Le ralliement du Cameroun à la France Libre (27 août 1940)
Note préliminaire
Je précise que cette relation rapporte les faits vus de l’intérieur et survenus à l’intérieur du Cameroun.
En effet, les gaullistes du Cameroun depuis le 18 juin 1940 n’ont eu aucun contact, ni aucune relation avec Londres ou avec les émissaires du général de Gaulle avant le 20 août. Ils ont évidemment ignoré la décision du Général de rallier à la France Libre le groupe A.E.F.-Cameroun, mais aussi l’action coordonnée de la mission Pleven à Accra et à Lagos en territoire britannique et du colonel de Larminat à Léopoldville au Congo belge.
Le premier contact direct a été établi le 20 août en Nigeria – les autorités britanniques n’avaient montré aucune complaisance jusqu’alors – par le lieutenant Laigret. Le délégué du général de Gaulle demanda alors à voir le colonel Bureau, commandant militaire du Cameroun, sur la frontière. Le colonel refusa, alors que la mission Pleven fondait un certain espoir sur sa volonté de résistance.
Laigret n’ignorait pas, comme nous tous, la prudence du colonel Bureau ; il ne semble pas qu’il ait dissuadé le délégué du Général de contacter le colonel, pensant qu’en définitive celui-ci prendrait une décision positivement gaulliste.
Sans aucun doute, le colonel Bureau aurait rallié le Cameroun sans opposition notable, s’il avait pris la tête du mouvement. Il n’a pas osé. Mais nous, les lieutenants et capitaines n’avons pas osé neutraliser notre colonel. Le 19 août à la mission Pleven on déplorait la « passivité » des gaullistes du Cameroun.
R. Gardet
*
À la mi-décembre 1937, au moment où sur le quai de Douala j’embarquais à destination du cap Cameroun pour entreprendre la campagne géographique de la délimitation de la frontière Cameroun-Nigeria, Firminich, le directeur de l’agence allemande de la Wœrmann Unie, m’accosta :
– Vous allez délimiter la frontière, Mon Capitaine, croyez-vous cela bien utile ?
– Bien sûr, on a remis d’année en année ; mais c’est nécessaire maintenant à tous points de vue, et surtout pour établir les titres de propriété, de connaître la frontière exacte.
Oui, mais cette frontière ne sera peut-être pas éternelle ? – Peut-être ; on verra bien ! (…)
Au Cameroun « la drôle de guerre » ne modifie pas grand chose ; des Européens sont mobilisés, sans enthousiasme. La mission de délimitation Cameroun-Nigeria est suspendue. Je prends le commandement d’une compagnie mi-réservistes blancs mi-tirailleurs indigènes, précisément sur la frontière.
Pour le reste la vie continue, loin de la métropole, loin du bruit du cliquetis des armes, d’ailleurs peu fourni.
Quelle est la situation normale du Cameroun ? Politiquement: régime de mandat sous le contrôle très lâche de la Société des Nations. Le gouverneur des Colonies qui dirige le territoire porte le titre de haut-commissaire ; la structure administrative est celle des colonies ; le territoire est divisé en régions, elles-mêmes divisées en subdivisions, les chefferies indigènes existent comme dans les colonies. Le haut-commissariat siège à Yaoundé, capitale.
Militairement : en fait régime colonial ; mais les troupes portent le nom de Forces de Police, ayant à leur tête un lieutenant-colonel ou colonel. Elles dépendent pratiquement du commandement supérieur d’Afrique Équatoriale Française. Elles comprennent un bataillon d’infanterie et une batterie de côte. Les unités sont organisées sur le type des unités coloniales en service outre-mer.
L’état-major des forces de police et la portion centrale sont stationnés à Yaoundé au camp militaire situé à 1 kilomètre environ de la ville ; une compagnie est détachée à Douala, port principal du territoire sur l’embouchure du fleuve Wouri. La batterie de côte est à Souelaba sur la lèvre sud de l’embouchure du fleuve.
