24 décembre 1941 – l’amiral Muselier a rallié la population de Saint-Pierre-et-Miquelon à la France Libre et à la cause alliée
par le contre-amiral Pépin-Lehalleur
Général de Gaulle – Allocution prononcée à Saint-Pierre-et-Miquelon le 20 juillet 1967.
En 1940, la majorité de la population désirait se joindre à la lutte aux côtés des Anglais, mais l’administrateur demeurant fidèle au gouvernement de Vichy, l’archipel resta pratiquement coupé du reste du monde libre, dans l’attente d’un événement libérateur hypothétique… qui ne devait survenir que dix-huit mois plus tard, en décembre 1941.
Cependant, un petit nombre de jeunes marins-pêcheurs saint-pierrais s’évadèrent de l’île et s’engagèrent dès le lendemain de l’armistice dans les Forces Navales Françaises Libres (FNFL).
Les anciens combattants de Saint-Pierre avaient bien adressé, le 14 septembre 1940, un télégramme au général de Gaulle l’assurant de leur fidélité, mais le chef de la France Libre, alors aux prises avec les problèmes du ralliement des territoires centre-africains, dut remettre à plus tard l’opération du ralliement de l’archipel…
Crise : rapport de la France Libre avec les Alliés
L’amiral Muselier, principal subordonné militaire de De Gaulle et commandant en chef des FNFL, tenait beaucoup, lui aussi, à s’emparer de Saint-Pierre-et-Miquelon, et cela pour plusieurs raisons.
D’une part, il comptait y trouver des marins pour armer sa flotte de guerre et de commerce ; d’autre part, il craignait que le câble sous-marin transatlantique qui y aboutissait et le poste radio installé à Saint-Pierre ne fussent utilisés à des fins hostiles aux Alliés ; enfin, le Canada avait, un moment, semblé nourrir des vues annexionnistes sur l’archipel, dont la position stratégique, commandait l’estuaire du Saint-Laurent.
Mais le gouvernement britannique, soucieux de ne pas déplaire aux Américains, lesquels avaient plus ou moins tacitement garanti à Vichy le maintien du statu quo dans les possessions françaises de l’hémisphère occidental, s’opposait au contrôle de l’archipel par de Gaulle.
Tel se présentait, grosso modo, le problème, lorsque, en novembre 1941, la France Libre ayant achevé le ralliement des territoires centre-africains et acquis une autorité certaine sur le plan international, le général de Gaulle fut à même de réaliser son projet de contrôler Saint-Pierre-et-Miquelon.
Il n’ignorait certes pas l’opposition du gouvernement américain à une tentative de ce genre dans l’hémisphère occidental, mais, tenant à affirmer son indépendance vis-à-vis des Alliés ainsi que les droits de la France sur ses territoires d’outre-mer, il décida de passer à l’action.
Bien que la prise de Saint-Pierre-et-Miquelon par les Français Libres n’ait été, en définitive, qu’un bien secondaire événement à cette époque au regard des gigantesques batailles de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas sans intérêt, cependant, pour l’historien de se pencher sur cet épisode, qui se produisit, en effet, lors d’un tournant de la guerre, marqué par l’entrée en jeu des États-Unis, le 7 décembre 1941, date de Pearl Harbor.
Tout l’équilibre politico-stratégique de la guerre venait de se modifier : le conflit, jusque-là centré sur l’Europe, devenait mondial.
En ce qui concerne le mouvement de la France Libre, ce que l’on a appelé l’« affaire » de Saint-Pierre est à l’origine d’une double crise :
– en politique extérieure, elle modifia les rapports de la France Libre avec ses Alliés, principalement les Américains ;
– dans l’équilibre intérieur du mouvement, elle fit éclater au grand jour le conflit qui couvait depuis quelques mois entre le général de Gaulle et l’amiral Muselier, et que le général sut conclure à son avantage, l’amiral Muselier se retirant purement et simplement du mouvement (mai 1942).
Ce conflit résultait des heurts inévitables entre fortes personnalités de tempérament très différent ainsi que de la divergence de leurs vues quant aux modalités de la conduite des opérations et de l’organisation générale du mouvement de la France Libre.
