Le ralliement du Maurienne, par le commandant Yves Salaun
Embarqué en qualité de commandant sur le M/V Maurienne, bananier de la Compagnie générale d’armements maritimes, filiale de la Compagnie générale transatlantique, je quittai « Basse-Terre », Guadeloupe, le 16 juin 1940 dans la soirée, avec un plein chargement de bananes à destination de Brest.
À notre départ de la Guadeloupe des nouvelles plus ou moins exactes mais très alarmantes nous étaient transmises et c’est avec angoisse et inquiétude que nous prîmes le large. Point étonnant qu’aussitôt en mer nous étions tous à bord suspendus à l’écoute de notre radio et n’omettions pas d’entendre chaque jour la B.B.C.
En ce jour historique du 18-Juin nous entendîmes l’appel du général de Gaulle et aussitôt nous acceptâmes de cœur sa décision de rallier un port allié. Néanmoins, espérant encore recevoir des ordres en concordance avec ces appels réitérés nous gardâmes le cap sur Brest.
Le 19 juin, je reçus un message chiffré de l’amirauté des Antilles m’intimant l’ordre de rallier Bordeaux. J’accusai réception de ce télégramme et demandai confirmation du déroutement ordonné, mais aucune réponse ne me parvenant j’exécutai l’ordre et fis route sur la Coubre.
Le lendemain, 20 juin, un message de Fort-de-France adressé à tous les navires de commerce français dont la position géographique se trouvait dans une limite déterminée donna l’ordre de rallier la Martinique. Me trouvant à l’intérieur de la zone signalée je changeai cap pour cap et me dirigeai vers Fort-de-France. Dans la soirée du 22 juin un message, de l’amirauté de Casablanca et adressé au Maurienne m’enjoignait de rallier ce port.
Je prévins Fort-de-France de ce nouveau déroutement et accusai réception à Casablanca demandant confirmation de ce voyage. Comme précédemment je ne reçus pas de réponse. Si l’état-major du Maurienne était au courant de ces différents ordres et contre-ordres, l’équipage se demandait quelle était la raison de tous ces changements de route.
Après avoir conféré avec les officiers je rassemblai tout l’équipage sur le pont arrière et après leur avoir donné les raisons de mes différents déroutements et annoncé la débâcle et la chute de notre pauvre pays, je leur confirmai que ma décision était prise de ne pas livrer notre navire aux Allemands et pour ce de le conduire au port allié le plus proche. Il n’y eut aucune objection à ma décision et dans la nuit du 22 au 23 juin nous mîmes le cap sur Halifax.
Après une traversée sans incident j’atterris sur Halifax le 28 juin au jour. Dès que le navire fut ancré sur la rade je me rendis auprès des autorités navales canadiennes et leur fis part de mon intention et de celle de la majorité de mon équipage de rester près des Alliés pour continuer la lutte. J’insistai afin de sauvegarder les intérêts, des chargeurs, des armateurs et de l’équipage, pour que le navire soit dirigé, plus tôt possible sur Montréal, métropole du Canada et port à proximité de grandes villes comme Ottawa et Toronto. Ma demande fut prise en considération et ce même jour le 28 juin au soir, après avoir complété nos vivres je quittai Halifax pour Montréal où j’arrivai le 2 juillet au soir.
Ma décision du 22 juin 1940 fut guidée par un sentiment patriotique. Nous ressentîmes, en touchant un port canadien, la fierté d’avoir sauvé des griffes de l’envahisseur un peu de notre France. Si nos familles, nos maisons, notre patrie étaient aux mains des Allemands, le seul moyen de les recouvrer était de continuer la lutte afin d’aider, suivant la phrase historique de Sainte Jeanne d’Arc, à « bouter l’ennemi dehors de notre pays », ce qui était notre premier devoir !
Notre chargement de bananes fut livré en bon état et par les soins de la Canadian Pacific, qui nous avait pris en charge ; les bananes furent distribuées dans les principaux centre des États d’Ontario et de Québec.
Cependant les démarches entre Ottawa et Londres traînaient en longueur et ce ne fut que le 16 août qu’il fut décidé que le Maurienne serait géré par la Canadian National Steamships, affecté à la ligne de la Jamaïque et remplacerait en nombre le Lady Sommer de cette compagnie, qui, lui, serait transformé en croiseur auxiliaire.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.