Souvenirs et rencontres avec le commandant Chambaudouin

Souvenirs et rencontres avec le commandant Chambaudouin

Souvenirs et rencontres avec le commandant Chambaudouin

Nous avons passé les Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore par un temps superbe. Istanbul resplendissait de toutes ses myriades de lumières, et nous aurions bien aimé y faire escale ; mais, dans notre navigation moderne, toujours de plus en plus rapide, on n’a plus le temps de rencontrer des « Aziadés », il faut se contenter de relire Loti ! – Devons-nous voir là la défection des jeunes pour la marine ? – Nous avons juste stoppé 15 minutes à Buyakdère, à la sortie du Bosphore, pour faire signer les papiers et recevoir le courrier, seul lien qui nous rattache avec la terre.

Au début de mon quart, l’éclat du phare d’Anadolu, appelé aussi phare d’Asie, s’est estompé à l’horizon. Le vent, de minute en minute, s’est fait plus fort et plus froid ; maintenant, il souffle de NW en tempête, et la mer s’est creusée de plus en plus.

C’est alors que la barre électrique est tombée en panne. C’est toujours ainsi que cela arrive, c’est bien connu : de nuit et par mauvais temps ! Depuis, nous gouvernons avec la barre à bras. Malgré nos recherches (et nos compliments de marins à l’adresse des auteurs de l’installation électrique), nous n’avons pas pu trouver la panne, mystère de l’électricité !

Nous sommes sur lest, allant chercher un chargement de viande à Constanza. Les jeunes sont excités à l’idée de passer sous le rideau de fer et de le contempler de l’autre côté. Gavroche, le mousse, m’a demandé : « Est-ce que les mâts ne sont pas trop hauts ? » Le navire danse fortement sur la mer Noire qui semble encore plus noire dans cette nuit sans lune, et par contraste avec les crêtes blanches d’écume des lames. Il a fallu descendre le compas de relèvement et l’amarrer sur le bâti de la barre à bras pour pouvoir garder le cap. Pas d’observations et les stations gonio sont trop faibles, la dérive est importante. Les paquets de mer couvrent le pont continuellement et éclatent en fusées d’écume qui montent par-dessus la passerelle. Nous avons dû capeler les cirés, car la barre à bras est en plein air – on pourrait dire en pleine eau – devant la cheminée. Avec mes deux matelots, on se croirait revenu aux temps où nos Anciens doublaient le Horn sur les « Bordes »… Il fait – 10° et avec les rafales de vent, ça ne sent pas le moisi ici !

Enfin, à 6 heures, je suis descendu du quart que j’avais pris à minuit, et quel quart ! (nous le faisons par bordées de 6 en 6 à courir). Harassé et transi, je suis allé dans ma cabine où je n’avais même pas eu le temps d’ouvrir mon courrier… Dans la Revue de la France Libre, qui m’arrive avec beaucoup de retard, j’ai la douloureuse surprise de lire la mort de M. Vantroys, pour moi et pour nous, le commandant Chambaudoin. Des masses de souvenirs affluent à mon esprit et, malgré ma fatigue, je ne peux aller m’allonger sans les noter…

Southampton, juin 1940 – Nous étions arrivés fourbus, affamés, vaincus. Des navires de toutes sortes s’agglutinaient le long des quais, jusqu’à 14 ou 15 en couple. Ce n’était que de la poussière navale. Je dirais la glorieuse poussière navale, celle qui avait peiné durement, obscurément, par tous les temps, avec un armement dérisoire, les dragueurs de mines et les patrouilleurs, vieux chalutiers ayant fait toutes les évacuations successives, au milieu des mines magnétiques, sous les bombes et sous la mitraille, depuis Anvers jusqu’à Cherbourg. J’étais sur l’AD 45 l’Élisabeth-Thérèse, chalutier de Boulogne, commandant Courtin.

Nous étions une centaine de navires de toutes sortes, partis vides de Cherbourg et la rage au ventre, laissant un arsenal intact et des montagnes de matériel à la discrétion des Allemands. Mon cœur de marin s’est toujours serré en pensant aux magnifiques embarcations abandonnées, vedettes et chaloupes toutes neuves, construites en acajou et rivées cuivre. Il y en avait plein l’atelier à bois ! Et l’armement de l’artillerie navale ! Toutes ces belles mitrailleuses, tous les nouveaux canons de 20 et de 25 abandonnés aussi, alors que nous tirions depuis le début des hostilités sur les Stuka et les Messerschmitt avec nos cinq Lebels ! Vous pensez s’ils rigolaient dans leurs carlingues, les boches avec leurs faces de carcharinus (1) ! Les derniers jours pourtant, nous avions été « pirater » de nuit, une mitrailleuse Saint-Étienne, sur un chalutier désarmé. De quoi aller au falot (2) ! J’avais passé une journée à la nettoyer et à la graisser avec amour, ce qui n’empêcha pas qu’à la première alerte, elle ne voulut absolument pas fonctionner ! L’huile moteur, que je lui avais prodiguée, ne lui convenait pas, à mademoiselle ! « Trop épaisse », disait-elle.

