Takrouna
par le commandant Pierre Hautefeuille
L’inquiétude des veilles d’attaques a retardé jusqu’aux dernières heures de la nuit le sommeil où j’aurais voulu m’abîmer ; les soucis m’assaillaient que rien ne pouvait plus calmer, que l’action…. Les objectifs, la formation d’attaque, l’horaire, le code de signaux, la liaison avec la 2, tous les ordres ont été donnés hier soir, et longtemps commentés aux chefs de section. Tout est prêt. L’aube se lève, et l’on devine à travers une écharpe de brume, les pitons des Djebilats qu’il nous faudra, tout à l’heure, escalader les uns après les autres. Quelques murmures, la cascatelle d’un éboulis de pierrailles, révèlent à peine à nos oreilles encore engourdies de sommeil les derniers mouvements des sections qui mettent en place sur la base de départ, et ne suffisent pas à troubler un matin dont la moiteur annonce une journée torride… Le silence a un goût d’inquiétude, qu’ « ils » doivent sentir en face, eux aussi, car quelques obus, ne tardent pas à s’abattre autour du P.C. de la compagnie. Le colonel Gardet arrive, accompagné du capitaine Laurelle ; je fais quelques pas avec eux, en rejoignant ma place, puis ils continuent pour rejoindre Piozin qui doit s’ébranler dans quelques minutes. Un dernier mot à Deschamps, à Legac, à Lamblin ; il n’y a plus qu’à attendre, à caler mon impatience sous un mot amical ou bourru à un tirailleur dont le barda est mal arrimé.
Bang !… Déjà… Enfin !… je lève les yeux ; un flocon de ouate s’effiloche sur la première crête en face. Un autre ; un autre encore… Le sommet empanaché d’une écharpe à chaque instant plus épaisse, mais toujours légère et flottante, qu’alimentent les tridents dépotés par chaque obus de 25 livres. Crac !… Cette fois ce sont les explosifs qui déchirent le silence du matin et qui, les premiers, rendent un son de mort. La 2 s’ébranle dans quelques minutes, il est temps, mieux vaut passer la route au plus tôt. « En avant ! » La compagnie s’ébranle, points mouvants dans la caillasse ; c’est sa première attaque sérieuse. Les éléments de tête franchissent la route quand s’y écrasent les premiers obus ennemis, du 106, puis du 155 ; tant pis, on aurait mieux aimé passer sans ; le tir immédiatement se fait dense et noie dans son fracas les bruits de l’avant ; Piopio, pourtant, doit aborder les premières résistances ennemies… Oui, on distingue de longs déchirements de soie : des F.M. allemands, puis un tacatac de chez nous, des éclatements étouffés de grenades ; pourvu que ça marche… La route approche, et le barrage ennemi, toujours aussi dense. Tout le monde suit, pas de retardataires ; je vois les tirailleurs bondir au pas de course, musettes où bidons ballottant sur les reins. Pas l’air d’y avoir encore de casse.
La route est franchie, le barrage aussi, semble-t-il et la section de commandement se jette sur les premières pentes. Un creux de terrain, une ancienne carrière sans doute ! les hommes s’y précipitent à l’abri, trop serrés.
– « Dispersez-vous, pas tous là-dedans… »
Je gueule… Ououou… Bang ! À terre… Quatre obus de 105 Bon Dieu ! L’un est tombé dans le trou. Je cours ; des plaintes ; ils se dispersent enfin, trop tard ; trois ou quatre corps allongés. L’aspirant L… ; c’est son baptême du feu.
– « Aidez-moi ! »
Un énorme éclat l’a traversé de part en part. J’appelle un infirmier, mais n’ose vérifier ce que je devine : qu’il n’y a plus rien à faire pour lui, qu’à lui serrer la main, vite, mais très fort, et à lui dire :
– « Ce n’est rien… ».
Je continue. Les obus tombent toujours. En avant, sur ma gauche, le colonel Gardet, debout regarde progresser la compagnie ; je vais vers lui. Ça y est, Piozin a enlevé le premier objectif à la grenade et à la baïonnette, et regroupe sa compagnie avant de continuer.