Forces FNFL disponibles, situation dans les îles
Depuis l’été 1941, une division de trois corvettes de la France Libre, placée sous le contrôle opérationnel de la marine canadienne, est basée à Saint-Jean (Terre-Neuve). Le chef de division, le capitaine de frégate Birot, a reçu, de l’amiral Muselier, l’ordre de suivre l’évolution de la situation à Saint-Pierre et d’être prêt à agir au premier signal.
Déjà, en octobre 1940, des chalutiers de Saint-Pierre avaient appareillé pour regagner la France ; certains furent interceptés par les Anglais, tandis que d’autres ralliaient la France Libre.
Au printemps de 1941, au cours d’une mission au Canada, le commandant d’Argenlieu était entré en rapport avec des Saint-Pierrais, dont il obtint d’intéressants renseignements.
On sait alors que la situation du ravitaillement à Saint-Pierre s’est améliorée grâce aux accords conclus entre l’administrateur (M. de Bournat) et les services financiers américains et canadiens. La situation économique et sociale s’est, en revanche, aggravée : le port est inactif, la population chôme et supporte avec aigreur l’administrateur vichyste, qui réprime les manifestations en faveur de De Gaulle !
L’amiral Muselier décide donc, en novembre 1941, d’aller inspecter à la mer sa division de corvettes de Terre-Neuve, et c’est le motif officiel de son voyage. Mais son arrière-pensée est de mettre à profit sa présence à bord des corvettes pour s’emparer par surprise de Saint-Pierre, lorsqu’il en sera à proximité. En outre, il disposera du grand sous-marin FNFL Surcouf, en escale à Halifax (Canada) ; ces moyens militaires sont largement suffisants pour occuper Saint-Pierre, où il n’y a aucune défense (juste une poignée de gendarmes), mais il faut prévoir, à tout hasard, une réaction de la marine de Vichy, dont les navires les plus proches sont aux Antilles. Cette force navale, sous le commandement de l’amiral Robert, était composée notamment du croiseur rapide Émile-Bertin, du croiseur-école Jeanne-d’Arc et de l’aviso Ville-d’Ys-II. Le général de Gaulle a donné carte blanche à l’amiral Muselier pour agir ainsi ; celui-ci se met en route, emmenant avec lui le capitaine de frégate de Villefosse, l’enseigne de vaisseau Savary, aide de camp, et son fidèle maître d’hôtel, chargé par les médecins de veiller sur la santé, alors fragile, de l’amiral.
Ayant quitté Londres le 23 novembre 1941 au soir, l’amiral arrive à Greenock (Écosse) le lendemain, y inspecte la petite base navale française. L’amirauté britannique a offert à Muselier un croiseur pour traverser l’Atlantique Nord, mais l’amiral a décliné cette offre, voulant, dit-il, faire flotter, sur le champ de bataille de l’Atlantique, sa marque de commandement tricolore, frappée de quatre étoiles, et partager la rude vie de ses marins.
L’expédition est décidée, appareillage à Greenock
Le commandant de Villefosse, dans son livre Souvenirs d’un marin de la France Libre, a décrit ce départ d’une façon poignante :
« À Greenock, crachin et granite, ciel sinistre. Réception par l’amiral britannique ; visite à son état-major d’opérations ; inspection de notre petite base française, bien tenue et commandée par le lieutenant de vaisseau Langlais : dortoirs, infirmerie, cambuse, cirés, suroîts et barriques… puis, à travers les terre-pleins du port, nous nous dirigeâmes vers le quai des corvettes et des destroyers ; nous pataugions dans la boue et le mazout, parmi d’innombrables ferrailles, interrogeant du regard les cheminées et les coques dont la rouille et les camouflages disaient la gloire, la fatigue et la misère, comme des capotes sordides de poilus. Tout à coup apparurent à des mâts, avec des pavillons français, deux losanges tricolores à croix de Lorraine. « Hein ? me fit l’amiral en me poussant brusquement du coude, hein ? mon vieux. »
« Dans ce rugissement assourdi, je devinais bien des choses : la fierté de l’unique amiral français qui eût refusé de capituler, pour la petite flotte qui était son oeuvre la joie de s’embarquer pour l’action le souvenir de juin 1940 à Gibraltar, où il avait rallié ses premiers bateaux ; son ordre du jour du 2 juillet instituant l’emblème de la marine libre ; et puis la pensée que la France Résistante, l’épopée de sa résurrection future [ … ] ; ce moment-là, et ce bleu, ce blanc, ce rouge vif qui tranchaient sur le sombre ciel, je ne puis les séparer du reste de l’aventure. »
Puis c’est la traversée jusqu’en Islande à bord de la corvette française libre Lobelia, par une mer démontée. En rade de Reykjavik, Muselier et sa suite ont toutes les peines du monde à transborder en youyou du Lobelia sur la corvette Mimosa qui devait le mener à Saint-Jean-de-Terre-Neuve. Le 2 décembre, le Mimosa appareille en suivant la route du convoi qu’il aurait dû escorter si le mauvais temps ne l’avait pas plus ou moins dispersé. Cette seconde traversée fut pire que la précédente.
