très heureuse de rallier la France Libre.
Louis Le Cail naviguait comme pilotin sur la goélette Tereora, desservant les îles Marquise depuis février 1940. Il assiste au ralliement de Tahiti et sert sous les couleurs Free French pendant deux ans sur une série de petites unités accomplissant des missions similaires. Engagé dans les FNFL, il est affecté, lui aussi, au Chevreuil comme timonier. Il fait toute la campagne sur ce navire.
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Si les murs de l’Olympia ont vu passer en 1940 bien des volontaires trop jeunes pour s’engager immédiatement (ils représentaient quelques 8 % des effectifs disponibles en Grande-Bretagne en août 1940), le réflexe salutaire de la résistance et du combat inachevé a touché bien des jeunes. En France, comme en Algérie par exemple.
Les circonstances adverses, les difficultés de toutes sortes ont ralenti le trajet de ces derniers vers la liberté et les combats. Une certaine forme de racisme aussi, parfois. Les chemins tortueux de leurs ralliements se croisent aux portes de la 1re DFL au cours de l’année 1943.
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Serge Defrance ne sortira de l’hôpital que pour entrer en prison. Accidentellement blessé en juillet 1940, ce marin est soigné à l’hôpital de Souk-el-Gharb, près de Beyrouth. Il est ensuite envoyé à la base de sous-marins de Bizerte. La présence des Allemands en Tunisie en 1942 achève de le convaincre de rallier la France Libre à Mateur, où, disait-on se trouvaient ses unités. Une barque, volée au milieu de la nuit, aide Defrance et quelques-uns de ses compagnons à traverser le lac de Bizerte. Poursuivant à pied, ils s’abritent un moment dans une ferme. Las ! prévenue par les paysans locaux, une patrouille de parachutistes allemands les cueille. Remis aux autorités, Defrance, dont le motif a été modifié de « désertion » en « abandon de poste », écope de trois mois de prison devant le conseil de guerre. Démobilisé puis enfermé le 30 décembre il y est sévèrement maltraité et en gardera des séquelles.
Libéré, il entre dans le corps franc des marins pompiers à titre civil : il faut bien manger. Il lui faut attendre le mois d’avril 1943 pour pouvoir s’évader à nouveau et atteindre Kairouan, où se trouve une unité de la VIIIe armée. Soumis à enquête, reconnu, il peut enfin s’engager dans les FFL à Sfax. Il fait campagne avec le Commandant Dominé et servira plus tard en Indochine dans les fusiliers-marins.
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Raymond Denis, pour sa part, né en 1920, s’était engagé dans l’aviation en 1938. Admis et heureusement sorti de l’école des sous-officiers de Rochefort, il en perd le bénéfice en mars 1940. Il vit l’exode, de reculade en reculade, devant l’armée allemande.
Déjà des bruits circulent aux termes desquels un général inconnu poursuit le combat en Grande-Bretagne. Retourné chez lui, à Liévin, en zone interdite, au mois d’août, il apprend qu’il s’agit d’un certain de Gaulle. Décidé à le rallier, Denis traverse toute la France, échappant à chaque passage aux entraves que l’occupant dresse devant sa liberté. Les aventures ne manquent pas. Entre quelques soldats britanniques qu’un groupe ami et lui-même réussissent à faire passer en zone occupée, un commissaire soupçonneux qui l’interroge et le fait suivre, un ami bien placé grâce auquel il se procure un lot d’ausweis bien utiles, le passage de la ligne de démarcation en janvier 1941, une arrestation à Lésignan pour vagabondage et sa présentation au procureur de la République de Narbonne, les incidents sont nombreux. Magnanime, ou complice, le magistrat se contente de l’envoyer dans un centre d’accueil pour réfugiés.
Les péripéties de son ralliement se poursuivent. Parvenu à Port-Vendres, il réussit à embarquer en compagnie de jeunes gens engagés pour servir en Afrique. Le navire doit faire escale à Oran, où chacun disposera d’une demi-journée de permission. Denis en profite pour disparaître et gagne Alger. Démuni de papiers, il se fait embaucher comme terrassier et ramasser bientôt par la police. La mine de charbon de Kenadza et le travail forcé lui tendent des bras peu hospitaliers. Cette aimable villégiature où il fait volontiers 50 °C à l’ombre, quand il y en a, abrite deux camps de concentration pour citoyens espagnols et un camp disciplinaire de la Légion. Un mois après, présenté au tribunal militaire sans avoir pu placer un mot, il hérite de 50 jours de cellule, avec sursis heureusement.
Les avatars se poursuivent : maladies, dix-huit mois d’ennui profond, demande d’engagement dans les corps francs, refus et nouvelle fuite. Docker avec les Américains, retour à Blida, permission de vingt-quatre heures et le voici à Alger. Devant ses yeux… la terre promise sous la forme prosaïque d’un camion à croix de Lorraine qui roule au pas. Passant à Rouiba, Denis est nanti d’une tenue anglaise et d’un livret militaire au nom de Jacques Danton.