Sapristi ! Le deuxième objectif est pour moi, et ma compagnie n’est pas en place… Laurelle est mort… Je fais activer le mouvement : Deschamps à droite, en bas de la pente, le reste de la compagnie vers un pli de terrain, près du premier piton, avant de continuer par les crêtes. Les tirailleurs, à grands coups de gueule des Européens, se reprennent de la surprise du premier barrage ; les obus tombent toujours, cependant moins dru. Je prends contact au sommet avec les éléments de Piozin : trop tard, les salauds : un groupe a déjà dévalé vers le col puis le piton suivant. Ils sont en avance sur l’horaire et veulent en profiter.
Delrieu est là avec sa section, prêt à foncer lui aussi ; nous jetons un coup d’oeil vers l’avant ; on ne voit rien, pas de tir d’infanterie ; personne sur la pente en face. Nous commençons prudemment à avancer pour voir le creux du col qui, en dessous de nous, paraît vide.
Soudain, un sous-officier indigène de la 2 nous rejoint, haletant ; les nouvelles sont mauvaises ; le groupe parti en avant est tombé sur un nid de mitrailleuses et a été décimé ; les lieutenants Bernard et Guyard, qui le commandaient, sont blessés, ou morts ; lui seul a pu échapper.
Il nous faut voir ce nid de mitrailleuses, maintenant silencieux, et l’écraser avant d’aller plus loin. Delrieu, le chef Ranson et moi reprenons la progression, après nous être armés cette fois de fusils ou de mitraillettes.
Effectivement, une tête apparaît au fond du col, à 150 mètres, au coin d’un rocher ; puis une autre. Nous tirons et continuons prudemment notre avance ; pas de riposte, sauf quelques coups de fusil mal ajustés. Et c’est finalement sans difficulté que nous arrivons sur le nid de résistance allemand, bien camouflé juste au fond du col. Il est en bien piètre état ; ses défenseurs aussi ; notre tir d’artillerie, là, a bien porté. Mais les quelques hommes, restés valides nous ont tués Guillard d’une rafale de mitrailleuse dans le dos alors que, les ayant dépassés sans les voir, il remontait la pente en face. Bernard, lui, les avait vus : il a été tué alors que, un revolver dans chaque main, il fonçait sur eux…
Tous les occupants du nid, une vingtaine, se sont rendus sauf trois qui fuient ; nous en abattons un, les deux autres, à leur tour, lèvent les bras.
Je ramasse la mitraillette de Guillard, une Beretta italienne, et continue vers le piton suivant. L’ennemi ne donne plus signe de vie ; quelques hommes me suivent. Le tir d’arrêt ennemi est maintenant derrière nous, sur le premier piton sans doute. La chaleur devient étouffante. Dans un creux de rocher, un poste ennemi vide d’hommes, mais encombré de cartouches et de vivres ; un jerrican ; plein ! J’ouvre, verse dans ma main ; c’est brunâtre et trouble, mais frais ; drôle d’odeur ; je me lave les mains, les bras, et par prudence, verse ce qui reste sur les rochers pour éviter que les tirailleurs assoiffés ne boivent une saleté…
Je continue et longe le pied d’une petite falaise de 3 mètres de haut qui court sur le sommet de la crête ; les tirailleurs, je ne sais pourquoi, n’ont pas suivi, et je suis seul. Pas un bruit ; j’avance cependant avec prudence. Soudain, mon regard tombe sur un P 38 sans culasse, qui gît dans la pierraille, trop brillant pour être là depuis longtemps. Je lève les yeux : à 3 mètres au-dessus de ma tête, trois manches de grenades dépassent d’une murette en pierres sèches. Y a-t-il quelqu’un derrière ? Je me plaque contre le rocher et, à tout hasard, arme la mitrailleuse. Enrayage elle refuse tout service. Doucement, je pose à terre cette arme devenue inutile, et cherche comment escalader la falaise ; la pierre, trop friable, se casse ; je retiens et pose à terre les morceaux détachés. Il ne me reste plus qu’à attendre deux longues minutes, que mes premiers hommes arrivent. Voilà, enfin, quelques tirailleurs avec grenades et fusils ; j’en envoie un à droite, un à gauche, et, une minute plus tard, ils font sortir, de sa murette un Allemand tout tremblant qu’ils avaient trouvé terré au milieu d’une vingtaine de grenades et de deux mitraillettes…
