Schlœsing, par Bernard Dupérier

Schlœsing, par Bernard Dupérier

Schlœsing, par Bernard Dupérier

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Jacques-Henri Schloesing (RFL).

Lorsque j’entrai au mess de Turnhouse, près d’Edimbourg, le 10 novembre 1941, j’y trouvai une quinzaine de jeunes officiers arrivés avant moi. Nous avons été rassemblés les uns et les autres sur ce terrain pour y constituer le premier groupe de chasse français en Grande-Bretagne, le groupe « Île-de-France ».

Quelques-uns d’entre nous avaient déjà derrière eux une longue expérience de chasseur, mais la plupart étaient frais émoulus des écoles où, depuis plus d’un an, ils se préparaient fiévreusement au combat. Parmi ces derniers, je remarquai tout de suite un grand sous-lieutenant dont le franc sourire et le regard espiègle contrastaient curieusement avec une certaine austérité dans la tenue et le maintien.

Les jours qui suivirent, et au cours desquels je m’efforçai de mieux connaître les pilotes placés sous mon commandement, me donnèrent l’occasion de découvrir peu à peu Jacques-Henri Schlœsing.

Né le 12 décembre 1919, d’une famille protestante alsacienne, il avait partagé sa première jeunesse entre Mulhouse et Paris où le pasteur Schlœsing, son père, avait été nommé alors que Jacques-Henri avait 9 ans.

En 1939, à la déclaration de la guerre, il préparait l’École coloniale. Sa classe n’étant pas immédiatement appelée, il s’engage et part pour l’École de l’air où il obtient successivement ses brevets d’observateur et de chef de bord. Un de ses camarades d’alors écrira plus tard à son propos : « Quoique étant le plus jeune, il était l’entraîneur du groupe que nous formions. Ceux qui l’approchaient sentaient sa franchise, sa simplicité, son entrain. Sans être sévère, il savait être un exemple pour ses camarades ».

Entraîné dans la débâcle, il se retrouve avec sa formation à Toulouse-Francazal, où il entend le discours du maréchal Pétain annonçant l’armistice. Sa décision est immédiate et, ralliant autour de lui quelques camarades, il gagne l’Angleterre, à bord d’un vieux Simoun le 22 juin 1940.

Avant de partir, il avait écrit à sa mère, l’informant de sa décision, mais ses deux jeunes frères, mus par le même réflexe, avaient répondu également à l’appel du 18-Juin, et Mme Schlœsing – sans nouvelles de son mari qui, continuant la lutte au Donon, allait être emmenée en captivité – avait accompagné ses fils. Quelques semaines plus tard, à Londres, Jacques-Henri eut ainsi la joie de les retrouver.

En Angleterre où il dut se soumettre au long apprentissage du pilotage avant d’obtenir son affectation en escadrille, le sous-lieutenant Schlœsing s’imposa à ses chefs comme à ses camarades. D’une extraordinaire maturité d’esprit ce garçon de 22 ans était admirablement équilibré, moralement et physiquement. Fin lettré, sans snobisme littéraire, mélomane délicat, sans affectation, il n’en était pas moins pour cela un des premiers à prendre sa part de la gaîté sonore qui accompagne si volontiers les dégagements des chasseurs. Il sut prendre aussi, très rapidement, un incontestable ascendant sur ses camarades et bien avant d’aller rejoindre notre poste de combat, j’avais porté mon choix sur lui pour être le premier à succéder aux anciens, auxquels avaient été confiés les postes de commandement.

Le 10 avril 1942, le groupe « Île-de-France » recevait le baptême du feu, le baptême du sang aussi car il perdait, ce jour-là, le quart de son effectif de combat. Les mois qui suivirent furent les témoins d’une bataille quotidienne et meurtrière contre un adversaire dont le matériel surclassait nos Spitfire V à chaque sortie. Un à un, les anciens disparaissaient et Jacques-Henri promu commandant en second de l’escadrille « Versailles », le soir du 10 avril, en prenait le commandement en titre avant la fin du mois d’août, et c’est à lui que je laissai le groupe « Île-de-France » lorsqu’en décembre 1942 je fus envoyé en mission aux États-Unis.

