Le rôle des territoires d’outre-mer dans la guerre, par le général de Larminat

Le rôle des territoires d’outre-mer dans la guerre, par le général de Larminat

Le rôle des territoires d’outre-mer dans la guerre, par le général de Larminat

Introduction

Extraits des Mémoires du général de Gaulle

Au mois d’août 1940, la France Libre avait quelques moyens, un début d’organisation, une certaine popularité. Il me fallait tout de suite m’en servir.

Si j’étais, à d’autres égards, assailli de perplexités, il n’y avait, quant à l’action immédiate à entreprendre, aucun doute dans mon esprit. Hitler avait pu gagner, en Europe, la première manche. Mais la seconde allait commencer, celle-ci à l’échelle mondiale, l’occasion pourrait venir un jour d’obtenir la décision là où elle était possible, c’est-à-dire sur le sol de l’ancien continent. En attendant, c’était en Afrique que nous, Français, devions poursuivre la lutte. La voie où j’avais, en vain, quelques semaines plus tôt, essayé d’entraîner gouvernement et commandement, j’entendais naturellement la suivre, dès lors que je me trouvais incorporer à la fois ce qui, de l’un et de l’autre, était resté dans la guerre.

Dans les vastes étendues de l’Afrique, la France pouvait, en effet, se refaire une armée et une souveraineté, en attendant que l’entrée en ligne d’alliés nouveaux à côté des anciens, renversât la balance des forces. Mais alors, l’Afrique à portée des péninsules : Italie, Balkans, Espagne, offrirait, pour rentrer en Europe, une excellente base de départ qui se trouverait être française. Au surplus, la libération nationale, si elle était un jour accomplie grâce aux forces de l’Empire, établirait entre la métropole et les terres d’outre-mer des liens de communauté. Au contraire, que la guerre finît sans que l’Empire eût rien tenté pour sauver la mère patrie, c’en serait fait, sans nul doute, de l’œuvre africaine de la France.

Il était, d’ailleurs, à prévoir que les Allemands porteraient la lutte au-delà de la Méditerranée, soit pour y couvrir l’Europe, soit pour y conquérir un domaine, soit pour aider leurs associés italiens – éventuellement espagnols – à y agrandir le leur. Même, on s’y battait déjà. L’axe visait à atteindre Suez. Si nous restions passifs en Afrique, nos adversaires, tôt ou tard, s’attribueraient certaines de nos possessions, tandis que nos Alliés seraient amenés à se saisir, à mesure des opérations, de tels de nos territoires nécessaires à leur stratégie.

Participer avec des forces et des terres françaises à la bataille d’Afrique, c’était faire rentrer dans la guerre comme un morceau de la France. C’était défendre directement ses possessions contre l’ennemi. C’était, autant que possible, détourner l’Angleterre et, peut-être un jour, l’Amérique, de la tentation de s’en assurer elles-mêmes pour leur combat et pour leur compte. C’était, enfin, arracher la France Libre à l’exil et l’installer en toute souveraineté en territoire national.

Les Territoires d’Outre-Mer Dans la France Libre

Allocution prononcée par le général de Larminat devant le Monument aux Mort de la France Libre le 16 juin 1957

Le 26 août 1940 Fort-Lamy hissait le pavillon à croix de Lorraine, le 27 Douala, le 29 Brazzaville. En quelques jours le Tchad, le Cameroun, le Moyen-Congo et l’Oubangui, bientôt rejoints par le Gabon, constituaient au cœur de l’Afrique, le “pré carré” de la France Libre. Les terres françaises du Pacifique suivaient.

Quelque part dans le monde, des collectivités françaises disaient NON à Hitler et à l’esprit d’acceptation de la défaite, de soumission, se joignaient à la Grande-Bretagne pour relever le défi jeté par la barbarie totalitaire au monde chrétien.

La veille, le général de Gaulle, entouré d’une maigre phalange d’héroïques enfants perdus, semblait prêcher la croisade dans le désert – Vox clamatis in deserto ? – “Pourquoi pas ? répondirent les hommes des déserts et semi-déserts du Tchad et de la forêt équatoriale. Nous montrerons que nous sommes plus clairvoyants et résolus que les autres”. Et ils apportèrent au chef en qui ils avaient reconnu le sauveur qui se lève en France aux jours de détresse nationale, ils lui apportèrent des terres, des positions stratégiques, des hommes nombreux et ardents.

