Le ralliement de Stéphane Sinding
Je ne puis faire ce récit sans remonter aux deux journées qui précédèrent mon départ de France et tout d’abord à ce matin du 17 juin 1940 où je débarquais à Brest d’un transport britannique ramenant à bon port le détachement de marins dont j’avais reçu la charge lors de l’évacuation de Narvik.
Cette évacuation avait eu, on le sait, ceci d’assez particulier, que le corps expéditionnaire était reparti vainqueur, son combat étant devenu inutile après Sedan.
Venant ainsi de participer à une campagne victorieuse, je ne soupçonnais aucunement l’état de désorganisation dans lequel j’allais retrouver le pays et je croyais fermement à une bataille d’arrêt vers la Loire et à un « réduit breton ».
Ma seule préoccupation immédiate allait donc être de me renseigner sur ma nouvelle affectation et de faire payer les soldes de mon détachement et la mienne.
Mon après-midi se passa en vaines démarches et le lendemain matin, 18 juin, je me rendis à l’intendance maritime où j’avais finalement obtenu l’ordre de me présenter afin d’y rencontrer mes chefs et de percevoir nos soldes.
Je ne devais trouver à ce rendez-vous qu’un commissaire de la Marine à 4 ou 5 galons resté seul dans ses bureaux vides et qui me déclara que tout le monde était parti, qu’ancien de 1914-1918, il entendait, pour sa part, recevoir les Allemands le fusil à la main, et qu’il n’avait ni les soldes de mon détachement ni les instructions que j’attendais.
Je résolus de l’accompagner au « centre de résistance » en constitution vers Gouesnou, où il comptait se rendre, et nous partîmes nous armer non sans qu’il m’eût consenti une avance qui allait m’être des plus utiles.
Nous nous rendîmes d’abord au 2e dépôt des équipages où régnait le chaos et où retentissait des chants révolutionnaires. Nous parvînmes à obtenir plusieurs mousquetons et fusils-mitrailleurs et je le quittais momentanément pour déjeuner au cercle naval. Plusieurs jeunes ingénieurs d’artillerie navale rencontrés au cercle me dirent qu’ils se rendaient également à Gouesnon et je jugeai plus sûr de rester avec eux. Nous prîmes la route avec plusieurs véhicules et trois canons de 75 mm, mais j’obtins que l’on passa d’abord chercher mon commissaire de Marine qui, malheureusement, ne parut pas au rendez-vous fixé.
En quittant la ville nous croisâmes de nombreuses voitures civiles bourrées de matelas et autres objets hétéroclites et fuyant je ne sais où. C’est bien à Gouesnon finalement qu’eut lieu le second et dernier engagement de la défense de Brest et qu’après une nuit et une matinée de préparatifs et d’attente, quelques jeunes officiers de la marine et un détachement de légionnaires devaient, le 19 juin dans l’après-midi. accueillir de plusieurs rafales de mitrailleuses et d’un obus que j’avais placé dans sa culasse (1), la voiture blindée de tête de la division motorisée allemande. Celle-ci arrivait par Plabennec, après s’être heurtée dans la matinée à un autre centre de résistance devant Landivisiau, et avoir fait demi-tour sous une canonnade nourrie, que nous avions entendue de Gouesnou.
Pour notre part, il allait suffire de quelques coups de feu pour arrêter les Allemands apparemment résolus à ne pas gâcher une belle promenade militaire et pour les décider à envoyer sous le drapeau blanc divers parlementaires que l’aide de camp du préfet maritime devait en fin de soirée venir accueillir sur la ligne de crête où nous les avions contraints à attendre.
Quelque temps plus tard nous reçûmes l’ordre d’abattre le barrage antichars, de rendre nos armes et de rester dans nos cantonnements.
C’est à ce moment, et alors que d’énormes nuages de fumée de mazout, s’élevant au-dessus de Brest, témoignaient que notre action retardatrice n’avait pas été vaine, qu’après avoir déclaveté nos canons, l’ingénieur d’artillerie navale qui commandait notre pièce décida, sur ma suggestion, de tenter de rejoindre Le Conquet en voiture. Nous savions que dans l’après-midi de nombreux éléments français avaient pu réembarquer dans ce port.
À notre départ de Gouesnon, la division allemande fonçait déjà à travers le village et il nous fallut attendre un intervalle entre deux véhicules pour le traverser et repartir par la même route, mais en sens inverse sans que personne tentât de nous arrêter, mais non sans avoir aperçu, derrière nous, des militaires allemands en train de rassembler nos fantassins.