Yaoundé et Douala ne sont réunies que par une voie ferrée étroite, construite par les Allemands lors de leur occupation.
Le Cameroun produit surtout des bananes, du cacao, du café et du bois ; les plantations sont surtout importantes dans le sud le long de la frontière avec la Nigeria ; la forêt s’étend le long de la côte de l’embouchure du Wouri à la frontière avec la Guinée espagnole (…).
La mobilisation double en principe les effectifs des forces de police. La compagnie que je commande – la 8e – a pour mission la surveillance de la frontière franco-britannique, le commandement craignant, à tort ou à raison, des manifestations intempestives de la part des colons allemands de la zone britannique, laissés libres malgré l’état de belligérance: « fair play ! »
Notre lieutenant-colonel, Bureau, obtiendra finalement du commandement britannique une surveillance plus active des ressortissants allemands et italiens. Chez nous dès la déclaration de guerre ils ont été internés. La 8e compagnie sera alors déplacée et moi-même nommé à un autre commandement, celui de la compagnie motorisée, uniquement composée de réservistes blancs, et stationnée à M’Balmayo au sud-est de Yaoundé.
Les forces de police avaient reçu de France quelques officiers réservistes au titre de la relève des officiers d’active susceptibles de rejoindre en métropole des unités combattantes. Une liste avait été dressée en tête de laquelle j’avais réussi à me placer. Et en effet en avril je suis désigné ; je dois partir le 10 mai sur le Brazza avec une compagnie de tirailleurs du Tchad commandée par un capitaine Dio.
La vie « paisible » du Cameroun continue. À la motorisée – qui n’a aucun moteur – on ripatonne le matin, on joue aux boules le soir. Chaque matin La Marseillaise prélude à la diffusion du journal parlé dont l’optimisme endort la conscience des auditeurs.
Début mai je suis averti de la remise de mon départ pour la France: le Brazza a été torpillé au large des côtes marocaines.
Le 10 mai la nouvelle de la ruée allemande à travers les Ardennes nous réveille brutalement. Quelques jours plus tard la compagnie motorisée est ramenée à Yaoundé et devient compagnie portée, bien qu’elle ne possède aucun moyen de transport (…).
Le 20 mai le communiqué annonce que le colonel de Gaulle à la tête de ses chars a repoussé les Allemands à Montcornet et que son action s’amplifie ; le 30 mai, nouveau communiqué d’espoir: le colonel de Gaulle a stoppé l’avance ennemie sur la Somme.
Cet espoir est malheureusement surestimé et la retraite de nos armées s’accentue ; c’est la débâcle.
Dans l’angoisse unanime et le désarroi des esprits deux sentiments s’extériorisent. L’idée de ne pas accepter la défaite fait espérer à certains que la lutte peut continuer dans l’Empire avec les Britanniques. Pour d’autres au contraire, pour beaucoup d’autres, hélas ! il vaut mieux en finir au plus vite, et même vaincus retrouver la paix – la drôle de paix – d’avant 1939.
Le colonel – il vient d’être promu – ne donne par son avis ; le commandant Bouvier, commandant le bataillon, officier de réserve, mais ancien officier d’active passé dans l’administration coloniale après la guerre 1914-1918 où il a perdu un œil se résigne, très soutenu par son adjoint le capitaine Dagnas. Les officiers subalternes sont inégalement partagés ; les réservistes venus au titre de la relève sont prêts à tous les abandons ; ceux d’active ou de réserve mobilisés au Cameroun ont des sentiments plus nuancés, mais la plupart restent prudents ; pourtant le capitaine Huet et le lieutenant Laigret, réservistes, le capitaine Lecomte, d’active, se déclarent prêts à continuer la lutte.
Mais il faudrait un miracle: déjà on parle d’armistice.