Ils allaient être suivis par le reste des Français d’outre-mer, qui sentaient et pensaient comme eux, quand la marine française, égarée par de mauvais chefs, s’en mêla, au lieu de pourvoir à mettre ses propres biens à l’abri des prises de l’ennemi. Au jour du règlement des comptes, nous autres coloniaux de la France Libre avons pu représenter intact et même accru ce dont nous avions pris la charge. Il n’en fut pas de même de nos adversaires d’alors, les marins de Vichy.

Il y a dix-sept ans de cela. Si nous avons choisi ce dix-septième anniversaire de l’Appel du général de Gaulle pour le commémorer, c’est que le temps a mis en évidence éclatante que ce qui alors fut fait dans nos territoires d’outre-mer devait y être fait, pour le salut national comme pour leur bien propre.

Le 18 juin, le général de Gaulle avait dit :

“Dans l’univers libre des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour ces forces écraseront l’ennemi”.

Pour que ces forces puissent intervenir il fallait gagner le temps de leur préparation sans que l’irréparable fut accompli. Il fallait d’abord gagner la bataille de retardement, la bataille défensive.

Se figure-t-on que le débarquement allié en A.F.N. eut eu un sens, eut été possible, si en juillet 1942 l’Axe était arrivé au Nil et au Canal, faisant de la Méditerranée un lac germano-italien et du Proche-Orient une place d’armes, alors que les Allemands approchaient du Caucase et que les Japonais bordaient l’océan Indien ? Certes les choses eussent pris une tout autre tournure, nous ne serions pas aujourd’hui ici réunis pour nous congratuler d’une victoire.

Mais si cela n’arriva pas, c’est que Rommel perdit devant Bir-Hakeim les quelques jours qui permirent à Auchinleck de retirer la majeure partie des forces engagées dans la nasse de Gazala, de les porter sur la position d’El-Alamein, d’y rameuter les divisions britanniques de Syrie, d’Irak et de Palestine. Or, Bir-Hakeim fut défendu pour une bonne part par des contingents venus d’Afrique et du Pacifique, le Levant ne put être dégarni que parce que de loyales troupes françaises libres en grande partie venues d’Afrique y avaient remplacé les autorités et les forces obéissant au gouvernement de Vichy, dont les intentions étaient alors plus que douteuses sinon hostiles. Et si l’aviation alliée put conquérir la maîtrise du ciel, c’est grâce à la route directe et rapide par laquelle lui arrivaient ses renforts à travers l’Afrique française libre.

L’élan généreux et viril qui emporta en 1940 nos territoires d’outre-mer, et que l’on taxa facilement alors de folie donquichottesque quand l’on voulut bien ne pas l’imputer à de déshonorants motifs, cet élan spontané se trouve avoir été le plus juste calcul, le plus profitable aux intérêts de la guerre, à ceux de la France. Il en fut ainsi parce que ce calcul fut basé sur des valeurs nobles et élevées.

*

Car les calculs cyniques et machiavéliques ne sont pas de mise dans les grandes crises, et au surplus à ce jeu-là on perd toujours quand on a affaire à des dictateurs, qu’ils se nomment Hitler, Mussolini, ou Nasser, car ceux-là ne sont pas embarrassés de soucis moraux et ont les mains entièrement libres. Il était cynique et réaliste d’aller à Munich, la paix vaut bien une lâcheté : on a eu la honte et la guerre. Il était cynique et machiavélique d’accepter la victoire allemande comme un fait établi, quand bien même on savait que cette victoire signifiait la fin de notre pays, et de décourager les volontés de résistance, et de réserver ]a flotte française intacte pour former le noyau de la grande flotte européenne – l’esprit de résistance a quand même tout balayé, mais au prix de quelles pénibles divisions internes! et les débris de nos bateaux sont dans la vase de Toulon. Il était cynique et réaliste pour nos Alliés de jouer en Afrique du Nord le chef français le plus commode, sans calculer que si ce chef n’était pas celui que reconnaissait la résistance française, le débarquement en France s’opérerait au milieu d’une affreuse anarchie interne. Il est aujourd’hui cynique et réaliste d’abandonner dans le Proche-Orient ses amis et alliés les plus sûrs, d’avaliser la destruction d’une notion essentielle de l’équilibre mondial, celle de service public international, dans l’espoir de se concilier de médiocres potentats orientaux dont la seule force réside dans la duplicité et l’art du marchandage.

Ce n’est pas ainsi, que se gagnent les grandes causes, mais par un solide attachement aux principes élevés qui fondent ces causes. Ainsi agirent nos territoires d’outre-mer en 1940, et ils gagnèrent la partie.