Nous avions été l’un des derniers chalutiers à quitter Cherbourg ; notre commandant, le radio et le petit Boum étaient restés coincés à terre par la fermeture de l’arsenal, l’évacuation ayant été décidée soudainement. Nous avions eu du mal à récupérer notre commandant au port de commerce ; il m’avait fallu discuter ferme avec les gars qui voulaient partir sans les retardataires. Le fort central tirait par-dessus nos têtes sur les colonnes blindées allemandes qui s’approchaient au pied du Roule. Tac, tac, le radio et le petit Boum furent faits prisonniers.

Well, arrivés à Southampton, nous nous disions : « Enfin, une nuit tranquille ! » et tous de s’allonger béatement dans les bannettes… Ah oui ! À peine avions-nous éteint les lumières que les sirènes se mirent à mugir et ce fut un déluge de fer et de feu ; un dépôt de munitions situé de l’autre côté de la rivière sauta et nous aspergea de Shrapnells et de poutres enflammées toute la nuit ! Et ce n’était qu’un début ; les Anglais nous avaient interdit de tirer et je tournais comme un lion en cage autour de ma mitrailleuse, bien décidé à enfreindre les consignes, si jamais un imprudent venait nous mitrailler !

Un matin, nous eûmes le branle-bas à 4 heures par des matelots anglais : ces messieurs les Anglais se saisissaient de la flotte française tout simplement ! C’était un manque absolu de psychologie que de nous réveiller à 4 heures, alors que l’on passait les nuits debout en alertes continuelles, et dans l’ensemble, nous n’étions pas de bon poil ! Nous fûmes réunis au hangar H où l’on nous fit un petit speech pour nous inviter à choisir : continuer la lutte ou rentrer en France. Ma petite jugeote me disait : « Il faut continuer, au moins pour essayer de sauver tous les gars qui se sont fait faire prisonniers, comme des rats ! » Mais quel dilemme ! Il me fallait abandonner ma jeune femme et ma petite fille de 18 mois entre les mains des Allemands. J’étais patron de la pinasse Neptune, à Saint-Jean-de-Luz, lorsque je fus mobilisé le 27 août 1939. Je ne devais y retourner que cinq ans après.

J’étais le seul à rallier sur le moment, les autres réservant leur choix (trois vinrent plus tard, dont le commandant). Je fis mon grand sac et ma valise et passai sur le quai. Là, je demandai à un jeune lieutenant où se mettaient les volontaires pour continuer ; il me regarda avec surprise et d’un ton rogue, me répondit : « Là-bas, le long du mur. » Et là-bas, il n’y avait personne ! Je me dis : « Si je suis tout seul, ce n’est pas beaucoup » et je posai mon sac à terre pour réfléchir. Je fus rejoint par mon copain Blanchemonge, qui était sur un chalutier à côté, le Ventôse. Nous avions briqué ensemble les bancs de Terre-Neuve et du Groenland, pendant notre service sur la Ville d’Ys. Je lui expliquai la situation. « Viens, me dit-il, ça décidera peut-être les autres. » En effet, à peine fûmes-nous arrivés à l’endroit désigné que deux vieux quartiers-maîtres à moustaches nous rejoignirent, puis quelques autres. Il se passa alors une chose curieuse : nous nous fîmes insulter et menacer par d’autres matelots, mais les deux vieux quartiers-maîtres, soulevant leur vareuse et clignant de l’œil, nous montrèrent qu’ils avaient chacun un revolver passé dans leur ceinture : « Ne vous en faites pas, nous dirent-ils, on a de quoi répondre. » Je retournai rapidement à bord, pris deux revolvers et j’en donnai un à Blanchemonge, en lui disant : « Trop fort n’a jamais manqué ! » Je n’ai d’ailleurs jamais compris cette hostilité, sinon qu’il devait exister déjà une anti-propagande, et que les deux vieux étaient au courant ?

Le commandant de Blanchemonge vint lui demander où était le reste de l’équipage. Quand il apprit qu’il ne ralliait pas, il s’écria : « Ils sont fous ! Ils vont retourner en France se faire botter les fesses par les boches ! Je vais les chercher ! » Il revint une demi-heure après, reprit sa valise sans un mot et disparut… Je ne l’ai jamais revu. Que s’est-il passé entre temps ? Je me suis souvent posé la question.

