Un témoignage sur la situation à Londres en juin 1940, par Hettier de Boislambert
– Que venez-vous faire?
– La guerre, si possible, mon général
par Claude Hettier de Boislambert,
Grand chancelier de l’ordre de la Libération
« N’aurait-il eu que trois chars, n’en aurait-il eu qu’un, le devoir du capitaine X… était de se porter en avant, comme il en avait reçu l’ordre. Il est relevé de son commandement. »
Telle est la première note de la main du général de Gaulle que j’ai eue en mains.
Nous sommes devant la Somme, au cours de la grande offensive du 20 mai.
Le but de l’action menée sous le commandement du général de Gaulle par la 4e division cuirassée française, le 3e cuirassiers ou plutôt ses restes, le 22e régiment d’infanterie coloniale, le 4e bataillon de chasseurs à pied, et enfin la brigade blindée de la 1re division cuirassée britannique, dont je suis officier de liaison, est de remonter en direction de Saint-Pol pour permettre aux forces alliées, coupées en Belgique, de chercher un dégagement vers le sud et de rejoindre nos lignes.
Au centre du dispositif, les chars B et Somua de la 4e D.C. ont fait du bon travail. Cependant, un des escadrons de chars «B» n’est parti que longtemps après l’heure «H». Le général de Gaulle en a fait demander la raison. La note que je viens de voir est sa réponse.
Sur mon carnet de guerre, je retrouve encore aujourd’hui, gribouillées, mes impressions du moment.
C’est au cours d’une réunion de commandement à Oisemont que j’ai vu pour la première fois le général de Gaulle.
Il vient de recevoir ses étoiles et le commandement de la division cuirassée, qui est lancée au combat avant même d’avoir pu être complétée.
À Oisemont, il est arrivé avec quelques minutes de retard et j’ai noté :
«Très grand, assez lourd, droit, sur sa figure et dans son attitude : autorité et énergie ; il est vêtu d’un cuir noir sur lequel il porte encore ses galons de colonel.
« La conférence commence de suite. Je suis à gauche du général afin de pouvoir prendre note des ordres et en traduire l’essentiel aux officiers généraux britanniques.
«Très clairement, sans discussion, le général de Gaulle expose le projet du commandement puis passe à ses ordres personnels.
Avec une netteté remarquable, chacun reçoit missions et objectifs. Pour la première fois depuis longtemps, alors que je viens d’être en contact avec de très nombreux états-majors et de très nombreux officiers supérieurs et généraux, j’ai l’impression d’être commandé par quelqu’un qui sait ce qu’il veut. »
Sans doute, est-ce ce moment et ceux qui ont suivi qui m’ont déterminé, après la retraite des forces britanniques arrivées en Angleterre avec les tout derniers éléments qui avaient combattu en Bretagne, à rechercher le général de Gaulle dès le moment où j’ai su sa présence à Londres.
Il n’était pas facile au 18 juin 1940 de trouver le général de Gaulle dans Londres.
Je reprends mon carnet de notes : «À la mission française de liaison, je demande à voir le général Lelong (1) et suis reçu par le capitaine de C. Ce dernier ajoute mon nom à celui des membres du détachement que j’ai amené à une liste. Comme ordres : néant.
« Je demande à nouveau à voir le général Lelong. Après une longue attente, c’est son chef d’état-major qui me reçoit.
C’est un homme très peu aimable, qui écoute mon histoire sans attention et finalement me dit que la seule chose à faire pour nous est de rejoindre un camp anglais où des ordres ultérieurs seront donnés.
« Je le quitte, bien décidé à n’en rien faire.
«Ce n’est pas pour me faire interner que je suis venu en Angleterre.
« Des officiers que je rencontre m’assurent que la meilleure chose est de rejoindre l’armée canadienne si, comme cela semble probable, la France doit signer l’Armistice.
« Il est certain que l’on pourra obtenir des commissions d’officiers canadiens pour la durée de la guerre.
«L’idée ne me séduit pas : c’est comme officier français que je suis décidé à servir.
«Personne n’a l’air d’avoir l’adresse du général de Gaulle. En tout cas, personne n’a l’air de vouloir la donner. Il a dû déjà y avoir des incidents.
«L’atmosphère à la mission française est irrespirable. On sent le « je m’en fichisme » le plus absolu. Tout, pourvu que la guerre cesse ! » (Je cesse ici de citer mes notes car dans la juste fureur du moment, elles prennent un caractère violent.)
À l’ambassade de France, j’obtiens tout de même l’adresse du général de Gaulle. Il paraît qu’on lui a enjoint de rejoindre la France et qu’il a refusé. Il faut que je le voie.
C’est près de Hyde Park, tout à côté du Dorchester, une maison à appartements. Je sonne ! Une grande fille brune (2) vient m’ouvrir la porte. Elle a si bien l’air français que c’est dans notre langue que je demande à voir le général. Aussitôt de derrière la porte, je reconnais la voix « Boislambert, entrez ! » Il n’y a qu’un officier auprès du général de Gaulle. Un grand lieutenant de cavalerie au profil accusé (3).
Lui, dans un fauteuil, tourne le dos ; il regarde le parc : « Alors, Boislambert, vous voilà en Angleterre, que venez-vous faire ? », « La guerre, si possible, Mon Général. » « Avez-vous lu l’appel que je viens de faire ? »
J’explique au général de Gaulle ce qui m’amène, pourquoi et comment je suis là ; la présence du détachement que j’ai amené de France à Warminster et mon désir de trouver pour ceux qui m’ont suivi « la solution la meilleure et honorable ».
Et c’est là que toute l’aventure dans le cadre de la France Libre a commencé. Aventure qui devait m’amener, compagnon de Leclerc, à porter le Cameroun dans la guerre aux côtés des Alliés qui devait me conduire dans Dakar au moment de l’opération alliée de septembre 1940, plus tard dans les geôles de l’État français et au bagne de Saint-Étienne puis, après mon évasion, dans les rangs de ceux qui se battaient à l’intérieur, avant de rejoindre le général de Gaulle à nouveau et d’assister près de lui à la conférence d’Anfa, avant de recevoir le commandement des missions militaires de liaison administrative auprès des forces alliées, puis, après la fin des combats, la mission de gouverneur délégué général de Rhénanie et de Palatinat.
1- Il s’agit du général de division Albert Lelong (1880-1954), attaché militaire à Londres, à ne pas confondre avec le général de Brigade Pierre Lelong (1891-1947), commandant de la 1re brigade française libre, au sein des Forces françaises libres, en Libye et en Tunisie.
2- Il s’agissait d’Elisabeth de Miribel.
3- Le lieutenant Geoffroy de Courcel.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.