Le 18 juin vers 11 heures, l’administrateur des colonies Lacour, amputé d’une jambe, que je vois assez souvent, me téléphone:
– Avez-vous entendu la B.B.C. ce matin ?
– Non ! je ne l’écoute pas régulièrement.
– Un certain général de Gaulle a parlé de Londres à la radio;
il annonçait la capitulation imminente de la France et déclarait poursuivre la lutte, demandant aux Français de le rejoindre ; il va parler de nouveau à 12 h 30. Voulez-vous venir l’entendre dans mon bureau ?
– Oh ! oui.
Je n’en puis dire plus ; l’émotion m’étouffe. Le voilà, le miracle !
À midi et quart je me rends au haut-commissariat. Dans le bureau de Lacour je trouve trois autres administrateurs : Saller, d’origine guyanaise, Rivière et Michel ; ce dernier surnommé le « cuirassier de poche » en raison de sa petite taille et de sa vantardise à avoir effectué des prouesses équestres pendant son service militaire dans la cavalerie.
À 12 h 30, hachée par les crachotements parasitaires s’élève une voix rauque et martelée, l’appel pathétique qui va changer le cours de notre histoire: « Les chefs qui depuis de nombreuses années sont à la tête des armées françaises ont formé un gouvernement. Ce gouvernement alléguant la défaite de nos armées s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat… Moi général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver. .. à se mettre en rapport avec moi.
Quoiqu’il arrive la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas.«
Lacour, Saller et moi sommes enthousiastes. Mais Rivière et Michel n’apprécient pas la logique et la grandeur de cet appel (1), Michel surtout fulmine: « Ce de Gaulle est un rebelle ; le Maréchal sait ce qu’il fait ».
La nouvelle fuse déjà dans toute la ville.
Le lendemain à sa réunion journalière le colonel Bureau ne fait aucun commentaire ; mais les officiers sont très excités ; deux groupes apparaissent nettement : celui de la résistance, celui de l’obéissance au gouvernement du maréchal Pétain. Dans le premier, Huet, Lecomte, Laigret et moi-même ne cachons pas notre sentiment ; le commandant Bouvier non plus dans le second et le capitaine Robin qui ne s’est pas battu en France mais a été volontaire pour servir outre-mer au titre de la soi-disant relève s’indigne : « Ce serait folie de continuer la guerre, c’est de l’insubordination ; ce de Gaulle est vendu aux Anglais ».
Le colonel demande le calme pour nous faire part de ses hypothèses politico-stratégiques sur les clauses probables d’un armistice.
L’appel est maintenant connu de tous ; chez les uns il ramène l’espoir ; chez les autres il provoque le dépit ou la risée. Le haut-commissaire Brunot sait quelles souffrances et quelles exactions les populations indigènes du Cameroun ont subies sous la colonisation allemande, et qu’elles ne les ont pas oubliées ; son patriotisme aussi se révolte devant une capitulation, dans l’après-midi du 19 il demande aux Européens et aux chefs coutumiers de Yaoundé et des environs de se réunir le lendemain au Palais du haut-commissariat.
Le 20 juin à 16 heures, Européens et notables indigènes emplissent le salon d’honneur du palais. En reprenant les termes de l’appel du général de Gaulle, en rappelant la loyauté des populations envers la France et la parole donnée à l’alliée britannique, le gouverneur Brunot fait proclamer la Résistance. Le colonel Bureau s’associe à la proclamation du haut-commissaire. Un officier de réserve, le lieutenant Granier sous mes ordres à la compagnie portée improvise un discours patriotique. La Marseillaise éclate et s’enfle sous les lambris dorés. La joie et l’enthousiasme illuminent les visages émus.
