Rideau de fumée sur le Cotentin
Le groupe « Lorraine » et le débarquement en Normandie
Par Jean Clément, pilote – escadrille Nancy – 342 « Lorraine » Squadron
Hartford Bridge – début juin
Une des nombreuses bases de la 2nd Tactical Air Force, où le Squadron 342 « Lorraine » est stationné. Nous partageons le terrain avec le 88 équipé comme nous de Boston et nous sommes les deux seules unités de la 2e TAF à voler sur ce matériel. Les autres squadrons de bombardiers légers volent maintenant sur des B 25 Mitchell, plus lents mais transportant une charge plus importante, et Mosquitos, plus rapides mais plus fragiles.
Pour avoir suivi un entraînement spécial, nous pensons que, le grand jour, nous serons chargés de poser un écran de fumée entre les forces alliées débarquant à terre et les forces allemandes. La perspective est excitante – être aux premières loges -, mais un peu effrayante – car les chances de survie d’un avion volant au ras du sol, directement sur la plage de débarquement, sans aucune possibilité d’« évasive action », sont des plus réduites. La casse devrait être importante. En réalité, cela s’est révélé dangereux, mais pas plus qu’une mission ordinaire, car nous avons posé l’écran de fumée non pas directement sur la plage mais sur la mer parallèlement à la côte. Bien sûr, les navires de guerre alliés tiraient sur les batteries côtières allemandes, lesquelles n’étaient pas en reste ; mais, heureusement, les gros calibres ont des trajectoires courbes, ce qui nous permettait de passer au-dessous plaqués au sol. De toute façon, nous devions voler très bas pour le largage correct de notre écran de fumée.
Pendant cette période d’attente, nous volons régulièrement en missions opérationnelles au-dessus de la France, de la Belgique et de la Hollande. Nous bombardons les axes de communications, les gares de triage et aussi des objectifs mystérieux – code Noball – situés en pleine campagne. Par la suite, nous avons appris qu’il s’agissait de rampes de lancement de V1 qui, après le débarquement, allaient être lancés sur Londres. Nous sentons que le déclenchement de l’invasion est imminent et les supputations vont bon train.
Hartford Bridge – 5 et 6 juin 1944
Depuis une semaine, nous sentons que cela ne peut plus durer longtemps. Nous volons de plus en plus. Heureusement, nous n’avons pas de pertes. Dans l’après-midi, je monte au « dispersal » pour y trouver une activité inhabituelle. Nos mécaniciens transforment nos avions en zèbres en peignant des bandes blanches sur les ailes et le fuselage de nos Boston. Mon vieux « Q » comme Québec ou comme Clément, disaient les mauvaises langues, me semble tout bizarre. En bon Français, j’ai plutôt tendance à râler. D’accord, nous serons plus facilement identifiés comme avions amis, mais il me semble que les bandes blanches, en rase-mottes, se verront beaucoup mieux que notre ancien camouflage kaki. L’atmosphère devient survoltée, car le grand jour se rapproche, c’est évident. Quand ? Demain ? Dans deux jours ? Cela ne peut plus tarder, d’autant plus que, la peinture achevée et pas encore sèche, l’ordre est donné de remplacer les quatre bombes de 500 livres, notre « fret » habituel par quatre réservoirs de fumée.
Dans la soirée, le « battle order » pour le lendemain est affiché – 12 équipages du 88 et 12 du 342 « Lorraine ». Je lis n° 12 : P.O. Clément, pilote F.O. Lambermont, navigateur SGT Dorin, radio-mitrailleur.
Cela se précise. Les équipages comprennent habituellement quatre membres. Là, le mitrailleur arrière ne pouvant tirer que de haut en bas est supprimé. Nous allons donc effectuer une mission en rase-mottes. Nous devinons laquelle, mais les mitrailleurs ne sont pas contents. Pas contents du tout.
Plus tard, vers 10 heures, nous sommes survolés par une armada de Dakota et de Curtis remorquant des planeurs. Cap au sud vers la France. Le doute n’est plus permis. C’est parti.
À minuit, nous sommes convoqués pour un « briefing ». Il est présidé par un Group Captain que nous ne connaissons pas et venu spécialement de l’état-major de la 2e TAF. Il ouvre la séance par ces simples mots : « Gentlemen, today is D-Day. » Le 88 posera un écran de fumée dans le secteur de Caen, le 342 « Lorraine » posera le sien de l’île Saint-Marcouf vers Grandcamp pour protéger le débarquement américain. Nom de code de ce secteur : Utah Beach. Les avions voleront par paire, et le n° 2 émettra son écran lorsque le n° 1 en aura terminé avec le sien. Chaque paire sera espacée de 10 minutes, ce qui devrait assurer une couverture efficace d’une heure. La première paire décollera à 05.00 am, ce qui veut dire, en ce qui me concerne, que nous décollerons à 06.00 am.
Mon leader est l’adjudant Kerbrat, un pilote plus ancien que moi, et il vole avec Ribero son navigateur.