Arrivés au Conquet, nous trouvâmes la marée basse et il nous fallut repartir pour Lampaul-Plouarzel, où il était encore possible, nous dit-on, de prendre la mer.
J’ai omis de rappeler que pendant l’attente qui avait précédée notre bref engagement, j’avais entendu à la radio quelques bribes d’un discours chevrotant auquel je n’avais rien compris sinon qu’il y avait défaillance de vieillard ou traquenard et qu’il était question d’armistice.
Nous arrivâmes dans la nuit à Lampaul après avoir rallié en cours de route plusieurs marins, un maître fourrier en possession de la solde de son unité et une dizaine de légionnaires en voiture. Un patron pêcheur, amené devant sa barque à flot, n’accepta de prendre la mer que sous la menace du revolver. J’avais fait acheter par le maître fourrier les vivres nécessaires pour 48 heures de traversée.
Une fois en mer, notre pêcheur se mit à gémir sur le sort de sa famille qui ne pourrait se passer de lui et nous consentîmes à nous laisser conduire à Molène où l’on trouverait une autre embarcation.
Il me faut évoquer ici une seconde, l’apaisement soudain de cette traversée à la voile, la mer d’huile, et les innombrables pointes rocheuses de Fromveur, découpées sur la nuit claire, parmi lesquelles aucun Allemand n’aurait pu nous poursuivre.
Nous arrivâmes à Molène vers minuit et la garde maritime nous reçut amicalement et sut rapidement trouver un patron pêcheur prêt à nous conduire en Angleterre, cette fois dans une embarcation à moteur.
Celui-ci nous proposa toutefois de tenter au préalable de rallier des bâtiments français, mouillés devant Ouessant et c’est ainsi que nous pûmes rejoindre le Mistral, dernier à appareiller et déjà en cours de manœuvre. Nous embarquâmes précipitamment, non sans oublier nos 48 heures de vivres.
Le Mistral était bondé d’officiers de l’amirauté et des amiraux couchèrent, paraît-il, cette nuit là dans les coursives. Pour notre part, nous dormirent admirablement dans une baleinière
Le lendemain, sur le port, je surpris le nom du « colonel de Gaulle » dans une conversation entre deux officiers de marine, il était question de dissidence, d’un appel à la radio et de destitution. Je me précipitais pour obtenir des précisions mais me heurtais à un silence des plus renfrognés.
Arrivés à Devonport nous fûmes embarqués sur un bâtiment anglais appelé, je crois, le « Straithair », où nous restâmes quelques jours fort bien traités à mon gré; mais sans communication avec la terre. Le bâtiment appareilla finalement pour Liverpool et c’est pendant cette traversée que, circulant sur le pont, je vis soudain de nombreux militaires et marins qui s’y trouvaient se précipiter vers l’avant ou les haut-parleurs achevaient de diffuser un discours proféré d’une voix énergique, que je devais par la suite bien des fois écouter, c’était le général de Gaulle, mais je ne puis préciser s’il s’agissait d’une nouvelle émission de l’appel du 18-Juin.
Arrivés à Liverpool, nous fûmes théoriquement logés dans un camp militaire à Aintree, mais personnellement, je fus, dès le second soir, hébergé chez une vieille demoiselle anglaise, secrétaire au consulat de France, et je ne me rendais au camp que pour les repas et les nouvelles.
Je puis attester ici que dans ce camp, où se trouvaient plusieurs milliers de marins français, nous n’étions nullement internés, ainsi que cela aurait été le cas en d’autres endroits, et nous passions nos journées à nous promener en ville.
Arrivant au camp un matin, en fin de semaine, je trouvais affiché un ordre de l’amiral Odend’Hal (2), chef de la mission navale en Grande-Bretagne (si ma mémoire est bonne) aux termes duquel tous les marins français présents en Grande-Bretagne devaient réembarquer dans les 48 heures. Les réservistes étaient cependant autorisés à se faire démobiliser sur place.
Je me rendis auprès du capitaine de vaisseau commandant français du camp et lui déclarait que, réserviste et dépourvu de toute information sur la situation, je désirais me rendre à Londres auprès du général de Gaulle avant de prendre ma décision. Je savais déjà à ce moment, surtout par la presse anglaise, que le général de Gaulle poursuivait le combat et je me trouvais également savoir que le général avait été ministre de la Guerre « in extremis », et qu’il était le théoricien des divisions blindées.
Le commandant Hamburger, au demeurant un fort brave homme, s’énerva quelque peu et me répondit « qu’il ne pouvait pas m’engager dans une voie qui n’était pas militaire ».