Le haut-commissaire avait indiqué qu’il allait informer ses collègues des autres colonies et d’Afrique du Nord de la décision prise par le Cameroun en les engageant à suivre son comportement. Il semblait persuadé de leur acceptation. Il n’en est rien ; seul le gouverneur de Coppet à Madagascar répond affirmativement (2) et il appert que sur le continent africain seul le Cameroun aurait bougé. Une nouvelle réunion a lieu le 3 juillet dans une atmosphère déjà lourde d’incertitude et de déception. Le principe de la résistance est confirmé, mais les moyens d’exécution ne peuvent être définis… et mon Granier dénonce alors la continuation de la lutte avec autant de flamme qu’il la réclamait 15 jours auparavant.
Chacun rentre chez soi, cherchant sa voie, torturé par les affres du cas de conscience. Quant à moi, j’ai déjà pris ma décision: je rejoindrai de Gaulle par le Nigeria.
Mais en examinant la situation avec mes camarades gaullistes, l’espoir nous vient de rallier tout le Cameroun à la France Libre. Au camp militaire je constitue un petit comité avec Lecomte, Huet et Laigret ; dans l’administration Saller, Lacour et Salin, adjoint à l’administrateur-maire Guilloux, font de même. Nous reconnaissons et recrutons les sympathisants au « mouvement de Gaulle ».
Au Camp, naturellement notre action est vite connue du chef de bataillon, et nos conciliabules sont espionnés par son adjoint Dagnas. Les relations de service se tendent. Le colonel semble l’ignorer et ne parle d’ailleurs plus de résistance, surtout depuis que les clauses de l’armistice sont connues, qui laissent les colonies et les mandats provisoirement hors des prétentions du vainqueur. Mais le 14 juillet va être l’occasion des prises de positions ouvertes. Bouvier s’appuie sur l’obéissance au Maréchal pour estimer que les manifestations doivent revêtir le caractère solennel habituel ; la majorité des commandants de compagnie, pas tous « gaullistes » d’ailleurs, pensent que les circonstances ne se prêtent ni aux parades, ni aux réjouissances. Et on en vient à l’affrontement… verbal en vérité ; les vichystes nous accusent de forfaiture et de rébellion, nous les accusons d’abandon et de trahison. Le colonel tranche en ordonnant un simple « salut aux couleurs ».
En exceptant sa référence au Maréchal, j’étais plutôt de l’avis de Bouvier, car en réalité c’était nous les gaullistes qui continuions la République et la France.
Chez les sous-officiers européens on commence à discuter et on commente le désaccord des officiers. Quelque peu à retardement on prend parti et quelques soldats et gradés désertent en Nigeria. Dans la troupe indigène aucun remous apparent: « Ça, c’est manière Blancs », disent les tirailleurs.
Dans l’administration c’est Michel – le cuirassier de poche – qui mène le combat en faveur de Vichy, mais en sourdine quoiqu’efficacement. Il tient Vichy au courant des menées gaullistes (3).
En somme la résistance à la Résistance s’organise. Nous découvrons qu’un certain nombre de Corses en tiennent pour le Maréchal, ce qui nous étonne d’abord ; mais leur porte-parole est connu : c’est un commandant de compagnie, lieutenant de réserve, Fieschi-Vivet, brillant administrateur, décoré de la Légion d’honneur pour avoir il y a quelques années pacifié avec succès une tribu turbulente du Nord-Cameroun. Il est Corse et a rameuté pas mal de ses concitoyens, civils et militaires.
De nombreux réservistes demandent à être démobilisés puisque la guerre est finie. Bouvier fait accorder des permissions dites « économiques » de 30 jours renouvelables ; la discipline se détend et les incidents d’insubordination se multiplient. L’énervement est à son comble.