Pearl Harbor : désastre mais espoir pour Saint-Pierre-et-Miquelon malgré l’opposition des USA et du Canada
Voici comment la décrit le commandant de Villefosse :
« Le Mimosa se comportait vaillamment, il était taillé pour cela, mais n’avançait guère. Pendant deux jours, nous doutâmes de pouvoir arriver ; notre allure de cape, réduite à 3 noeuds, permettait au bateau de s’élever à la lame sans subir de chocs trop violents, mais les cataractes le recouvraient à chaque coup de tangage, l’inondation était partout ; sur la passerelle, des hommes pleuraient de douleur, en serrant les dents [ … ] ; le moral ne faiblissait pas. Le solide commandant Birot, douché jour et nuit, gardait son sourire d’homme bon et brave ; et pourtant une ombre de tristesse se devinait au fond de ses yeux, l’ombre d’une mort reconnue et acceptée comme le terme possible, probable, de ces mois terribles. Quant à Muselier, sa vitalité s’exaltait à proportion de la fatigue, de la difficulté, du danger, malgré son point de congestion pulmonaire qui le faisait tousser jusqu’au sang. Son activité cérébrale ne cessait jamais. La nuit, il lui était, comme à nous tous, à peu près impossible de dormir ; il fallait contracter ses muscles, écarter bras et jambes sur la couchette, pour ne pas être jeté à bas… Les repas apportaient un répit relatif. L’amiral retrouvait son coup d’oeil malin et blagueur, réplique vivant de son portrait qui, au-dessus de sa tête, sur la paroi du carré, balançait, cognait, chahutait. Alors que tout menaçait de chavirer et de s’engloutir, sa verve émerveillait les jeunes officiers, qui se tordaient de rire en se cramponnant à la table… Le café arrivait quand même, arrosé d’eau salée au passage. Et subitement le masque de l’amiral changeait : « Midship, la radio ! » Alors, à travers d’invraisemblables râlements et gargouillements, interrompus par les coups de bélier de l’océan, nous arrivaient faiblement les voix de l’amitié et de l’espoir… Un soir, nous apprîmes ainsi Pearl Harbor, à la fois désastre et nouvelle promesse de victoire. Mais le lendemain matin, en nous retrouvant sur la passerelle, l’amiral, Savary et moi, et après y avoir réfléchi pendant la nuit, nous exprimâmes spontanément sur la même crainte en nous hurlant aux oreilles plus fort que le vent : Pour Saint-Pierre ?… Ça change tout ! »
Le général de Gaulle donne l’ordre d’occuper les îles
En effet, l’agression de Pearl Harbor modifiait dangereusement le rapport des forces et des données de la stratégie, et il fallait peut-être repenser le problème. Arrivé enfin à Saint-Jean-de-Terre-Neuve, le 9 décembre, par une brume épaisse, l’amiral y trouve ses deux autres corvettes, l’Aconit et l’Alysse. Ayant obtenu du commodore canadien Murray, chef opérationnel de cette zone, l’autorisation de partir pour Halifax avec ses trois corvettes, Muselier arrive dans ce port par un froid très vif, le 12 au soir, et s’amarre le long du sous-marin Surcouf qui, à demi couvert d’une carapace de glace, étincelait sous les réflecteurs électriques ; des stalactites hérissaient les canons de 203 mm de sa tourelle géante.