Le sergent Poirier a rejoint, lui aussi, et nous continuons sur l’avant. La plaine à gauche s’est maintenant remplie d’explosions ; le B.M.4 a lancé son attaque et ses hommes progressent dans le bruit et la fumée. J’avance encore de 100 ou 200 mètres et ai presque atteint mon objectif quand j’aperçois à 250 mètres en avant de moi, au bas de la colline, des terrassements. Puis, très nettement, un canon qui tire vers le B.M.4 ; quelques hommes se démènent à côté ; je vérifie, deux secondes, à la jumelle ; pas de doute, c’est un canon de 50 allemands, qui tire à vue directe sur le B.M.4. Pas de F.M… ; au fusil, Perrier et moi tirons sur les servants, aussi vite que nous pouvons ; mais notre hausse doit être mauvaise, car leur tir continue à cadence accélérée. Un F.M. ! Je gueule, renvoie trois hommes en chercher un. Enfin il arrive ; je m’encastre, dans un creux de rochers, vise, lâche une, deux rafales, encore une. Ça y est, mon tir est repéré ; il soulève des flocons de poussière, trop court, beaucoup trop court avec la hausse 500, le tir porte en plein ; un, deux servants tombent ; les autres se mettent à l’abri. Le canon cependant va encore tirer deux ou trois coups, le chargeur et le tireur bondissant chacun à leur tour pour faire partir le coup ; je pointe sur l’abri et, à longues rafales les y terre ; un homme encore bondit, s’affaire à côté du canon, et tombe ; un nuage de fumée, une longue flamme fusante ; il a dû mettre le feu à des gargousses ou à une réserve d’explosifs. Le canon se tait définitivement.
Quelques hommes bondissent de leurs trous vers un lit d’oued encaissé qui s’éloigne en serpentant vers les arrières ennemis ; je les suis au F.M., quelques-uns tombent dans l’oued, les hommes fuient plus nombreux, sortant de je ne sais combien d’abris encastrés dans les berges ; mes rafales les attendent à chaque tournant ; ils tourbillonnent, refluent, s’arrêtent, hésitent ; un drapeau blanc s’agite ; quelques hommes s’enfuient encore, mon tir s’allonge, les bloque à nouveau. Finalement, 40, 50 hommes sortent du lit de l’oued, les bras en l’air, mouchoirs au vent ; à grands gestes, je les dirige vers le B.M.4 qui s’approche deux et qui les cueille sans aucune difficulté. Je repère deux mitrailleuses de 20 qui continuent à tirer et les réduits à leur tour au silence sans pouvoir repérer par où leurs servants disparaissent.
Tout est merveilleux, et je jouis de la facilité de notre succès quand Plac !
– M…
Le mot m’échappe, en même temps qu’une sensation de brûlure m’envahit l’avant-bras et l’épaule gauche.
– Moi aussi, Mon Capitaine.
C’est la voix de Perrier qui, derrière moi, guidait mon tir et me passait les chargeurs. Je me retourne ; il est touché à la figure, et le sang rapidement gagne ses joues, son front, le long des rigoles creusées par la sueur dans la poussière, lui bouche les yeux : il n’y voit plus et doit aller se panser vers l’arrière. Je bouge le bras, rien de cassé ; ce ne sont que des éclats de balle explosive et de rocher. C’est d’ailleurs la seule réaction de l’ennemi, – le coup de fusil d’un dernier salopard qui nous a repérés avant de s’enfuir. Je ne vois plus aucun mouvement, que les gens du B.M.4 qui pénètrent là-bas dans le point d’appui ennemi.
