Un sauvetage : le cas de Stéphane Hessel à Buchenwald
Le 8 septembre, seize d’entre nous sont appelés à la tour. Balachowski nous confirme, trois jours plus tard, qu’ils ont été exécutés […].
Yeo-Thomas a compris que nous étions tous promis à l’exécution. Il s’adresse d’abord à la direction communiste clandestine du camp, qui estime devoir réserver ses interventions aux camarades du parti. Balachowski se concerte avec Kogon, qui prend sur lui de sonder Ding. Ce dernier, il le sait, ne croit plus à la victoire allemande. Acceptera-t-il de laisser organiser un échange d’identité entre des officiers alliés et des morts du typhus ? Son accord est obtenu contre la promesse d’attestations revêtues de signatures prestigieuses, qu’il pourra faire valoir auprès des Alliés. Encore faut-il obtenir la complicité périlleuse du Kapo du bloc 46, celui où vivent et meurent les déportés atteints du typhus.
Arthur Dietzsch est […] à Buchenwald […] depuis déjà onze ans, après en avoir passé six dans les prisons de la république de Weimar. Dix-huit années derrière les barreaux ou les barbelés ont fait de lui une sorte de brute que les autres Kapos redoutent […]. Il n’aime pas le catholique, le très intellectuel Kogon, mais il se laissera influencer par le social-démocrate Heinz Baumeister, à qui Kogon confie le soin de le mettre au courant du complot […].
Fin septembre, la conjuration est mûre. C’est à Yeo-Thomas de choisir ceux qui en seront les bénéficiaires. Un seul ? Deux ? Trois est le maximum. Il choisit un Anglais, Harry Peulevé, et un Français, moi […].
Nous voilà installés au premier étage du bloc 46. Au rez-de-chaussée sont couchés une quinzaine de jeunes Français gravement malades. Après une épidémie de typhus dans un camp de travail forcé près de Cologne, ils ont été confiés à Ding, à Buchenwald. Il est convenu que nous prendrons l’identité des trois premiers qui mourront. Leurs corps seront envoyés au crématoire avec nos noms et matricules. Si la tour nous appelle pour être pendus, nous serons « morts du typhus » […].
A la troisième fournée d’appelés, [le nom de Peulevé] figure sur la liste. Il faut le camoufler en typhique moribond, tromper la vigilance de la tour. Marcel Seigneur, dont il doit prendre l’identité, va-t-il mourir à temps ? Oui. Peulevé est sauvé, d’extrême justesse […].
Lorsque Chouquet mourut et fut brûlé sous le nom de Yeo-Thomas, il ne resta plus que moi. Michel Boitel, le jeune Français dont je devais prendre l’identité, allait un peu mieux […]. Je proposai à Kogon […] de tenter une évasion plutôt que de mettre en danger la vie d’un autre. Cat, dès le début, nous avions craint que Dietzsch n’accélère les décès des jeunes Français pour en terminer avec cette aventure risquée […].
La réponse de Kogon fut catégorique : évasion impossible, il fallait attendre. La vie de Boitel signifiait ma mort. Sa mort, qui intervint le jour de mon vingt-septième anniversaire, signifia ma vie.
Document
Stéphane Hessel, Danse avec le siècle, Le Seuil, 1997 – Points (poche), 2011, p. 112-117.
Stéphane Hessel, Danse avec le siècle, Le Seuil, 1997 – Points (poche), 2011, p. 112-117.