Ils gagnèrent sur tous les tableaux. Et d’abord sur le tableau militaire. Leur participation à la victoire défensive, en un moment et des lieux où quelques bataillons de belles troupes avaient une valeur considérable, elle s’appelle Koufra, l’Érythrée, la Syrie, Bir-Hakeim, El-Alamein, le Fezzan. Elle s’appelle aussi la route d’avions de Takoradi au Caire par Fort-Lamy, la fourniture de produits stratégiques.

Leur ralliement en 1940 renforça précieusement le parti de la guerre en Afrique, rompit cette sorte d’envoûtement, d’inhibition qui y inclinait les esprits à la veule acceptation sous le coup de la victoire foudroyante d’Hitler en France. Du coup nos amis du Congo Belge furent assurés dans leur détermination et ne balancèrent plus à suivre le gouvernement belge réfugié à Londres. Le Maréchal Smuts a dit lui-même qu’il fut aussi, et du même fait, grandement aidé en Afrique du Sud à vaincre l’esprit de neutralisme.

Dans les terres françaises d’outre-mer non ralliées, l’événement provoqua des réactions complexes, mais sans aucun doute il porta un coup d’arrêt décisif à l’esprit de collaboration. Certaines complicités furent exclues du jour où la preuve eut été administrée que, des mouvements de rébellion étaient possibles et conduisaient au combat. Il est sûr que si nulle part l’esprit de soumission n’avait rencontré d’obstacle outre-mer, il y eut fait de terribles progrès car c’est un mal insidieux qui s’attaque à la racine, à l’énergie vitale.

Or, les mauvaises intentions de certains des gouvernants de Vichy de l’époque sont évidentes. Je n’en veux pour preuve que cette mauvaise affaire de Syrie, où ils n’hésitèrent pas à sortir de la neutralité que leur imposaient l’armistice et notre traité d’alliance avec la Grande-Bretagne, pour fournir aux ennemis de cette dernière des aéroports français, des trains de matériel de guerre français. Or l’armistice n’étant pas la paix, l’ennemi restant l’Allemand, c’était une félonie, un crime d’intelligence avec l’ennemi, contre un Allié dont en fin de compte la victoire était notre seule chance.

Un acte semblable, par exemple la mise à la disposition des Allemands d’une base de sous-marins, n’eut pu être tenté en Afrique sans être publiquement dénoncé et provoquer une dangereuse agitation. Et cela avant tout parce que des territoires français géographiquement proches et proches parents avaient donné un exemple qui pouvait être suivi.

Les territoires d’outre-mer de la France Libre réalisèrent encore un autre bénéfice, ils sortirent de la guerre plus étroitement unis à la mère patrie, bien orientés, et d’un commun accord, sur la voie de l’évolution nécessaire.

Que l’on considère que tous les soulèvements qui se sont produits contre la souveraineté française depuis 1944 ont atteint des pays qui avaient accepté l’armistice et qui ont été plus tard ramenés dans la guerre par ou avec des interventions militaires alliées. Là où les canons et les uniformes étrangers ont ouvert la voie au retour dans la guerre, la France, prenant figure d’être une deuxième fois vaincue, a essuyé une terrible perte d’autorité et de prestige. L’énumération des événements est tristement éloquente, elle suit presque l’ordre chronologique des interventions : Syrie et Liban, Madagascar, Tunisie, Maroc, Algérie.

Que l’on considère aussi que ce sont les Français libres qui, à Brazzaville en 1945, ont jeté les premières bases d’une évolution sociale et politique qui s’est depuis développée dans la bonne foi et sans réticence.

Qui niera que nous ayons aujourd’hui cruellement à regretter qu’un esprit aussi libéral et objectif n’ait pas présidé en temps voulu à la politique française dans les pays d’Afrique du Nord, où le régime accepté de l’ordre nouveau avait au contraire accusé les antagonistes raciaux et d’intérêts et durci les positions? Et pourtant des Français libres, le général Catroux et le gouverneur général Chataigneau, y avait tracé la bonne voie, encore en temps utile.

Par tout cela, a bien été servie la France, la Grande France, l’Union Française. Nous le devons à des hommes courageux et purs qui ont su comprendre le message du général de Gaulle et agir virilement, à tous risques. De ces hommes, je ne citerai que quelques-uns, qui sont morts après avoir œuvré de manière décisive dans cet épisode : Éboué et d’Ornano au Tchad, Leclerc au Cameroun, Sicé à Brazzaville, Broche au Pacifique.

Au pied de notre monument, un hommage solennel sera rendu à la grande œuvre que ceux-là et leurs compagnons, Européens, Africains, Polynésiens, surent réaliser pour que la France, échappant à la barbarie, puisse continuer à tenir dans le monde son rôle civilisateur et humain.

Le général de Larminat

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 99, juin 1957.