Un témoignage sur le camp d’Auschwitz
Le 17 août 1943, Fernand Grenier, député de Seine-Saint-Denis, lit à la BBC, dans l’émission Les Français parlent aux Français, une version légèrement modifiée d’un tract rédigé par Georgette Wallé en mai-juin 1943 et diffusé par le mouvement de résistance Front national sous le titre : « Un cas parmi mille ». De larges extraits ont été reproduits en France dans la presse clandestine : La Vérité le 20 mai 1943, Les Lettres françaises en septembre 1943, Libération-Sud le 12 octobre 1943, Franc-Tireur en décembre 1943–février 1944.
En janvier dernier, une centaine de Françaises quittaient le fort de Romainville, près de Paris, en chantant la Marseillaise. Vingt-six d’entre elles étaient veuves d’otages fusillés, parmi lesquelles May Politzer, veuve du philosophe ; Hélène Solomon, veuve du physicien et fille du professeur Langevin ; la veuve du docteur Bauer, jeune écrivain qui avait dirigé les Cahiers de la Jeunesse ; la veuve de l’instituteur Laguesse.
Dans le convoi des déportées se trouvaient également Yvonne Bloch, dont le seul crime était d’avoir un mari écrivain que la Gestapo recherche depuis trois ans; Marie-Claude, veuve de Paul Vaillant-Couturier, et Danielle Casanova, présidente de l’Union des Jeunes Filles de France.
Depuis le départ de Romainville, huit mois ont passé. Aucune lettre n’est jamais parvenue. Qu’étaient devenues les déportées ? Nous venons enfin de l’apprendre par le rapport d’un évadé du camp de concentration d’Auschwitz, où ces cent Françaises se trouvaient encore en avril. Ecoutez l’effroyable récit de ce témoin :
« Le camp d’Auschwitz se trouve en Haute-Silésie, à 30 kilomètres de Kattowitz, 10 000 déportés de toutes nationalités y sont parqués, parmi lesquels les milliers d’otages amenés des camps de Drancy, de Compiègne, de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande.
« Ils sont logés dans des casernes, 300 par chambre, et ils couchent à sept par lit sur de la paille qui n’est jamais changée. Ils n’ont pas de place pour s’allonger et passent la nuit assis. Ils portent des habits de bagnards et ont un numéro matricule marqué sur le vêtement et sur la peau de la poitrine. Les chambres ne sont jamais chauffées.
« A trois heures du matin, les internés sont réveillés pour être amenés au travail, entassés dans des wagons à bestiaux, jusqu’à 150 par wagon. On leur fait démolir deux villes, Auschwitz et Bielitz. Hommes et femmes travaillent sur les chantiers 14 heures par jour, sans aucun repos hebdomadaire, car le seul dimanche par mois où l’on ne travaille pas au chantier est employé à faire la corvée du camp. Et les femmes sont gardées par des soldats accompagnés de chiens policiers !
« Comme nourriture – le matin: une gamelle d’eau chaude pour sept personnes; à midi: une soupe au rutabaga ; le soir : cent grammes de pain et un peu de margarine. La soupe est distribuée dans des récipients pour sept personnes et il est interdit d’avoir une cuillère ou un gobelet. On se passe la gamelle de l’un à l’autre et, le soir, on absorbe le maigre repas dans l’obscurité la plus totale.
« Dans le camp de ces condamnés aux travaux forcés, on ne compte que trois lavabos et un W.C. par 500 – oui, cinq cents internés. Le linge n’est jamais changé et les déportés n’ont droit à aucun objet de toilette. Une seule douche par mois. Des milliers de ces malheureux sont couverts de vermine et de poux.