À Douala, le mouvement est mené avec moins de contrainte qu’à Yaoundé ; c’est le lieu de rencontre des commerçants, colons, planteurs et forestiers coupeurs de bois ; ils ont tous tout à perdre d’un retour des Allemands ; c’est à Douala que vit le chef Paraiso, très influent, dont la famille a été décimée, spoliée et ruinée par les Allemands. Mauclère, directeur des Travaux publics et des Chemins de Fer a rallié la quasi-totalité de ses personnels à la France Libre et a été désigné comme chef du mouvement. Un des résistants les plus efficaces est Sill, coupeur de bois, dont les chaloupes sillonnent le Wouri ; chez les militaires agissent le capitaine Jardin, commandant la compagnie détachée du bataillon, et le capitaine Louis Dio, venu du Tchad et qui comme moi devait embarquer le 10 mai sur le Brazza. Le commandant d’armes, capitaine Pradier, n’a pas d’opinion. Le délégué du haut-commissaire non plus.
En brousse, le mouvement a des adhérents qu’il est difficile de dénombrer ou de contacter ; d’ailleurs Yaoundé et Douala sont les nœuds géographiques et politiques de la situation.
Dans les derniers jours de juillet, Laigret qui est officier de renseignements et qui par sa fonction se rend régulièrement à Douala, y voit le représentant des autorités britanniques de Nigeria et lui demande de faire transmettre au général de Gaulle un message qui lui fait savoir que le Cameroun est prêt à rallier la France Libre sur l’intervention qu’il jugera opportune (4).
De l’extérieur aucune nouvelle.
Début août, le colonel Bureau est convoqué à Brazzaville par le général Husson, commandant supérieur, et, depuis la nomination par Vichy à Dakar du gouverneur général Boisson nommé lui-même à la tête de l’A.E.F. Il est parti assez inquiet, car au retour il nous réunit radieux.
« Je croyais me faire eng… ; mais j’ai reçu des félicitations ; la guerre continue ; nous résistons à toute agression… »
Nous ignorons au juste ce qui s’est passé. Or, nous savons qu’à Brazzaville on obéit aveuglément au Maréchal et la position du général Husson nous semble plutôt être une résistance littéraire comme le montre la note que nous recevons le 5 août ainsi libellée:
« 1) L’A.E.F. est un territoire français qui a conservé sa pleine souveraineté. Le devoir militaire est d’en assurer l’intégrité en toute éventualité contre qui que ce soit qui menacerait celle-ci ;
« 2) Les pensées d’avenir doivent être toutes tournées vers ce but final et unique: la revanche et la restauration de la France et de son empire ;
« 3) Tous les moyens possibles pour atteindre ce but doivent être envisagés ; ils ne peuvent être discriminés, précisés et mis en œuvre qu’en fonction des événements ;
« 4) En ce qui concerne le Cameroun, ces directives sont valables. »
Ce jour 5 août, la radio de Vichy annonce la condamnation à mort du général Charles de Gaulle.
« La guerre continue Mon Colonel, l’événement de Gaulle n’est-il pas un de ceux envisagés par le général Husson ? Tous les moyens possibles, précise-t-il », je demande au colonel. Je n’ai pas de réponse. Mais il nous donne l’ordre à Lecomte et à moi d’établir un plan d’évacuation des familles gaullistes sur la Nigeria par la route qui relie Foumbam en zone française à Bamenda en zone britannique.
C’est à l’occasion de ce travail, effectué dans le bureau de Lecomte – le mien étant sous les regards directs du chef de bataillon et de son adjoint – que le comité militaire peut œuvrer plus facilement ; et avec les administrateurs Saller, Lacour et Salin nous constituons le Comité de résistance de Yaoundé.
Vichy ne reste pas inactif. Le « cuirassier de poche » a réussi à le tenir au courant de la situation. Certains vichystes ont pu quitter le Cameroun par la Guinée espagnole et rentrer en France. Darlan a expédié au Cameroun par le sous-marin Bévézier l’amiral Platon chargé d’une campagne en faveur du Maréchal. Cet officier général ébranle les convictions du haut-commissaire et conquiert complètement Mme Brunot ; par contre à Douala il est durement rabroué par Mauclère et le chef Paraiso. Poursuivant sa tournée au Gabon, il laisse au territoire un de ses agents, l’inspecteur général des colonies Huet.
