Souvenirs des combats de la libération de Normandie, par Philippe Grard
Un 15 août pas comme les autres
Le mardi 15 août 1944, par une belle matinée ensoleillée, une patrouille de reconnaissance progresse avec précaution sur une petite route normande.
Elle appartient au 5e escadron (capitaine Troquereau, Compagnon de la Libération) du 1er Régiment de Marche de Spahis Marocains de la 2e DB de Leclerc.
Elle est composée de deux automitrailleuses et de deux Jeep. Les AM, blindés légers à six roues, sont armées d’un canon de 37 long et d’une mitrailleuse jumelée, avec un équipage de quatre hommes. Le maréchal des logis-chef Riou, un guerrier breton intrépide, est à la fois chef de bord d’une AM et chef de cette patrouille. L’autre AM est commandée par le maréchal des logis Sialelli, un corse au courage tranquille. Les deux Jeep, à équipages de trois hommes, sont commandées par les brigadiers-chefs Bréminer et Smaeli. En outre, deux spahis, Ben Adi et Grollier, ont été emmenés en surplus, en qualité de grenadiers, chacun derrière la tourelle d’une AM.
Les quatre véhicules, pratiquement neufs et bien entretenus, sont silencieux. Nous verrons plus loin que ce détail a une grande importance.
Les 16 hommes sont d’origines les plus diverses, ils ont tous connu une vie mouvementée depuis 1940. Mais ils ont un point commun : ils sont tous volontaires, heureux de participer à la libération du pays et fiers de servir sous les ordres d’un patron prestigieux, le général Leclerc.
Certains d’entre eux sont des évadés par l’Espagne, tels Frédéric Sachetti, tireur de l’AM, Sialelli, P. Lefebvre et Schapiro, conducteurs des deux Jeep, et Georges Breminer.
Robert Koubbi, tireur de l’AM Riou, est un Oranais engagé dans les Corps francs d’Afrique qui a rallié le régiment à la fin de la campagne de Tunisie.
Philippe Grard, pilote de l’AM Riou, s’est embarqué clandestinement avec un camarade le 21 juin 1940 à Sète sur un vieux cargo, le Formigny, en partance pour Alexandrie avec des familles tchèques. C’est un Douaisien, alors âgé de 17 ans, qui a décidé de rallier ce général inconnu, de Gaulle, qui clame que la guerre n’est pas finie, qu’il faut se battre et qu’on finira par la gagner. En mer, Grard et son camarade, découverts, sont conduits au commandant du Formigny, qui leur apprend que le cargo ne va plus à Alexandrie, mais à Oran.
Ce contretemps n’empêchera pas Grard de rallier les Forces Françaises Libres plus tard, après bien des péripéties.
Le détachement compte également un spahi marocain, Ben Adi, ancien de la France libre, et des corses qui se sont engagés en Afrique du Nord : Sialelli et le pilote de son AM Guelfucci, et P. Orsini, de la jeep Smaeli. Il y a six corses au total dans notre 2e peloton, vaillants combattants et chics camarades.
Les hommes de ce détachement sont représentatifs du recrutement de notre escadron et de la 2e DB dans son ensemble.
Aux anciens de la France Libre se sont joints des évadés par l’Espagne, des pieds-noirs et des Corses. Ils ont appris à se connaître, à se respecter et forment une troupe solide et homogène.
Après l’avoir présentée, revenons à notre patrouille qui arrive vers 10 heures à l’entrée du village d’Avoine (10 km S-S-O d’Argentan). Les véhicules doivent ralentir puis s’arrêter, la chaussée étant envahie par les fidèles qui sortent de l’église, après avoir assisté à la messe du 15 août.
Un homme d’une soixantaine d’années, dans son costume noir des dimanches (un ancien de 1914-1918, au vu des rubans qui ornent le revers de son veston), engage la conversation avec le chef Riou :
« Bonjour les gars, où allez-vous comme cela ?
– Bonjour Monsieur, nous allons reconnaître Joué du Plain, à 3 kilomètres d’ici, et les abords sud d’Écouché.
– Surtout n’allez pas à Joué du Plain par la route directe, où vous êtes : un long, long canon vous attend à l’entrée du village. Il a démoli hier soir un de vos chars (nous saurons plus tard qu’il s’agit d’un Sherman du 12e régiment de Cuirassiers). Mais il y a à la sortie d’Avoine, à gauche, un chemin de terre qui atteint Joué du Plain par le cimetière. Empruntez-le et vous arriverez derrière le canon allemand qui est braqué dans la direction opposée. »
Après avoir remercié notre informateur, le chef Riou indique le nouvel itinéraire aux chefs de voiture et la progression reprend, l’AM de Sialelli en tête.
Arrivés à hauteur du cimetière, nous essuyons des tirs d’armes légères et des lancers de grenades. L’une d’elles ricoche sur un paquetage accroché à la tourelle de l’AM Riou. Elle explose sur la route sans dégâts pour nous. Même chose sur l’AM de Sialelli. Une autre rebondit sur le crâne d’Orsini, assis à l’arrière de sa Jeep, et éclate dans le fossé sans toucher personne. Nous avons la baraka. Mais Orsini, qui porte son calot rouge de spahi comme nous tous, restera KO un bon moment.