Le 15, Muselier et ses deux officiers, Savary et Villefosse, partirent pour Ottawa ; ils furent très bien reçus par les membres du gouvernement canadien, qui parurent être favorables à la prise de Saint-Pierre par les Français Libres, mais indiquèrent que, la politique du Canada étant solidaire de celle des États-Unis, il était nécessaire de consulter le gouvernement de ce pays.
L’amiral prit donc contact avec le ministre des États-Unis au Canada, lequel, après consultation téléphonique avec Washington, répondit que le gouvernement américain jugeait inopportune une action de la France Libre à Saint-Pierre et préférait ne voir s’y établir qu’un contrôle canadien de télécommunications. Dans les jours qui suivirent, un échange de télégrammes quelque peu contradictoires entre l’amiral et le général de Gaulle, ainsi qu’entre l’amiral et son chef d’état-major, le commandant Moullec, demeuré à Londres, créa une atmosphère de malentendus entre ces autorités, peut-être en raison des retards de transmission des télégrammes et d’erreurs de chiffrement qui obligèrent à des répétitions, alors que la situation avait évolué. De fausses nouvelles, émanant de la presse anglaise, auraient également contribué à embrouiller une situation déjà compliquée. Le 18 décembre, Muselier recevait cependant du général de Gaulle l’ordre d’aller à Saint-Pierre, mais « sans la permission de ceux qui se disaient intéressés ».
Le 21 décembre, l’amiral est de retour à Halifax, mais le mauvais temps ne permet pas l’appareillage des navires, dont les canons sont bloqués par la glace ! Le départ des trois corvettes et du sous-marin Surcouf n’a lieu que le 23 décembre à midi, sous prétexte d’effectuer des exercices en groupe à la mer, pendant la traversée Halifax-Saint-Jean. Dans l’après-midi, au cours d’un exercice de communication à la mer, les ordres d’opération relatifs à la prise de Saint-Pierre sont transmis à chacun des commandants, par lance-amarres…
Un débarquement sans problème
L’amiral Muselier a relaté dans ses Souvenirs de guerre son arrivée devant Saint-Pierre dans la nuit du 23 au 24 décembre 1941 :
« Dans la soirée du 23, le temps redevint mauvais, et le Surcouf, roulant bord sur bord, eut des déversements d’acide dans ses batteries et un léger incendie. La vitesse du groupe dût être réduite à 7 noeuds et, sur la demande du commandant du Surcouf, la division fut obligée de prendre une route de sécurité. La route choisie mettait le cap sur le nord de Miquelon.
J’envoyai alors par radio, en chiffré, un signal général dont un des destinataires était l’amirauté britannique ; ce signal indiquait la position de la division, sa route, sa vitesse. Si nos alliés britanniques étaient formellement opposés à l’opération, ils avaient encore le temps d’intervenir auprès de de Gaulle et de lui faire annuler son ordre. J’agis ainsi, afin d’épargner, si possible, des difficultés graves au Général. »
Le 24 décembre, à 3 heures du matin, la division Mimosa, Alysse, Aconit, Surcouf se trouvait dans le chenal entre Saint-Pierre-et-Miquelon. Par un froid très dur, le Surcouf transborda sur le Mimosa son corps de débarquement, composé de 25 hommes. Je décidai d’entrer immédiatement dans le port, d’accoster le quai de la douane avec le Mimosa et l’Aconit. L’Alysse s’amarrerait à l’extérieur à l’appontement frigorifique et y organiserait une tête de pont au cas où le Mimosa se trouverait en difficulté ; le Surcouf, auquel son tirant d’eau interdisait l’entrée du port, restait en grand garde à l’entrée de la rade… L’administrateur s’attendait à l’arrivée de bâtiments de Vichy ; aussi avait-on relâché la veille, et le service de guet n’était assuré que par le sémaphore de Galantry, qui surveillait le large, et par un poste au nord de la passe Nord, où devait se tenir un gendarme.
