La sortie de Bir-Hakeim, par Fernand de Barral
La sortie de Bir-Hakeim a été décrite bien des fois, soit par ceux qui l’ont dirigée, soit par ceux qui y ont participé en combattant. Peut-être aimera-t-on avoir l’impression d’un simple canonnier qui n’en fut que le spectateur inactif. En effet, sérieusement blessé dès le 3 juin, j’étais tout à fait incapable de combattre.
J’extrais donc de mes souvenirs de guerre le récit d’un acte de courage parmi tant d’autres, accompli par un de mes camarades, et celui de la sortie, telle que je l’ai vue.
Depéser est le chef de l’une des pièces de ma batterie. En cours de tir, sa pièce s’enraye: une cartouche a fait long feu, l’obus est resté dans le tube. Est-il amorcé par le trop faible coup de départ, ou non? On ne peut le savoir. Ce cas est prévu avec précision : le chef de pièce doit faire reculer tout son monde et attendre cinq minutes. Passé ce délai, si l’obus n’a pas explosé dans le tube, c’est qu’il n’a pas été amorcé : on peut l’extraire avec précaution, sans trop de danger.
Mais le tir fait rage. Depéser estime que sa pièce doit continuer à tirer. Il pense aussi, sûrement, que si l’obus éclate, il fera sauter le tube, et qu’une pièce de moins quand déjà il n’yen a pas assez, cela compte. Peut-être pourra-t-il extraire l’obus avant qu’il n’éclate ?
Il fait rapidement écarter ses hommes et calmement, sachant ce qu’il risque, essaie seul d’extraire l’obus. Hélas! Celui-ci était amorcé : il éclate.
Depéser, j’espère que tu es mort sur le coup, sans souffrir. Tu étais un bon copain.
Vient enfin le moment où Kœnig doit se décider : il faut sortir de là ou se rendre. Il n’y a plus de munitions que pour moins d’une heure de tir, et plus d’eau. Le choix est fait d’avance: on va tenter la sortie.
Nous sommes le 10 juin. La nuit est tombée. Un camarade vient me prévenir dans le trou où, ne pouvant rien faire d’autre, j’attends que le temps passe, et je me traîne au rassemblement. Tous les véhicules en état de marche ont été sortis de leurs trous, dans le plus grand silence possible pour ne pas alerter l’ennemi. Pas question d’emballer les moteurs ! Aidé de bras secourables, je me hisse à l’arrière d’un camion non bâché, n’emportant, suivant les ordres, qu’une seule musette qui contient surtout quelques vivres et mon appareil photo. La plupart de mes affaires ont été détruites dans un camion atteint de plein fouet par une bombe.
Entre minuit et 1 heure du matin, le convoi s’ébranle. Au début de la nuit, les sapeurs du génie ont déminé un étroit passage, sans attirer l’attention. Quant aux fantassins, ils nous ont précédés de peu. À eux le dangereux honneur d’ouvrir la marche, à pied ou en chenillettes.
Un moment après, « fritz » n’a encore rien vu.
On avance un peu plus, et une fusée parachutée vient soudain se balancer en l’air devant nous, diffusant une lueur bleue. Bientôt d’autres sont lancées et on y voit comme par un beau clair de lune. Cette fois, l’alerte est donnée.
Loin devant moi je vois cinq, dix, puis cent étoiles filantes qui se déplacent avec une certaine lenteur, formant des paraboles qui se croisent, tombent, se reforment à l’infini. Ce sont des balles de mitrailleuses traçantes, et c’est l’éloignement qui les fait paraître lentes. C’est un véritable feu d’artifice qui, combiné avec les lumières multicolores des fusées éclairantes qui emplissent maintenant le ciel, forme un spectacle féerique.
Pourtant la pensée que dans un instant on va se trouver en plein milieu de la mêlée aurait de quoi refroidir, mais moi qui depuis huit jours broyais du noir dans mon trou, je suis si content d’en sortir enfin que je pense à peine au danger et supporte sans presque grogner les perpétuels élancements aux côtes provoqués par les secousses (j’ai entre autre, quelques côtes fêlées) qui deviennent de plus en plus fortes.
Car mon camion, conduit par notre virtuose mitrailleur Vernadet, fonce maintenant « à mort ». Ce n’est certes pas le moment de ménager les ressorts: l’important est que ni le chauffeur, ni le moteur ne soient touchés.
Nous y sommes en plein. Le sifflement modulé, bien connu, des balles est ininterrompu. Grâce à Dieu, les Allemands ne peuvent faire intervenir ni aviation, ni artillerie, sous peine de se massacrer entre eux; juste quelques coups de mortier tirés au jugé. Ça et là, des camions ou tracteurs brûlent, leurs occupants sont montés dans d’autres véhicules, s’ils l’ont pu.
Deux ou trois chars se sont mis en travers de notre chemin, m’a-t-on dit, mais sans doute après le passage de mon camion, car je n’en ai pas vu.
Dieu merci, ni Vernadet ni son moteur n’ont été atteints : seules deux balles ont touché le camion: l’une l’a traversé sans causer de dégâts, l’autre, une balle explosive, je crois, a blessé au pied Lepeu, de la deuxième batterie.
Les balles se font rares, puis cessent. Nous sommes bien passés. Bien d’autres, hélas, ne peuvent pas en dire autant. Après quelques kilomètres courus dans le calme, mais toujours rapidement, nous nous arrêtons. Des Anglais s’approchent, des camions, des ambulances nous attendent, qui nous emmènent vers l’est. C’est la 7e brigade volante qui est venue nous attendre au point convenu. Je monte encore dans un camion, – il ya tant de blessés ! – mais un peu plus tard j’aurai enfin place dans une ambulance. C’est heureux, car mes côtes sont de plus en plus douloureuses, avec toutes ces secousses.
Rommel, qui pensait en finir avec les Français Libres, ne nous a pas eus.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 200, mars-avril 1973.