Nous ignorons quelles ont été les relations Platon-Bureau ; mais considérant la prudence – c’est le moins que nous pensons (5) – du colonel, le comité décide de demander au médecin lieutenant-colonel Vaucel, directeur du service de santé du territoire, d’être le chef du mouvement à Yaoundé. Déjà le docteur Vaucel a rallié au mouvement la majorité de ses médecins. C’est un homme calme, pondéré, d’un patriotisme réfléchi, mais fervent. Laigret et moi allons le voir (…).
« Bureau hésite ? Il ne faut pas s’en étonner ; le choix est difficile si l’on s’accroche à ses petits intérêts immédiats et personnels. Quant à moi, vous savez que j’ai choisi la voie du bons sens et du vrai devoir. J’accepte votre proposition. À vous l’action, à moi les responsabilités. Venez me voir quand vous voudrez. »
Le 10 août le capitaine Dio vient me voir et me précise la situation à Douala: indifférence du capitaine Pradier, activité du capitaine Jardin, action très efficace de Mauclère et de Sill qui fait passer les gaullistes en Nigeria à la barbe du Bévézier, puis du Sidi-Feruch (6). Mais je déplore ces « désertions » prématurées, car elles affaiblissent notre potentiel de résistance.
Naturellement, contre les militaires déserteurs, le colonel a fait entamer la procédure d’usage, tout en qualifiant d' »estimables ces gestes individuels de lutte contre l’ennemi, l’Allemagne ». Les autorités britanniques n’approuvent pas non plus ces passages clandestins et je reçois un mot de M. Allen, district commissionner de Victoria, ex-chef de la section britannique de la mission de délimitation, me demandant de les freiner. Sa lettre se termine par un « Tout va bien » qui me fait supposer que notre message au général de Gaulle a été transmis (7).
Le 15 août une réunion a lieu chez Laigret: Vaucel (8), Saller, Lacour, Salin, Lecomte, Huet, le capitaine, moi-même, parmi une cinquantaine de gaullistes dûment cochés par un sbire de l’autre Huet, car nous ne nous cachons pas. Laigret rend compte:
– 300 gaullistes décidés tant à Yaoundé qu’à Douala ;
– de Gaulle enverrait un délégué ;
– Vichy va remplacer le haut-commissaire et le colonel, jugés compromis ;
– le gouverneur Annet arriverait à la fin du mois ;
– liberté de manœuvre proposée à partir des 26-27 ; Sill à Douala assure le passage en Nigeria.
Le 20, Laigret se rend en Nigeria ; il y rencontre un des envoyés (9) du général de Gaulle près à contacter sur la frontière le colonel Bureau. Par acquit de conscience j’en informe celui-ci le 21.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Leclerc, colonel Leclerc.
Le colonel feuillette l’annuaire des officiers ; pas de colonel Leclerc.
– D’ailleurs ce n’est pas à moi à me déranger qu’il vienne à Yaoundé.
– Vous plaisantez, Mon Colonel ; vous savez bien que c’est impossible.
– Alors, tant pis !
Nous informons l’émissaire du refus du colonel Bureau et de l’urgence d’une intervention que nous soutiendrons, date limite 27 août.
Le 25 je rends compte au colonel de ma prochaine désertion, le 27 au matin ; beau joueur il me signe une permission pour Douala ; cela ne l’engage pas à grand chose !
Le 26 j’annonce mon départ au docteur Vaucel « Et vous Mon Colonel vous restez ? »
En effet ni Vaucel, ni Saller, ni Laigret, ni Huet, ni bien d’autres ne parlent de partir (10).
Je quitte Yaoundé avec quelques sous-officiers, ma femme et notre gentil chat noir dénommé Herminet, comme il se doit. Le train est bondé comme toujours, L’inspecteur général Huet, depuis quelques jours à Yaoundé, descend à Douala dans le wagon « l’gubernatorial ».
