Réflexions sur le thème
L’intitulé du thème nécessite d’être justifié et clarifié. Si l’expression « univers concentrationnaire nazi », qui comprend à la fois le système concentrationnaire et le système génocidaire, est relativement familière aux habitués du Concours national de la Résistance et de la Déportation – on la rencontre déjà pour les thèmes de 2005, 2007 et 2015 –, la « négation de l’homme » interroge, relevant davantage de la philosophie ou de la psychologie que de l’histoire.
On pourrait être tenté de confondre cette expression avec le terme de « déshumanisation », qui renvoie à la perte de caractères spécifiques à la nature de l’homme, la personne étant entendue dans sa nature morale, spirituelle, ou dans ses relations à autrui. Le choix de ce terme eût impliqué de se pencher plus particulièrement sur le vécu des déportés, et non seulement sur le processus de déshumanisation.
On pourrait d’autant plus être tenté de la faire que la brochure nous explique que « les survivants ont souvent parlé de « négation de l’homme » pour caractériser « le milieu » dans lequel ils avaient été envoyés et détenus de force, et les conditions de vie ou de mort qui leur étaient faites ».
Suivant cette lecture, l’expression renvoie donc au ressenti des déportés, avec ce que cela suppose de subjectivité, non à une politique définie par leurs bourreaux.
Toutefois, l’expression « négation de l’homme » réclame de prendre en compte le point de vue du négateur. Or, l’objectif des nazis n’était pas de nier l’humanité de leurs victimes, mais de retrancher de l’Allemagne nouvelle et du nouvel ordre européen les individus considérés comme nuisibles en raison de leur origine (juive, tzigane, slave), de leur caractère dégénéré (handicapés physiques et mentaux, homosexuels) ou de leur refus de l’ordre nazi (communistes, sociaux-démocrates, catholiques, résistants, droits communs), de les exploiter ou de les exterminer. La négation de l’homme, c’est bien plutôt la conséquence, le résultat, de la manière dont les SS traitaient leurs victimes dans les camps de concentration et d’extermination, traitement qui découle lui-même, pour une bonne part, de leur idéologie.
L’expression « négation de l’homme » pose également problème dans le sens où elle pourrait laisser supposer que les nazis niaient l’appartenance de l’ensemble de leurs victimes, ou d’une partie d’entre elles, à l’espèce humaine. Ce point renvoie à la question de la hiérarchisation de l’humanité, dans la doctrine nazie, en fonction de la race. On sait qu’en plus des notions de « race supérieure » et de « race inférieure », parmi lesquels les tenants de la thèse racialiste classique comptaient les juifs, certains théoriciens nazis considéraient les juifs, en l’absence de caractères physiques homogènes, comme une non-race (« Unrasse ») ou comme une contre-race ou anti-race (« Gegenrasse »), vocable employé par Alfred Rosenberg. L’expression « non-homme » – forgée parallèlement à la notion de « sous-homme », qui servait à désigner les membres des races dites inférieures – a été employée par un certain nombre d’auteurs pour qualifier la manière dont les nazis regardaient les juifs ; elle me paraît abusive, d’un strict point de vue historique, même si Fritz Hippler a pu comparer, dans Le Juif éternel (« Der Ewige Jude »), film de propagande nazi sorti en 1940, les juifs à des rats.
En l’espèce, les juifs apparaissent davantage aux nazis comme des êtres nuisibles, à éradiquer par l’isolement et l’éloignement puis par l’extermination, que comme des « non-hommes ».
L’expression « négation de l’homme » renvoie donc à la négation, par les nazis, d’un certain rapport à l’homme, la hiérarchie entre les races rompant l’idée d’égalité entre les hommes et mettant à mal l’attachement à sa dignité.
Tel qu’il est formulé, le thème exige, d’abord, une mise au point sur le nazisme en tant que mouvement politique et corps de doctrine. En effet, s’il y a « négation de l’homme », c’est qu’il y a un négateur. La question est de déterminer en quoi les nazis niaient l’humanité des déportés, et sur quels fondements idéologiques.