Il est maintenant plus d’1 heure du matin et nous allons essayer de nous reposer car la nuit sera courte. Au-dessus de nous, toujours le vrombissement des avions allant vers la France. Quelle opération énorme, mais que dire de ce que nous allons voir sur la mer dans quelques heures !
Courte fut effectivement la nuit et pas très bonne non plus. L’excitation d’un grand moment à vivre et, il faut bien le dire une grosse frousse qu’il faudra dominer. Ce ne sera pas une partie de plaisir ; mais le fait de ne pas survoler directement la plage comme nous le faisions à l’entraînement diminue le risque et me rassure.
Courte fut effectivement la nuit et pas très bonne non plus. L’excitation d’un grand moment à vivre et, il faut bien le dire une grosse frousse qu’il faudra dominer. Ce ne sera pas une partie de plaisir ; mais le fait de ne pas survoler directement la plage comme nous le faisions à l’entraînement diminue le risque et me rassure.
Donc lever très matinal et à 6 heures décollage sans problème en formation lâche avec Kerbrat. Nous volons entre 500 et 1 000 pieds, altitude inhabituelle pour nous et nous pouvons admirer la paisible campagne anglaise.
Nous arrivons à la côte en 20 minutes et, dépassant l’île de Wight, nous avons le souffle coupé. Partout des navires. Des gros, des moyens, des tout-petits, des navires de guerre, des cargos avec des ballons anti-Stuka, des drôles d’engins avec la proue verticale chargés de camions, de tanks ou de troupes. À perte de vue. Cela donnait une impression de puissance contre laquelle rien ne pouvait résister. Et au milieu de celle foule nos deux avions volant à basse altitude, perdus au milieu de tous ces navires. Ils étaient tellement nombreux qu’on ne pouvait que passer à leur proximité et dans le doute on nous tirait dessus, gentiment bien sûr, devant nous, mais le message était clair, « On croit te reconnaître, espèce de zèbre blanc, mais ne t’approche pas plus près ». Et nous avons obéi : notre radio Dorin a tiré un nombre impressionnant de fusées signifiant « ami-ami ». Ce jour-là, j’ai bien compris ce que signifiait l’expression «Trigger Happy. »
Vers 06 h 35, nous sommes en vue de l’île Saint-Marcouf. Nous volons maintenant à 300 mph et le plus bas possible à environ 50 pieds. La mer défile à toute vitesse sous notre nez. Pour le pilote, le vol dans ces conditions est très difficile et dangereux car au-dessus de la mer il n’y a aucune sensation de relief. Il est très facile et mortel de toucher l’eau. Or notre mission consiste à voler le plus bas possible pour bien poser la fumée, mais sans se tuer car alors il n’y aurait plus d’écran.
Kerbrat fait un virage à gauche dans l’alignement de Saint-Marcouf et commence à poser sa fumée. Étant à sa gauche, je suis obligé de le sauter et me place sur sa droite. Au bout de 3 minutes, ses réservoirs sont vides et je prends le relais. Je ne vois rien de ce qui se passe sur la côte, étant totalement absorbé par le pilotage en rase-mottes. Lambermont me dit qu’il y a foule et que tout le monde tire sur tout le monde et que tout cela passe au-dessus de nous. Il devait avoir raison car le « 0 » a vibré à plusieurs reprises – indices d’explosion à proximité. Puis, 3 minutes plus tard, Dorin signale la fin de l’émission. Virage à gauche, prise d’altitude. La mission est terminée. Cap sur l’Angleterre et Hartford Bridge.
Nous sommes soulagés et heureux.
De retour à la base, nous apprenons que l’équipage Boissieu, Canut, Henson n’est pas rentré. J’avais fait avec eux mon OTU (Operational Training Unit) à Bicester. A-t-il été touché par l’artillerie amie ou ennemie ? A-t-il volé trop bas ? Nous ne savons pas. Le risque était le même, aussi important.
Enfin, sur les 25 pilotes du groupe, comment ont été choisis les 12 pilotes de la mission ?
Une chose est sûre. Ils avaient tous une expérience opérationnelle, ce qui éliminait les nouveaux arrivés.
Personnellement, j’avais, le 6 juin, 28 missions de guerre et à cette époque le « Tour » était de 30 missions. Ensuite, je suppose que notre patron et leader de cette mission, le commandant Gori, devenu plus tard le général Fourquet, chef d’état-major général des armées, avait établi un dosage entre les surdoués, les doués et les moins bons. Cette mission était théoriquement très dangereuse, et n’y faire participer que les meilleurs risquait de compromettre le niveau opérationnel du groupe. Donc, ceux qui, comme moi, ont eu le privilège d’effectuer cette mission n’ont pas eu plus de mérite que ceux qui sont restés au sol ce jour-là. Et en affirmant cela je pense aux quatre équipages perdus la nuit du 4 août et aux autres que nous ne pourrons oublier.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 287, 3e trimestre 1994.