Nous avions depuis un mois touché des Spitfire IX qui, enfin, rétablissaient l’équilibre matériel avec nos adversaires et Jacques-Henri devait faire merveille à la tête de cette splendide unité, fêtant sa nomination par une quadruple victoire du groupe, remportée le jour même de sa prise de commandement. « Île-de-France » ira dès lors de victoire en victoire, mais le samedi 13 février 1943, à 10 heures du matin, au cours d’un combat à 12.000 mètres au-dessus du Pas-de-Calais, Schlœsing, pris à partie par quatre F.W. 190 fut abattu en flammes, en dépit de ses admirables qualités de pilote et de manœuvrier. Le feu avait gagné immédiatement son poste de pilotage ; il fallait sauter et, pour ce faire, larguer le toit du cockpit ; mais la commande de secours refuse de fonctionner et c’est alors, dans le brasier, une effroyable lutte contre la glissière coincée et déformée par la pression de l’air tandis que le feu ronge ses mains et tout ce que le masque à oxygène et le serre-tête ne couvrent pas de son visage. À 6.000 mètres, enfin, le toit cède et Jacques-Henri sort de la fournaise qu’est devenu son habitacle, si gravement brûlé aux yeux et aux mains qu’il faut un miracle pour qu’il réussisse à ouvrir son parachute.

Cette longue descente et la rupture d’état qu’elle marquait, Schlœsing les a décrites en termes saisissants dans un récit retrouvé dans ses papiers.

À peine au sol, il se dégage fiévreusement de son harnais et va se dissimuler dans un fourré voisin. Il n’a qu’un but, qu’une pensée : pour reprendre sa place au combat, échapper aux Allemands qui ont vu descendre son parachute. Des patrouilles battent le pays mais ne le trouveront pas. Dans une ferme on lui a donné une blouse bleue pour cacher son uniforme et une bouteille de cidre pour étancher sa soif ; soif dévorante d’un être de cauchemar aux chairs rongées et noircies par le feu, mais qui ne veut pas se rendre, bien qu’il ait su trouver aux mains de l’ennemi les soins que réclamait son corps martyrisé. Ainsi nanti, il part seul, et pendant trente-six heures, il se dirige résolument vers l’Est. Mais il est presque aveugle et il est obligé, pour consulter sa boussole, de relever avec ses doigts carbonisés des paupières boursouflés dont la peau part en lambeaux.

À bout de forces, il s’évanouit enfin dans une grange. Mais tant d’héroïsme méritait l’aide du ciel et la providence l’avait conduit auprès de ceux qui devaient lui donner des soins éclairés avant de le convoyer jusqu’à Paris. Là, tantôt dans le sein de sa famille et tantôt chez un ami, membre d’un réseau, il soigne ses plaies, impatient de retourner se battre, et il quittera la capitale pour l’Espagne et l’Angleterre aussitôt que son état le permettra. Pas si vite cependant qu’il n’ait ajouté aux signatures de la Wehrmacht, sur le Livre d’or d’un restaurant fameux, celle du « commandant Schlœsing, commandant le groupe Île-de-France « F.A.F.L. ».

Son retour en Angleterre, comme nous l’attendions depuis que la rumeur de son odyssée nous était parvenue ! Mais la gorge se serrait, et c’est avec un terrible effort que nous parvenions à trouver nos mots devant le beau visage de naguère dont le nez, les yeux, le front n’étaient plus qu’une cicatrice ; devant ces mains aussi dont chaque doigt disait l’effroyable douleur. Alors en face de notre désarroi, la bouche intacte de Jacques-Henri savait encore sourire et c’était le martyr qui rendait leur courage à ceux qu’il approchait.

L’année qui suivit fut un long calvaire. Huit opérations successives, plus douloureuses et dangereuses les unes que les autres, rendirent progressivement à Schlœsing l’usage de ses yeux et de ses mains. En mai 1944, enfin, son vœu est exaucé, il retourne au combat, et reçoit la récompense de tant de souffrances en se posant en France deux jours après le débarquement.

Le 16 août, il prend le commandement du groupe « Alsace » basé sur notre sol. Le 25 août, il écrit : « Paris libéré, c’est fou, fou, fou ! » et le 26 août à 14 h 30, tandis que le général de Gaulle descend les Champs-Élysées, le commandant Schlœsing, surpris par un groupe de chasseurs ennemis au cours d’une mission près de Rouen, trouve une mort héroïque dans ce dernier combat.

Cette mort, qui n’avait pas voulu de lui deux ans plus tôt, le prenait ce jour-là comme si sa vie avait été destinée à devenir le gage de la plus belle des victoires. Il n’aurait certes pu s’en trouver de plus pure que cette âme nette, droite, brillante comme une épée, mais ce faisant le sort impitoyable nous portait le coup le plus cruel en nous enlevant le meilleur d’entre nous et l’un de ceux qui le mieux aurait refait la France.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952.