Les réseaux d’évasion bretons
Discours prononcé par le docteur Vour’ch le 8 août 1954 à Douarnenez
Les Bretons de la France Libre savent gré à la ville de Douarnenez d’avoir voulu que la nouvelle digue de ce grand port de pêche soit parrainée par eux, d’avoir songé, au Xe anniversaire de la Libération, à exalter l’exode de nos jeunes hommes vers la lutte, la victoire.
L’Appel du général de Gaulle du 18-Juin, entendu ou pas, était à leur unisson. Nous ne prétendons pas avoir eu dans la catastrophe l’exclusivité du réflexe patriotique. Mais un fait appartient à l’Histoire : la prépondérance des soldats de Bretagne dans les troupes de la France Libre. « S’il n’y avait pas eu les Bretons, me disait spontanément un Français bien placé pour en connaître, il n’y aurait pas eu d’armée ni de marine des F.F.L. ». On sait d’autre part l’exclamation de De Gaulle passant la première revue de ses soldats.
Vouloir expliquer une telle prépondérance par la géographie, par nos côtes, nos ports, nos barques de pêche plus nombreuses est illusion verbale. Nous savons par nos expériences diverses, par nos échecs, par nos réussites aussi qu’il n’était pas plus aisé de s’évader de nos côtes que des autres littoraux de France. J’évoque les jeunes camarades qui, désespérant de s’échapper par nos ports, cherchaient la voie d’Espagne, celle d’Afrique du Nord, attirés par le roc polaire de Gibraltar. Tel ce jeune homme engagé comme soutier dans un cargo, qui se jette à l’eau au passage du détroit pour gagner la côte à la nage ; son navire rebrousse chemin pour le reprendre ; un navire britannique, témoin de la scène et ayant compris, fut plus rapide et le sauva.
Il est souhaitable que l’épopée des Bretons de la France Libre soit écrite un jour. Elle comporterait des chants nombreux, divers ; les collecter serait une œuvre pieuse et bonne. Le passé nous forme ; pour notre jeunesse actuelle et future, la geste bretonne de 1940-1944 serait bien éducatrice.
La mer est attirante pour l’homme libre ; elle est la voie de la liberté ; nos barques de pêche furent l’instrument de cette Geste.
Je ne fais aujourd’hui qu’une allusion à cette petite île qui se détache là-bas de la Pointe du Raz. Nous connaissons le départ des hommes valides de Sein. Récemment le hasard du train me donna comme voisin un professeur de la Faculté de médecine de Paris ; chargé peu avant la libération d’inspecter un préventorium proche de Douarnenez, il apprit qu’on y avait rassemblé les enfants de l’île de Sein sous-alimentés ; ils étaient en rang devant lui ; songeant à ce départ de 1940 si symbolique d’une France acharnée à survivre il voulut avoir une attention spéciale pour ceux dont les pères avaient rejoint l’Angleterre, et demanda à ceux-là de sortir du rang ; ils ne sortirent pas du rang, car tous s’avancèrent près de lui.
Nos barques de pêche, ai-je dit. Mais surtout nos marins pêcheurs. Concevoir un départ, un sauvetage d’aviateur est plus facile que de le réaliser. Le grand mérite et le plus grand péril restent aux exécutants.
S’il fallait établir un palmarès par ordre de mérite la première place ne reviendrait-elle pas à ce petit groupe de jeunes hommes de Guilvinec et de Tréboul (Kerloc’h, Le Corre, Le Goff, Guénolé, Baltas) ? Si mes renseignements sont exacts ils traversèrent 19 fois la Manche depuis juillet 1940 jusqu’en avril 1941 date où ils devaient succomber devant les côtes Nord de Bretagne. Sachant que chaque sortie ou retour impliquaient les risques de la plus forte tempête, nous pouvons estimer leur courage, leur ténacité, leurs astuces, leur indomptable volonté. Que sont-ils devenus ? Je crois que les survivants ont tout simplement repris leur métier de travailleur de la mer.
Je ne puis ici prétendre à une énumération de tous les hauts faits dont nos estuaires ou nos petits ports furent témoins, je serais incomplet. Chacun de ces exploits nécessiterait relation détaillée pour la mise en valeur du mérite des exécutants.