Mais le froid, très rude, avait déterminé ce fonctionnaire à aller chercher du charbon à Saint-Pierre, pour pouvoir rallumer le poêle du poste. La nuit s’avançant, il était resté en ville. L’entrée des bâtiments fut donc un succès de surprise complet. En vingt minutes, tout fut terminé. »
À peine les deux premières corvettes accostées, les détachements de matelots armés débarquent et filent sur leurs objectifs : bureau des câbles, résidence de l’administrateur – surpris au lit – poste de radio. Pas un coup de feu n’est tiré.
Muselier décide de proposer un référendum
Comme une traînée de poudre, la nouvelle du débarquement se répand en ville… Dans l’aube blafarde, hommes, femmes, enfants, bottés, emmitouflés, accourent en trébuchant dans la neige, vers le port, puis des drapeaux à croix de Lorraine font leur apparition. Sur la passerelle du Mimosa, dominant la scène, l’amiral redresse sa figure creusée, grise de fatigue, et, les mâchoires serrées, salue. Alors les têtes se découvrent et monte une acclamation prolongée : « Vive de Gaulle ! Vive Muselier ! Vive la France ! »
Sur ces entrefaites, l’administrateur, escorté par Savary, se présente à la coupée du Mimosa ; amené devant Muselier, il déclare « se soumettre à la force ». L’amiral lui enjoint de remettre son service à Savary et d’ordonner à tous les fonctionnaires de l’île de rester à leur poste. Ce qu’ils firent, sauf deux, qui furent limogés. La gendarmerie se mit, sans résistance, aux ordres de l’amiral. Le plus dur était de faire « avaler » aux Alliés l’occupation de Saint-Pierre, surtout aux Américains.
Muselier connaissait la puissance magique du mot democracy sur l’opinion publique américaine, qu’il va essayer de dresser contre le gouvernement et l’administration.
Pour y parvenir, un seul moyen : organiser un plébiscite !
Il y avait cependant un risque à courir : les partisans de Vichy, quoique en minorité, étaient des citoyens influents et, de plus, soutenus par le préfet apostolique de l’île, Mgr Poisson. Une proclamation à la population, des bulletins de vote imprimés en toute hâte, dans la nuit du 24 au 25 décembre, et le jour de Noël, au matin, à la mairie de Saint-Pierre, une population joyeuse et animée se pressait aux isoloirs. Événement historique, puisqu’il s’agissait de la première consultation populaire, vraiment libre, opérée en territoire français depuis 1940 !
Les bulletins de vote portaient deux mentions, les électeurs devant exprimer leur vote, en rayant l’une ou l’autre :
Les opérations de dépouillement se firent en public, en présence, d’ailleurs, d’un journaliste américain, Ira Wolfert, qui avait réussi à embarquer sur une corvette à Halifax, avec l’accord de l’amiral.
Les chiffres du scrutin furent : – France Libre : 651. – Collaboration avec l’Axe : 11. – Abstentions ou nuls : 140.
Encore convient-il de signaler que 10 % des électeurs, marins des FNFL, donc favorables à la France Libre, étaient absents de Saint-Pierre et que, dans un souci d’impartialité, l’amiral avait prescrit de ne pas compter les bulletins portant des inscriptions telles que « Vive de Gaulle » ou « Vive la France », ou même « Vive Jeanne d’Arc », « Vive Clemenceau », comme ce fut le cas !…
Acclamations dans l’île,mise en ordre administrative et financière
Déjà, sur son bloc-notes, Wolfert griffonnait les dépêches destinées à son agence, la North American Newspaper Alliance, qui couvrait 85 journaux. Pour ce journaliste, ce fut un scoop qui assura sa carrière !
Pendant ce temps, la mairie, archicomble, croulait sous les acclamations et les bravos, tandis que Muselier faisait remettre en place, dans la salle des fêtes, le buste de la République.