Chaque interné a perdu au moins 15 ou 20 kilos de son poids. Il n’y a qu’un seul médecin pour les 10 000 internés et il examine en une heure 300 malades. Ceux qui ne peuvent plus se lever sont isolés, privés de nourriture jusqu’à ce que mort s’ensuive. Trois cents malheureux meurent ainsi chaque mois – dix chaque jour – et sont incinérés dans un four crématoire installé dans le camp même. A ce régime, des hommes et des femmes deviennent fous ou se suicident chaque jour.
« La moindre infraction au règlement est sanctionnée par renvoi aux mines de sel d’où l’on ne revient jamais. Certains sont fusillés “pour l’exemple” devant tous les internés rassemblés.
« Tout service religieux est interdit au camp et aucune correspondance n’est autorisée. »
Telle est la vie infernale que mènent depuis des mois des milliers de patriotes français, parmi lesquels une centaine de Françaises. Les bourreaux sont ces officiers nazis et ces gardes-chiourme à la croix gammée que Radio-Paris ose chaque jour présenter comme les défenseurs de la civilisation, les croisés de l’Europe contre la « barbarie » soviétique et la « sauvagerie » anglo-saxonne. Ce n’est pas assez de dénoncer l’hypocrisie de ces monstres et d’affirmer que les tortionnaires hitlériens seront un jour implacablement châtiés.
Il faut insister sur la responsabilité du maréchal Pétain et des ministres de Vichy. Ils affirment être le gouvernement de la France. Dans ce cas, s’ils ne protestent pas contre les crimes perpétrés chaque jour au camp d’Auschwitz, ils s’en font les complices, en laissant froidement massacrer des Français.
Les ministres de Vichy, tous les ministres de Vichy et pas seulement Laval sont comptables de la vie des déportés de Silésie, comme ils le sont de la vie d’Edouard Herriot, de Léon Blum, de Léon Jouhaux, de Paul Reynaud et de tous les Français amenés en Allemagne pour servir d’otages.
Nous attendons leurs protestations. Nous attendons celles des Jean-Hérold Paquis et des Philippe Henriot, des Marcel Déat et des Paul Rives. Mais ceux-là ne diront rien : ils ne prononceront pas un mot sur le supplice infligé à des compatriotes. C’est pourquoi nous nous tournons vers les hommes de lettres, des arts et de la science vers les membres du clergé, de la magistrature et du corps d’enseignement, vers tous les hommes de cœur, pour qu’ils fassent entendre la voix de la conscience humaine.
Le tyran hitlérien, tant qu’il fut puissant, usa cyniquement de l’arme de la terreur. Il ne l’emploie plus aujourd’hui qu’en cachette tant il craint le sursaut de colère de ses propres victimes. Le silence doit être brisé.
La France entière doit connaître ce qui se passe au camp d’Auschwitz. La France entière doit empêcher l’assassinat de ces cent jeunes Françaises et des milliers de nos compatriotes déportés à l’Est.
Le contexte
Le convoi du 24 janvier 1943 conduit 230 femmes vers le camp d’Auschwitz-Birkenau. Baptisé « convoi des 31000 » parce que ces femmes ont été immatriculées dans la série des « 31000 », entre les numéros 31625 et 31854, c’est le seul convoi de résistantes à avoir été dirigé vers Auschwitz, et non Ravensbrück. Le tract lu par Fernand Grenier évoque, dans une première partie, « cent femmes françaises » de ce convoi.
Dans la seconde partie, on trouve la première description du camp d’Auschwitz publiée en France dans la presse clandestine, transmise par un « évadé » de ce camp, identifié par C. Cardon Hamet comme pouvant être Jan Karski, déjà repris le 8 juillet sur la BBC.
Le document
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Voix de la liberté : Ici Londres 1940-1944, La Documentation française, 1975, tome 4 : « La Forteresse Europe 10 juillet 1943-8 mai 1944 », p. 27-28.
Bibliographie
Claudine Cardon-Hamet, « Le tract du Front National de lutte pour la libération de la France sur le camp d’Auschwitz », Le Patriote résistant, FNDIRP, février 2003.