Comment ne pas mentionner le vieux passeur Guéguen de Penzé, Sibiril de Carantec ? Combien d’hommes ont-ils débarqué où fait débarquer sur les côtes de la Cornouaille britannique. Les liaisons effectuées par les Deux Anges de la rivière de l’Aven, le Veach Mad, le Vincent Michelle de Saint-Guénolé mériteraient récit circonstancié.
À ceux qui, par ignorance ou légèreté, estiment qu’il était plus facile de s’échapper de Bretagne que d’ailleurs je pourrais narrer l’aventure de la Petite Anna cette pinasse qui, fin octobre 1940, quitta Douarnenez. L’initiateur de ce départ n’avait pas cessé depuis deux mois de chercher depuis la rivière de Morlaix jusqu’au Pouldu un bateau où il pourrait voguer avec ses amis vers la France Libre. À Douarnenez, enfin, il trouva cette barque. Ils étaient six à bord ; aucun ne savait naviguer ; ils partirent sans vivres, sans eau ; pas assez d’essence non plus. Un ami de Douarnenez qui connaissait les périls de la mer leur avait dit : « Sachez, jeunes gens, qu’il y a 99 chances sur 100 pour que ce bateau soit votre cercueil ». Ils partirent quand même. Leur voyage dura 11 jours. Assaillis par une forte tempête, mât brisé, ils flottaient finalement comme bouchon sur l’eau. Plus personne à la barre ; tous gisaient à fond de cale ; deux étaient scorbutiques, deux autres en proie à des hallucinations, épaves dans une épave, l’un des passagers avait eu le courage de lire les prières des agonisants. Un cargo britannique, intrigué par ce navire ballotté par les vagues énormes, les sauva à 80 milles des côtes vers le golfe de Bristol. L’état de la mer était tel qu’à trois reprises l’amarre se rompit et le navire fut abandonné aux caprices des vents, de la mer, de ses courants. La légende raconte que barque solide la Petite Anna rejoignit seule la baie de Douarnenez où elle aurait finalement sombré face au sanctuaire de la Palud, sa patronne, servant de cible aux Allemands.
L’étrange voyage de l’Émigrant n’est pas encore expliqué. Il quitta Camaret en décembre 1940. Il était en bonnes mains, l’équipe des jeunes marins pêcheurs de Tréboul-Guilvinec. On y aménage des pseudo-caissons à eau où trouvèrent place un lot de passagers. Parmi eux deux prétendus officiers anglais. Nous apprîmes plus tard, après la libération, que dès leur départ de Camaret un téléphone en avisa la Kommandantur allemande de Brest et un destroyer allemand les suivit jusqu’en vue des côtes anglaises pour protéger leur voyage. Il y a là un mystère non encore élucidé.
À bord de l’Émigrant il y avait autre chose que des suspects ; Jean Leroux rencontra à Londres Robert Alaterre l’un des passagers de la Petite Anna. Tous deux nous revinrent en mars 1941, toujours à bord de l’Émigrant, avec les mêmes pilotes pour débarquer à Lampol-Ploudalmézeau. Ils constituèrent le premier en date des Réseaux de Renseignements en France, antérieur à celui de Rémy, le Réseau Johnny. Ils devaient agir en liaison avec d’Estienne d’Orves, déposé avant eux près de la Pointe du Raz par Le Follic et son équipage de l’île de Sein. Le radio-émetteur de D’Estienne d’Orves avait trahi. On sait le reste, l’arrestation de D’Estienne d’Orves, celle de Le Follic et des siens revenus pour le prendre sur message émis par l’ennemi. Le réseau Johnny donna sa première émission au bureau de poste de Kerfeunteun. Il se développa vite, tendit ses mailles à travers toute la France occupée. Durant sa belle et tragique histoire des liaisons sous-marines par Lesconil, Concarneau furent nécessaires et ne furent possibles qu’avec le concours des marins pêcheurs. Né chez nous, il devait succomber chez nous, après avoir bien œuvré
Les survivants se retrouvèrent pour d’autres exploits.
L’un d’eux devait rejoindre l’Angleterre au printemps de 1943 à bord du Dalc’h mda, piloté par Lili Marec. Parti de Tréboul, avec pseudo escale à Douarnenez, son exode fut une réussite merveilleusement étudiée et réalisée. Son arrivée en Angleterre eut un relief retentissant, on y raconta que le professeur de première du Lycée de Quimper venait d’arriver avec 19 élèves. Ce n’était pas tout à fait exact. Et Xavier Trellu a toujours assuré que le héros de cette réussite fut Lili Marec.