Et le soir même, dans cette salle des fêtes, Muselier, encadré par les anciens combattants, s’adressa à la population, lui parla de la France sous la botte, de la Résistance, de l’effort des FNFL. Oh ! bien sûr, ce hangar, naïvement pavoisé, sous un pauvre éclairage qu’absorbait le brouillard glacé, n’était pas le Vél’d’Hiv ni le grand amphithéâtre de la Sorbonne. C’était quelque chose de plus étonnant. Une scène de 1792 à laquelle on aurait pu donner le titre de « Départ des volontaires », avec des personnages vêtus en lapons. Galvanisés par la parole ardente de l’amiral, les jeunes s’élançaient sur l’estrade pour signer leur engagement afin de remplacer les marins débarqués des corvettes ; les vétérans de 1914-1918 s’inscrivaient pour une milice destinée à renforcer la défense des îles. Puis une retraite aux flambeaux parcourut la ville au chant de la Marseillaise !
Mais la situation exigeait aussi que des mesures d’ordre administratif, économique et financier fussent prises de toute urgence.
Le Surcouf débarqua du gas-oil, les corvettes du mazout et de l’essence, ainsi que leurs conserves disponibles pour les besoins de la population. Puis l’amiral réquisitionna le tissu nécessaire à la confection des uniformes des recrues, mit en marche des ateliers de couture, de réparations mécaniques, et recruta des volontaires pour effectuer des travaux de fortifications et d’aménagement des défenses du port. En 15 jours, il avait remis au travail presque toute la population. Le ravitaillement en vivres et en combustibles de l’île posa des problèmes très ardus qui furent peu à peu résolus. L’amiral Muselier s’y consacra avec une vigueur et une habileté qui confondirent d’admiration les témoins de ses efforts.
L’argent qui devait venir de Londres, pour régler les achats au Canada, ainsi que pour les besoins des finances locales, faisant défaut, Muselier obligea les détenteurs de devises américaines à les verser au comptable du trésor. Il institua de même un bureau de change, pour arrêter la spéculation sur les devises, puis procéda à une émission de timbres-poste, qui, vendus à New York, rapportèrent les dollars nécessaires… Ce diable d’homme, organisateur-né, n’était jamais à court d’idées ! Il se hâta de remettre en état le poste de radiotéléphonie de Saint-Pierre qui ne fonctionnait plus depuis longtemps, et organisa des émissions d’une heure chaque soir à destination du Canada et des États-Unis. La radio de Vichy ayant annoncé que Muselier avait fait fusiller l’administrateur Bournat et l’évêque, l’amiral eut ainsi l’occasion de démontrer aux Saint-Pierrais la valeur des affirmations de la propagande vichyste !
Tumulte diplomatique, très mauvaise réaction américaine, mais savoir-faire de Muselier
La réaction américaine ne se fit pas attendre… Dès le 26 décembre, un communiqué émanant du département d’État – dont le chef était Cordell Hull – fulmina contre les so-called Free Frenchmen (les soi-disant Français Libres) et menaça de faire débarquer des marines à Saint-Pierre pour rendre l’archipel à Vichy !
C’est alors que Muselier déploya les ressources inépuisables de son ingéniosité : aidé par Wolfert, gagné à sa cause, il déchaîna aux États-Unis, par la radio et par la presse, un mouvement d’opinion publique qui finit par contraindre le département d’État à une plus saine vision de l’événement. Dans un de ses broadcasts à destination de l’Amérique, il s’exprima ainsi :
« Il n’y a pas de puissance au monde qui puisse chasser mes hommes et moi-même de ces îles tant que nous serons vivants. Pour l’honneur, je résisterai à toute force navale quelle que soit sa puissance. Si, par une circonstance incroyable, une telle tentative devait être faite, alors c’est qu’il n’y aurait plus de démocratie sur la terre, et il ne resterait d’autre solution pour les démocrates que de mourir. Notre sang tacherait l’histoire, la démocratie serait notre linceul et notre tombe. »
On imagine aisément l’impact d’une telle déclaration sur l’opinion américaine… Le département d’État dut capituler, en l’occurrence. Il devait se venger plus tard, mais ceci est une autre histoire !…
Dans les jours qui suivirent la prise de Saint-Pierre-et-Miquelon, Muselier, qui avait nommé son aide de camp, Alain Savary, administrateur provisoire du territoire, en remplacement de M. Bournat, dut non seulement s’occuper de remettre en route l’économie de ces îles, mais aussi d’en organiser – et avec quels maigres moyens ! – la défense.