Fort troublé dans mon respect de la discipline, je finis cependant par me rendre à la gare de Liverpool en compagnie d’un ingénieur d’artillerie navale échappé également de Gouesnon et le commissaire de la gare anglaise nous délivra sans difficulté deux titres de transport pour Londres.
Le lendemain 30 juin, nous nous présentâmes à « Saint Stephen’s house » où nous fûmes d’abord reçus par une grande jeune fille qui était, je crois, Élizabeth de Miribel, puis par un aspirant de cavalerie et un commandant de l’armée. Nous avions préparé notre liste de questions où nous tentions d’exprimer les principales inquiétudes des marins du camp (chances de victoire, sort des familles, éventualité d’un renversement de régime en Angleterre et d’une paix blanche, sort qui serait alors le nôtre, question des soldes, etc.
N’obtenant pas à notre gré des réponses suffisamment précises, nous insistâmes pour être reçus par le Général lui-même, et fûmes finalement introduits dans son bureau. Ses premiers mots, « Alors, jeunes gens, qu’y a-t-il pour votre service? », nous glacèrent quelque peu, mais les réponses qu’il voulut bien faire à nos questions précises et sans fard achevèrent de me convaincre de ce que je savais déjà: nous étions devant un grand chef.
Le Général ne nous cacha pas que si nous étions arrivés la veille il nous aurait encore laissé espérer un ralliement de l’Afrique du Nord désormais improbable, mais il nous parla des autres colonies de l’Afrique et des accords qu’il était sur le point de conclure, ou venait de conclure avec Churchill. Il nous donna finalement l’ordre de rentrer à Aintree pour tenter de ramener qui nous pourrions, de nous faire régler nos soldes échues, puis de revenir à Londres.
Nous sortîmes de son bureau pour nous faire inscrire sur un fichier par la grande jeune fille qui nous avait reçus. Pendant cette formalité je vis arriver le lieutenant-colonel Tissier et, sauf erreur, le commandant Dewavrin que j’avais rencontrés à l’armée Béthouard. Ils s’intéressèrent d’ailleurs immédiatement au fichier. Nous repartîmes, munis d’ordres de missions.
À notre retour à Liverpool nous trouvâmes l’ambiance du camp très aggravée. Il n’était plus question que de représailles contre les familles et de la chute de Churchill. Mon compagnon officier d’active se laissa gagner et décida de rentrer. Pour ma part, je n’avais plus d’hésitation. Je perçus ma solde et fis taper un ordre de démobilisation à la fin duquel j’avais ajouté « pour rester en Angleterre afin de continuer à servir ».
Ces termes, repris, si j’ai bonne mémoire, de l’instruction de l’amiral Odend’Hal, me valurent, à ma surprise, de camarades du camp, l’accusation de « jouer double jeu », mais je devais apprendre en 1945 que cette curieuse « démobilisation » m’avait évité en France des poursuites par contumace qui auraient pu nuire à mes parents.
Le commandant Homberger, non sans mauvaise humeur, finit par signer l’ordre d’un coup de crayon rageur, et je me rendis avec une cinquantaine de marins, devant un colonel britannique, assisté de l’Oric Le Grain, que je devais retrouver dans les F.N.F.L.
Le colonel anglais fut des plus décourageants et déclara que seuls les ouvriers spécialisés avaient des chances en Angleterre. Pour les autres il évoqua le risque d’internement. Je fus le seul du groupe, je crois, à insister et je lui parlai du général de Gaulle. Il ne me répondit que par un silence poli, mais m’autorisa à rester en Angleterre.
Le lendemain matin et, par conséquent, sauf erreur, le 2 juillet 1940, je pénétrais à nouveau, un peu inquiet, dans les couloirs de « Saint Stephen’s House », quand dans la pénombre, un officier de marine au visage énergique barré d’une moustache et à l’allure encore jeune me mit la main à l’épaule. Plusieurs étoiles brillaient sur sa manche: « Vous êtes marin, me dit-il, venez avec moi. » Un instant plus tard, je me trouvais assis auprès de lui au bout d’une table, à portée du téléphone, et je constituais, pour une matinée, avec l’enseigne de vaisseau de réserve Voisin (qui, pris de scrupules après Mers-El Kébir devait rentrer en France) tout l’état-major de l’amiral Muselier, premier commandant en chef des F.N.F.L.
Stéphane Sinding, ORIC principal Magistrat
(1) La culasse d’un canon de 75 sans doute (N.D.L.R.).
(2) Il s’agit de l’amiral Odend’Hal, chef de la Mission navale française à Londres, qui regagna la France peu après.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 185, mars-avril 1970.