Le nazisme s’inscrit dans une culture politique allemande hostile depuis les années 1800 aux Lumières, jugées françaises, au libéralisme et à la démocratie, considérées comme occidentales, opposées à une civilisation allemande attachée à ses traditions nationales et populaires. Il s’inscrit également dans un processus de construction de l’État-nation allemand fondé sur la volonté d’unifier toutes les populations considérées comme allemandes du continent européen, une construction/unification réalisée de haut par l’État prussien, en usant de la force, en excluant toute une partie des Allemands (les Autrichiens).
À la suite de cette unification, se sont développés des mouvements politiques et des courants de pensée visant à l’unification de la Grande Allemagne, par opposition à la Petite Allemagne née en 1871, à l’exclusion des juifs de cet ensemble national, en raison de considération raciales. Entre 1870 et 1914 se développe un nationalisme ethniciste que l’on qualifie de mouvement völkisch.
Siècle du scientisme, le XIXe siècle voit également l’émergence d’un ensemble de théories affirmant l’inégalité entre les hommes et l’importance de la notion d’hérédité. Suivant ces théories, l’épanouissement de l’homme, son amélioration en termes physiques, intellectuels, moraux, sociaux, passe par une politique favorisant les individus supérieurs aux dépens des individus inférieurs.
Le nazisme exprime la volonté d’« améliorer la race allemande » par la sélection des individus et l’extermination des éléments « tarés » ou autres, de libérer l’espace vital à l’Est et d’éliminer les « criminels » de droit commun et politiques. Cela suppose des différences de traitement selon la période, les camps et les populations concernées.
Ces théories sont en contradiction flagrante avec les principes libéraux exprimés dans des déclarations des droits en Angleterre, en France et aux États-Unis, mais aussi avec les principes de l’humanisme chrétien, qui affirme l’égalité des hommes, quelle que soit leur origine, devant la grâce divine, et privilégie les notions de pitié, de commisération et de rédemption, à l’opposé du culte de la force et de la violence nazis.
Les camps de concentration et d’extermination ont pu représenter, dans leur variété irréductible, le champ d’application par excellence de l’idéologie nazie.
Ceci dit, tout ne relève pas, dans la « négation de l’homme » à l’œuvre dans l’univers concentrationnaire, de la mise en pratique de cette idéologie. Il existe, d’abord, un écart entre la déshumanisation voulue par les bourreaux et la déshumanisation subie par les victimes, un hiatus entre le projet des bourreaux et le ressenti des victimes. Les déportés ont pu se sentir niés dans leur humanité par des pratiques qui relevaient moins de la mise en pratique de l’idéologie nazie que de la mécanique concentrationnaire. Les contradictions n’ont d’ailleurs pas manqué au cœur même de la politique nazie : en témoignent les incertitudes idéologiques sur le statut de la race juive ou le fait que des certificats d’aryanité aient pu être délivrés par les plus hautes instances du régime nazi à des personnes ayant au moins un grand-parent juif, en infraction avec les lois raciales, pour des motifs de pragmatisme.
Les déportés ont pu, localement, tenter de résister à ces pratiques déshumanisantes, que celles-ci correspondent à l’action objective des SS ou à la mécanique concentrationnaire. Toutefois, c’est la libération des camps, grâce à l’effort conjugué des forces militaires alliées, qui ouvre pour eux la voie d’un retour à la reconnaissance de leur dignité humaine.
En dehors de l’univers concentrationnaires, les réactions à la « négation de l’homme » par l’idéologie nazie n’ont pas attendu la fin de la guerre et doivent être resituées dans leur chronologie. Très tôt, les théories racistes des nazis ont fait l’objet de vives contestations. Surtout, les Alliés ont d’emblée manifesté leur volonté de punir les crimes de guerre nazis et de construire après-guerre un ordre international qui assure la dignité humaine contre toute forme d’atteintes.
Au niveau national, également, la réaffirmation des principes qui fondent la République française dans le préambule de la constitution de 1946 doit beaucoup aux discussions qui ont animé Français Libres et résistants durant la guerre.
Les auteurs de ce préambule et de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Organisation des Nations unies en 1948 se sont directement inspirés de ces travaux, quand ils n’y avaient pas eux-mêmes contribué. Il existe donc bien une continuité historique qu’il importe de ne pas négliger.