Enfin, nous embarquâmes dans un car ; nous n’étions pas nombreux, une cinquantaine à peine, sur les 1.200 arrivés à Southampton. On nous mena dans une grande propriété dans le nord de la ville, appelée « Bassett-Wood ». Là, quelques tentes avaient été rapidement montées et nous nous retrouvâmes une centaine environ, de tous les âges de toutes les provenances. Nous n’avions guère vu d’officiers avec nous jusqu’alors, mais j’eus l’agréable surprise d’apercevoir deux « quatre galons » qui se promenaient en discutant gravement. L’un agitait constamment son gant derrière son dos : vous l’avez reconnu, c’était Chambaudouin d’Erceville ; l’autre, c’était Vantroys. En m’approchant, je vis avec plaisir qu’ils avaient les parements d’ingénieurs-hydrographes. Ancien hydrographe moi-même, je savais la valeur de ces super-marins qui connaissaient la mer mieux que quiconque. Je me dis que s’ils avaient décidé de continuer, c’était bon signe. Je me présentai et les interrogeai sur la situation ; ils me gonflèrent le moral du mieux qu’ils purent et j’en fus tout heureux. Ce fut ma première rencontre avec le commandant Vantroys qui, plus tard, ayant partagé le nom de son collègue, se fit appeler « Chambaudouin » pour éviter des représailles sur sa famille. Comme moi, il laissait en France une jeune femme et un enfant.

Un soir, nous étions en train de dîner, lorsqu’un des nôtres, resté à la cantine, arriva bouleversé et nous dit : « Venez vite écouter la radio, les Anglais sont en train de couler l’escadre de Mers el-Kébir ! » Plaquant là notre dîner (anglais) nous poussâmes un 100 mètres jusqu’à la cantine, où la radio donnait un aperçu de la situation. Ceux qui comprenaient suffisamment l’anglais nous traduisirent. Nous étions démontés et ne savions plus que penser. D’un seul coup, nous étions replongés dans l’indécision, la nuit, la tempête (comme notre navire en mer Noire en ce moment). Nous passâmes une nuit agitée en grandes discussions. Heureusement, j’avais rencontré le commandant Vantroys qui m’avait parlé de « tragique méprise », grave erreur ne devant pas influencer notre décision. Il fut le premier phare qui me permit de prendre un relèvement pour savoir si j’étais sur la bonne voie, mais pour avoir un point sûr, il faut au moins deux relèvements. Le discours du général le lendemain fut ce deuxième, qui me permit de continuer ma route. Hélas, beaucoup se laissèrent influencer et abandonnèrent la course – et des meilleurs – un amiral vint même nous donner l’ordre de rentrer en France; il lui fut répondu poliment, mais fermement par un de mes amis quartier-maître, et il n’insista pas. Sans compter les défections, les conséquences incalculables vis-à-vis de nos colonies, les Anglais venaient de s’attirer la haine de ce qui devint plus tard, la « Marine Vichy ». Nous non plus d’ailleurs, malgré toutes les bonnes raisons que l’on nous a données ensuite, nous n’avons jamais complètement pardonné cette attaque froidement concertée.

De Bassett-Wood, nous fûmes dirigés sur le camp de Collingwood, où les Anglais se mirent dans la tête de nous faire défiler « à leur pas » avec « leur musique ». Nous n’y arrivâmes jamais et ils en conclurent gravement : « Ce n’est pas étonnant que vous ayez perdu la guerre ! » Ils le croyaient ! Oui, nous, avions touché le fond du désespoir et de la défaite, mais nous allions bientôt leur montrer notre remontée en flèche !

De Collingwood, on nous mena sur le Courbet, en perdant par-ci, par-là, quelques bons éléments, attirés par les promesses et la propagande des Anglais pour que nous nous engagions dans leur marine. Je crois qu’ils ne voyaient pas d’un bon œil la reconstitution de notre flotte avec les débris de l’ancienne.

Dieu, quelle pagaille il y avait sur le Courbet ! Inimaginable, pas de chef, pas d’ordre. Les révoltés de la mer Noire en 1919 devaient être au même point. N’avons-nous pas trouvé des inconscients visitant les soutes à munitions avec des bougies ! Cela changea rapidement. De Collingwood, nous avions amené un premier-maître torpilleur, très énergique, qui fut bombardé aussitôt « Bidel ». Le commandant Chambaudouin était là aussi. Et nous mîmes de l’ordre, et nous briquâmes ce vieux Courbet où j’avais fait mon cours en 1931. Je fus l’un des premiers, avec les pêcheurs de l’île de Sein, à laver le pont et les poulaines : gloire et honneur je m’en fais. Sous les bombardements incessants, les équipes de D.C.A. furent reformées et réarmés les 75, les 132 quadruple de la plage arrière, les 37. J’étais chargeur à un 37, et avec quel plaisir nous bourrions nos canons d’obus ; le vieux Courbet que l’on croyait mort pétait de tous ses canons et là-haut, dans leurs Stuka, les faces de carcharinus rigolaient moins ! Quelques-uns firent des plongeons dans la vasière.