R. Denis n’en a cependant pas fini avec les déplacements. Emmené à Tripoli, il est muté au Caire, d’où il gagne Suez pour revenir à Alger par mer : il y retrouve le 3e BIA, parvenu en Grande-Bretagne sur le S/s Samara, il suit l’entraînement des SAS, saute sur la France en qualité de radio avec le capitaine Simon et participe à l’opération Amherst sur la Hollande avec le commandant Sicaud, où il se blesse grièvement en arrivant à terre.
Démobilisé, installé en Seine-et-Marne, il n’a pas bougé depuis.
Maurice Kamoun est juif, il habite Alger et il a 17 ans en juin 1940. La famille Kamoun et son entourage de bons patriotes sont effondrés devant l’armistice. Peu après, les autorités de Vichy, tant par conviction que pour mieux plaire à l’Allemand, retirent leur nationalité française aux israélites d’Algérie, qui ne seront plus désormais que des « juifs indigènes », comme l’indique leur nouvelle carte d’identité. Maurice Kamoun, soixante ans après, la possède toujours.
Cette indignité, ce rejet, sont ressentis comme une injure aussi injuste qu’insupportable pour des familles qui comptaient de vaillants combattants de 1914-1918 parmi les siens et dont certains étaient encore sous les armes il y a peu.
Maurice veut faire quelque chose, aussi se présente-t-il un beau matin au consulat des États-Unis pour tenter de gagner le Portugal :
– Pourquoi le Portugal ? demande la secrétaire un peu surprise.
– C’est, je pense, le meilleur moyen de gagner Londres. Elle regarde avec sympathie ce grand adolescent de 18 ans qui en paraît 15 et lui dit avec beaucoup de sérieux :
– Restez ici plutôt, on aura bientôt besoin de vous.
Pressentait-elle la suite ?
Le 8 novembre, le canon tonne vers Fort-l’Empereur, puis les mitrailleuses de l’amirauté entrent dans la danse : les Kamoun habitent en bord de mer et peuvent tout observer.
Bientôt, un char américain entouré de fantassins passe lentement devant leur maison en ébranlant les vitres. Alger est libre.
Maurice ne tarde pas à rejoindre les rangs du 9e Zouave en février 1943. L’ambiance pétainiste ne semble guère avoir changé au sein de l’unité de tradition d’Alger. Il est dirigé sur le dépôt de Chéraga où sont regroupés tous les juifs récemment incorporés. Mal nourris, inactifs, ils trouvent le temps long sous les ordres d’officiers qui n’ont rien compris et restent fidèles à l’État Français.
M. Kamoun obtient alors d’être affecté au 27e train, en formation à Medjez-el-Bab. Il y retrouve la même ambiance déprimante et les mêmes officiers arrogants. Son chef direct, le sergent Bouchara, se montre plus humain, s’intéresse à son cas et ne tarde pas à lui faire part d’une opportunité de rejoindre les FFL. À l’entendre, un départ clandestin est en cours de préparation.
Les « déserteurs », tous juifs, quitteront la caserne sous le couvert d’un faux ordre de corvée. Ils seront conduits en ville pour dire adieu à leur famille et doivent se trouver à 19 heures au lieu du rendez-vous. Un camion s’y arrêtera brièvement pour les charger.
19 heures à la colonne Voirol : il n’y a personne. Une heure plus tard : toujours rien. Deux heures plus tard un vieux camion bâché, tout jaune, s’arrête : un coup de sifflet, dix hommes, jusqu’ici invisibles, sautent à bord en silence. Le véhicule s’éloigne et roule, roule, traversant les villages endormis. À 2 heures, arrêt dans un garage et changement de décor : tenues anglaises et fausses permissions pour tous. Au képi du lieutenant que l’on aperçoit enfin, brillent les galons, alors que le chauffeur arbore un calot bleu à liseré rouge. À 13 heures, en plein « cagnard », arrêt indispensable et recherche de vivres dans un douar voisin.
Le voyage est éprouvant, entassés dans la benne du Bedford, qui n’est pas conçu pour le tourisme, les passagers atteignent Kairouan : belle performance en moins de trente-six heures !
Engagés le 1er juin, Kamoun et ses compagnons sont affectés à la 102e Compagnie du Train. Interrogé, il répond :
– J’ai été appelé dans une armée commandée par des officiers de Vichy et seulement considéré comme juif. Je suis venu servir comme Français sous les ordres du général de Gaulle.
Les débuts de Maurice Kamoun à la 1re DFL seront difficiles. D’autant plus qu’il aura le plaisir de visiter les sites charmants de Zouara et de Tripoli, leur climat, leurs distractions et… leurs mouches.
Il participera plus tard au débarquement de Provence après la campagne d’Italie et aura la satisfaction de passer le Rhin à Spire au volant de son 4 x 4. Plus d’un demi-siècle plus tard, cependant, certaines cicatrices morales n’ont pas disparu.
Sources : témoignages recueillis par P. Brothers et par la section polynésienne des anciens marins FNFL auprès de : lieutenant de vaisseau Fourlinnie (ancien commandant du Chevreuil), Gaston Dubois, Jean Grand, Willy Robson, Guy Brault, Pierre Hamblin, Robert Luta, Maxime Aubry, René Auque, Peter Brothers et Louis Le Cail. Souvenirs de M. kamoun.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 310, 4e trimestre 2000.