Pendant ce temps, l’AM de Sialelli est arrivée à proximité du canon de 75 PAK (un redoutable antichar).
Le tireur Sachetti le démolit d’un coup de 37 et tire à la mitrailleuse sur les servants. Le MdL Sialelli, penché hors de sa tourelle, vide chargeur sur chargeur avec son pistolet-mitrailleur de calibre 11,43.
Pour ma part, pilote de l’AM Riou, je conserverai jusqu’à mes derniers jours cette vision : au moment où nous arrivons en vue du canon, nous découvrons les servants penchés sur les bêches et essayant de le tourner dans notre direction. Nos véhicules étant silencieux, ils ne nous ont vus arriver qu’au dernier moment, et pas où ils nous attendaient.
Une longue rafale caractéristique : pom pom pom, se fait entendre tout près. Il s’agit d’un canon de 20 mm anti-aérien mais pouvant être utilisé contre des objectifs à terre. Sachetti a repéré les lueurs des départs : le canon est fixé sur un semi-chenillé posté le long d’une haie. Il s’agit du tracteur du 75 PAK.
En un éclair, Sachetti manœuvre sa tourelle et ajuste le semi-chenillé dans sa lunette : un coup de 37 explosif, atteignant le réservoir d’essence, embrase le véhicule en un instant et fait taire le canon de 20. Dès le début de l’engagement, les hommes des Jeep ont sauté à terre, imités par Ben Adi et Grollier depuis leurs AM.
À la carabine, à la grenade, ils nettoient le village. De son côté, Koubbi, le tireur de l’AM Riou, n’a cessé de tirer avec efficacité depuis le début du combat. Il termine celui-ci en abattant de deux courtes rafales de mitrailleuse à plus de 300 mètres quatre Allemands qui tentaient de s’enfuir.
Sachetti et lui (alors âgés de 20 ans) sont de fameux tireurs et ils continueront à le prouver tout au long de la campagne.
Le combat a duré moins d’un quart d’heure. Le bilan :
Côté ennemi
– Quinze Allemands tués dans Joué du Plain et un certain nombre abattus plus loin, une douzaine au moins, par les armes sous tourelle des AM.
– Quatorze prisonniers que nous ramènerons juchés sur les capots des Jeep et l’arrière des AM.
– Un canon de 75 PAK, un canon de 20 mm et un semi-chenillé détruits. Deux mitrailleuses MG 42 et une trentaine d’armes individuelles récupérées, ainsi qu’un stock important de munitions de tous calibres.
Côté ami
Aucun tué, aucun blessé, à part la bosse d’Orsini, qui fournira un sujet de conversation à notre 2e peloton pendant un certain temps.
Un brin d’antenne radio coupé par une balle, un obus de 20 mm non éclaté, retrouvé dans un pneu de l’AM Riou. De nombreux impacts de petit calibre dans les paquetages fixés sur les tourelles des AM ou sur les Jeep. Autant dire rien !
Le destin nous a aidés : si nous avions traversé Avoine quelques minutes plus tôt, personne n’aurait pu nous alerter. Tout le village était à la messe ! Et nous aurions certainement subi des pertes sévères. Mais le hasard n’est pas tout. Si une quinzaine de spahis, un demi-peloton de cavalerie légère, ont anéanti en quelques minutes un parti ennemi plus de trois fois supérieur en nombre et puissamment armé, c’est parce qu’ils connaissaient leur métier à fond, qu’ils savaient se battre aussi bien sur les véhicules qu’à pied. C’était le fruit d’un entraînement intensif, commencé en Afrique et poursuivi dans le Yorkshire pendant les trois mois qui précédèrent le débarquement en Normandie. Et les anciens, comme les jeunes à leur baptême du feu, avaient un moral d’acier.
Nous sommes restés très liés après la guerre.
Nous sommes restés très liés après la guerre.
Les tireurs des deux AM, Robert Koubbi et Frédéric Sachetti, ont eu chacun trois enfants, dont chacun un Philippe. Et j’en suis le parrain, bien sûr.
Philippe Sachetti est docteur en pharmacie et DEA d’économie. Il a monté une affaire qui marche bien.
Philippe Koubbi est docteur d’État ès sciences (ichtyologie). Il a assuré seul ses études (bourses et petits boulots), ses parents ayant tout perdu à Oran en 1962. Il est maître de conférence à l’Université du Littoral, nommé après un concours où il y avait 25 candidats, tous docteurs.
Philippe Koubbi a déjà dirigé deux missions (malgré son jeune âge) en Terre Adélie : ichtyologie des mers froides, et a été invité deux fois, pour des communications, par une prestigieuse université américaine.
Je suis très fier de mes filleuls.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 304, 4e trimestre 1998.