Beaucoup de mes copains partirent aux fusiliers marins formés par le commandant Détroyat. J’hésitais, mais je ne me laissai pas séduire ; que diable, j’étais marin d’abord (ce qui ne m’a pas empêché depuis d’aller « pitonner » à Bab-el-Assa, à la frontière algéro-marocaine, dans la D.B.F.M. ! Mais là, on ne m’a pas demandé mon avis !) Moi, il me fallait un bateau, et un bateau avec une bonne D.C.A. ; il n’y en avait qu’un, c’était le Savorgnan-de-Brazza, – commandant Roux, ingénieur-mécanicien Bertaud (encore un bon qui est disparu), et j’intriguai jusqu’à ce que je pose mon sac sur le pont ! Je passe cette période que je vous raconterai peut-être jour, car elle vaut son pesant d’or, vue du gaillard d’avant.

En 1942, je débarquai du Brazza revenu de sa première campagne et j’allai faire un cours de chef de quart sur le Président-Théodore-Tissier ; de là, je passai aux M.T.B. et ensuite j’embarquai aux chasseurs à Cowes. Je venais armer le dernier chasseur, le Bénodet, le chasseur 12, – commandant Labour, chef-mécanicien Marion (planteur du Cameroun ayant tout quitté pour rejoindre les F.N.F.L.) ; c’est grâce à sa compétence que le 12 fut réarmé, car il avait été pillé, ses moteurs ayant servi de pièces de rechange aux autres chasseurs. Qui retrouvai-je comme commandant de la Base ? Vantroys, alias Chambaudouin ! Toujours calme, efficient, toujours à quatre-galons, c’était le type du commandant-ami comme on en trouvait à la France Libre, sachant se mettre à notre niveau pour comprendre nos ennuis et nos soucis. Je le voyais déjà à la tête des chasseurs pour faire le débarquement, puisque nous ne vivions que pour ça, tout notre entraînement, en dehors des convois, des escortes et des patrouilles, ne visant qu’à cela. Mais « l’homme propose et Dieu dispose » : le commandant alla commander la marine à Djibouti et fit le débarquement de Provence ; les chasseurs ne furent pas en tête au débarquement, à la grande désillusion de tous ; cela valut un blâme à quelques-uns de nos commandants qui avaient envoyé un télégramme de protestation énergique. On voulait sans doute nous garder en tant que bonne graine. En ce qui me concerne, c’est réussi : la France a quatre enfants de plus ! Mais on se débrouilla et on le fit quand même, notre débarquement sur le 12, en remorquant jusqu’au « beach » des barges en avarie. Ah, mes amis, on en a tiré des chargeurs de pom pom et de 20, à faire rougir les canons ! Les gueules de carcharinus ne riaient plus, ils avaient compris qu’ils étaient fichus !

Plus tard, après avoir liquidé les poches et participé au dragage de mines, nous repartîmes chacun de notre côté, reprenant nos occupations où nous les avions laissées, reconstruisant nos foyers avec les bribes de ce qu’on nous avait laissé, nous les anonymes, les obscurs, les matricules F.N. 40.

Je rencontrai encore le commandant. Il était redevenu M. Vantroys, et ingénieur en chef de l’Électricité de France, il mit toute sa compétence, toute sa grande intelligence à faire les recherches nécessaires et établir le projet de l’usine marée motrice de la Rance et du Mont-Saint-Michel. Au Free French Club, il m’invita gentiment et simplement à sa table et, après avoir égrené quelques souvenirs, nous parlâmes de « son » barrage. Je fus tellement enthousiasmé que j’étais prêt à quitter la navigation pour aller lui donner un coup de main, prendre la pelle et la pioche si nécessaire. Hélas, il est disparu avant d’avoir vu réaliser son projet, ce projet grandiose qui mettrait une fois de plus la France à l’avant-garde du progrès… si les crédits nécessaires étaient votés ! Comme il me disait : « Là, pas d’histoires de pluie ou de sécheresse : la marée, deux fois par 24 heures, remplira le barrage, et si un jour elle venait à manquer, on n’aurait sans doute plus besoin d’électricité ! »

Que Dieu vous ait reçu en son paradis, commandant Chambaudoin !

C.A.
À bord de l’Atlantique, le 22 janvier 1960

(1) Carcharinus : famille de requins.
(2) Falot : conseil de guerre.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 127, juillet-août 1960.