Encore 150 mètres en avant, et mon objectif, sur la gauche, est atteint. Tarabelbeu (Passion) a rejoint, la section Tricoire aussi, que j’installe rapidement. Mais que devient la section Deschamps, de l’autre côté de la crête, sur la droite ? Personne n’en sait rien, et on entend par là de longs déchirements de mitrailleuses allemandes. Je repars en arrière, arrive au col, et finis par repérer, dans l’oliveraie, blottie dans des trous d’obus et des fossés, toute la section.
Dès qu’un homme bouge, il est cloué au sol par une rafale. Bigre ! Ça n’a pas l’air d’aller aussi bien qu’à gauche. Impossible d’avancer sur ce glacis ; il faut les récupérer pour les bourrer dans le trou, à gauche. Dans le champ de mes jumelles, je finis par apercevoir Deschamps, installé dans un trou en forme de baignoire et qui, la jambe en l’air, tripote quelque chose vers ses souliers. Je gueule ; ça répond… Non, il remettait son soulier… Il commence aussitôt son mouvement de repli qui en bonds, homme par homme, se passe sans mal ; il n’avait d’ailleurs que deux groupes engagés. Bref, engueulade, au sergent R… qui, resté en arrière, s’était contenté de déplorer la triste situation de son lieutenant sans tenter de me prévenir.
En rejoignant la section de gauche, je tombe sur le capitaine Piozin, j’ai failli le rater d’ailleurs ; il est méconnaissable : il a coupé ce matin, pour sa première attaque, la barbe qu’il laissait pousser depuis l’armistice. La poussière et le sang répandu par plusieurs blessures qu’il porte à la figure lui donnent, sous le casque posé de guingois, un air pas rassurant du tout. Il traîne son sabre de Saint-Cyr. Il se jette dans mes bras et commence à sangloter :
– Ah ! mon vieux : Bernard tué, Guyard tué, Laurelle tué ! Les salauds, ils me le paieront !…
Ils le lui ont déjà payé, car c’est au corps à corps qu’il a tout à l’heure abattu un officier allemand ; à coups de revolver, après avoir vainement tenté de lui passer au travers du corps son sabre de parade. Il tombe à genoux, enlève son casque et, au milieu des obus qui pleuvent assez serrés, appuyé des deux mains sur son sabre, il récite un pater et un ave, puis se relève, essuie d’un bref revers de main les larmes qui coulaient.
– Allez ! Viens, on y retourne.
Je rejoins la section Tricoire, installée sur notre dernier objectif. Devant nous, un dernier piton nous sépare encore de la vallée ; à son pied, Tricoire a repéré deux ou trois armes automatiques ; celles qui, tout à l’heure, ont bloqué Deschamps. Il faut, sans aucun doute, occuper tout cela… Par bonds alternés, appuyés par deux F.M., les hommes progressent, la riposte ennemie faiblit, un drapeau blanc se montre et bientôt, 15 ou 20 hommes se dressent et marchent vers nous pendant que les tirailleurs, au pas de gymnastique, courent occuper la crête…
Un lieutenant allemand, au passage, accroche un tirailleur et parlemente avec lui ; je l’interpelle, lui annonce mon grade : il a l’air étonné : je ne dois pas avoir allure de capitaine ; les pattes d’épaules déchirées, j’ai perdu mes galons. Très poliment, en excellent français, il me demande l’autorisation de retourner enterrer ses morts ; je refuse ; mais emmène avec moi deux de ses hommes qui suffiront bien à la tâche.
J’arrive à la crête, regarde le terrain ; une vallée assez profonde nous sépare du piton suivant ; un oued encaissé y court, dans le lit duquel on distingue, ainsi que sur les berges, plusieurs rangées de mines antipersonnel italiennes sur piquets, un camouflage insuffisant permet de déceler plusieurs emplacements dont les occupants éventuels ne donnent pas signe de vie, mais qui sont admirablement placés pour interdire toute nouvelle progression. D’ailleurs, le fil du téléphone n’est pas encore déroulé : nous avons déjà, sans prévenir notre artillerie autrement que par fusée, dépassé l’objectif. C’est une nouvelle affaire à monter, ce sera pour ce soir ou demain…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 17, avril 1949.