Or il ne disposait plus que d’une corvette, la Mimosa, les deux autres ayant été rendues aux opérations d’escorte des convois dès le 26 décembre.
Cependant, le centre de gravité de la bataille de l’Atlantique se rapprochait de Saint-Pierre ; les attaques allemandes se multipliaient, disloquant les convois alliés sur la route Halifax-Saint-Jean-de-Terre-Neuve, et des cargos venaient chercher refuge en rade de Saint-Pierre. Habilement (et c’était d’ailleurs normal), Muselier les accueillit et saisit cette occasion de raffermir ses liens avec les autorités navales voisines : un service de patrouilles et d’escorte, reliant les trois ports, fut organisé avec le Mimosa et des corvettes canadiennes. Par cet artifice, le blocus se trouvait ainsi desserré, et quelque rafiots venant de Sydney (Cap-Breton), apportèrent enfin à Saint-Pierre du charbon, des vivres… et des volontaires français d’Amérique !
Muselier le « libérateur », regagne l’Angleterre après avoir obtenu l’unanimité des votes du conseil d’administration du territoire
Mais le 15 janvier 1942, l’amiral devait se séparer encore d’un élément important de ses maigres forces : le grand sous-marin Surcouf appareilla vers le Pacifique (1).
Le commandant de Villefosse, chef d’état-major de l’amiral à Saint-Pierre, a retracé ce départ.
« Nous étions allés assister au départ, sur le terre-plein du frigorifique, en contrebas de la petite route littorale et d’un misérable bouquet de sapins. Le ciel était affreux, la rade hachée et baveuse ; à quelques encablures, le sous-marin géant, assiégé d’écume, raidissait sa chaîne ; on distinguait l’équipage et l’état-major, immobiles sous les embruns, alignés comme pour une revue navale à Toulon. Insensiblement, l’île aux Marins glissa derrière lui.
– Rendez les honneurs !
Sur l’appontement, les vétérans, vêtus en trappeurs canadiens, présentèrent les armes ; à travers une bourrasque de neige nous parvinrent les hourras des hommes du Surcouf adressés à l’amiral, qu’ils adoraient, et à ce petit morceau de France qu’ils étaient fiers d’avoir libéré. Puis la silhouette couleur de fer s’effaça dans une grisaille traversée de blancheurs lugubres et disparut derrière le Cap-à-l’Aigle. Muselier salua une dernière fois, le visage sombre, visiblement ému ; le même pressentiment m’étreignait. Péniblement, nous nous remîmes en marche vers la route, titubant dans la neige épaisse. »
Muselier non plus ne pouvait rester indéfiniment à Saint-Pierre. Au début de février, il se disposa à regagner l’Angleterre, laissant sur place son adjoint, le commandant de Villefosse, et le nouvel administrateur Savary, qu’il savait capables de gouverner et de défendre les îles.
Au moment même de son départ, l’amiral eut la joie de recevoir une demande d’audience de quelques notables saint-pierrais jusque-là opposés farouchement à la France Libre. Ils lui exprimèrent leur regret de leur attitude passée et lui serrèrent la main.
La veille, l’amiral avait obtenu l’unanimité des votes du conseil d’administration du territoire, y compris ceux des partisans de Vichy, en faveur des mesures prises pour l’organisation de l’archipel.
Le 13 février 1942, la corvette Mimosa arborant de nouveau la marque de l’amiral, frappée de quatre étoiles blanches, décollait du quai de Saint-Pierre, noir de monde.
La population entière de l’île saluait son libérateur !
(1) Le Surcouf ne devait jamais arriver à destination. Abordé en mer des Antilles par un cargo américain dans la nuit du 18 au 19 février 1942, il fut perdu corps et biens. Suivant le VAE E. Chaline, le Surcouf a en réalité été coulé par un avion américain qui l’avait pris par un U-Boot (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 276, 4e trimestre 1991.