Durant l’été de 1943, le père de Lili Marec devait rejoindre son fils, avec le Moïse, 20 jeunes hommes étaient à bord, dont deux frères de Lili.
Dans les premiers jours d’octobre 1943, le langoustier Lapérouse réussit à quitter Tréboul, échappa heureusement au contrôle des douaniers allemands, et déposa à Penzance 20 hommes dont deux pilotes américains abattus en France.
Le sauvetage des aviateurs alliés était devenu souci, besogne nécessaire. Plusieurs modalités furent utilisées, dont nos barques de pêche bretonnes. En octobre 1943, 24 de ces aviateurs furent rassemblés à Camaret. Le Suzanne-Renée en reçut 19 ; le reste, ainsi que les jeunes convoyeurs de chez nous, furent abandonnés faute de place. Une tempête empêcha le départ. Durant six jours et six nuits, les pauvres aviateurs serrés comme sardines en boîte restèrent au port. Au sixième jour, la tempête persistant, il fallut risquer le départ, car les emprisonnés perdaient patience, avec raison et voulaient se rendre. Les autres bateaux de Camaret furent priés de sortir pour un semblant de pêche et pour éviter un contrôle précis du bateau litigieux. Le succès fut complet. Admirable unanimité de ce port de 4.000 habitants, où chacun savait ce que le Suzanne-Renée cachait dans ses flancs et où il n’y eut pas une seule fuite.
Les cinq aviateurs laissés pour compte furent joints à d’autres qui arrivaient de France, de Belgique ou d’ailleurs. En janvier 1944, 15 étaient rassemblés à Douarnenez-Tréboul. Le mérite de leur sauvetage revient à Gabriel Cloarec de Tréboul. Les 15 aviateurs et 16 jeunes hommes des environs furent pris à bord de son Breiz-Yzel. Le patron avait établi son plan avec une prudence remarquable, son audace ne fut pas moindre. Les détails circonstanciés de ce sauvetage furent dramatiques et frisent l’invraisemblance. Le succès récompensa le courage de l’initiative de Gabriel Cloarec. Tel fut à ma connaissance le dernier départ réussi de nos côtes finistériennes. Car le départ de Le Hénaff au début de février 1944 avec Brossolette, Bollaërt et 35 autres passagers fut hélas, un échec et combien sinistre !
Ce rappel de quelques faits est bien loin d’être une énumération limitative. Je m’en excuse. Je m’excuse surtout de sa trop sèche brièveté. Les sentiments qu’éprouvaient les auteurs de ces exploits n’ont rien de commun avec l’objectivité froide de l’historien.
Un écrivain breton, G. Toudouza, a récemment sorti des archives un trait de la guerre de Cent Ans. Arthur de Richemont, connétable de France, troisième connétable breton après Clisson et Duguesclin, se trouvait exilé dans sa province lorsque les échos lui parvinrent des exploits d’une paysanne de Lorraine qui venait de délivrer Orléans. Il rassembla un gros de troupes bretonnes pour la rejoindre. La rencontre fut pittoresque. Richemont dit : « Je ne sais si vous estes de par Dieu ou non. Si vous estes de par Dieu je ne vous crains en rien. Si vous estes de par le Diable je vous crains encore moins… » Un sourire fut la réponse. Les deux troupes mêlées s’arrêtent au soir devant Beaugency. Jeanne se retire dans sa tente, ses gardes autour d’elle. Soudain la haute figure de Richemont paraît ; d’un geste il écarte les sentinelles et seul il prend leur place. Et toute la nuit Richemont, futur duc de Bretagne, les mains croisées sur la grande épée fleurdelysée qui fut celle de Duguesclin et de Clisson, veille sur le sommeil de Jeanne d’Arc, la Sainte de la Patrie. « Or, écrivit l’historiographe de Richemont, ce fut le plus beau guet qui eust esté fait en France passé il y a longtemps. »
Les Bretons de la France Libre furent guetteurs vigilants et acteurs intrépides ; ils ont dressé à la Pointe des Polis à Camaret une croix de Lorraine. Elle fut érigée face à la mer, symbole de la fidélité de la Bretagne à elle-même et à la France.
Nulle province ne fut aussi française que la Bretagne durant la guerre récente. Grâce soit rendue à Douarnenez d’avoir aujourd’hui tenu à marquer cette persistante fidélité.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 71, septembre-octobre 1954.