Les huit heures de trajet sont lentes et pénibles, pleines d’appréhension.
À New-Bell, banlieue de Douala, un sous-officier armé monte dans notre wagon et lance un nom: « Marty » Un des sous-officiers qui m’accompagnent, l’adjudant Marty répond : « C’est moi », « Suivez-moi », commande l’autre.
Trop tard ! nous sommes faits.
Dix minutes après, le train entre en gare de Douala. Je me penche à la portière et aperçoit une petite troupe en armes. Trop tard en effet !
Mais… oui, je ne me trompe pas, l’officier qui la commande est le capitaine Louis Dio. Je saute sur le quai en criant: « Ça y est les gars ! »
De son wagon, l’inspecteur Huet descend, la main tendue à cet officier qui lui rend sans aucun doute les honneurs. Louis Dio s’avance de deux pas et lui dit: « Inspecteur général Huet, au nom du colonel Leclerc, délégué du général de Gaulle, je vous arrête ».
Je me heurte alors à Jardin : « Le colonel Leclerc vous attend, nous avons su que vous descendiez ; je vous conduis au P.C. Il est arrivé à 5 heures ce matin, en pirogues depuis Tiko avec une vingtaine de Français Libres. Il avait faussé compagnie aux British qui ne voulaient pas de complications. Il a débarqué un peu au sud de la ville ; on l’a conduit chez Sill et chez Mauclère. On a occupé la ville à 6 heures ; neutralisé le Sidi-Feruch et les principaux vichystes. Il est installé à la Résidence. »
Leclerc me serre la main. Il est habillé d’une tenue kaki boueuse et mal ajustée ; sur sa manche droite cinq galons pleins ; dans son visage fatigué, deux yeux gris perçants. Mon regard effleure sa manche.
– Oui, je me suis donné cinq galons, provisoirement ; je dois m’imposer à votre colonel. Je suis content de vous voir, j’ai entendu parler de vous ; vous remontez à Yaoundé pour y régler la question…
J’allais vous le proposer, pourtant le colonel Bureau…
– Oui, je comprends ; vous n’aurez pas, j’espère, à vous en occuper, j’ai déjà envoyé un officier le chercher ; il viendra certainement après avoir pris connaissance de la lettre que lui a remise cet officier. Vous irez l’attendre à la gare vers 1 heure probablement, avec le capitaine Louis Dio. Vous le conduirez ici où je le recevrai ! Préparez votre plan que vous me soumettrez vers 22 heures ce soir. Prenez Dio avec vous. Après m’avoir amené votre colonel, vous partirez à Yaoundé.
Je constitue un détachement de 40 hommes avec armement individuel, j’embauche le lieutenant Dronne. À 22 heures, je présente mon plan à Leclerc.
À 1 h 30 le 28, une « micheline » stoppe en gare. Le colonel Bureau et un lieutenant en descendent ; ce dernier se présente : « Quilichini ». Le colonel très à l’aise en apparence me dit dès qu’il m’aperçoit: « Gardet, c’est du tout cuit, vous pouvez remonter à Yaoundé. »
Je ne puis m’empêcher de lui répondre: « Si c’est du tout cuit, pourquoi n’avez-vous pas opéré le ralliement vous-même ? », et j’ajoute « Je dois vous conduire auprès du colonel Leclerc. Dio nous accompagne. » Trajet sans un mot.
Le colonel Bureau est en tenue blanche, très soignée: c’est risible !
À la Résidence, Hettier de Boislambert nous reçoit en pyjama. « Je vais prévenir le colonel », il dort.
Nous sommes introduits dans le bureau. Cinq minutes s’écoulent en silence ; Leclerc arrive dans sa tenue défraîchie. Garde-à-vous du colonel Bureau.
– Mon Colonel, c’est vous qui auriez dû rallier le Cameroun à la France Libre.
– Mais je me rallie ; j’ai toujours approuvé le mouvement. Le colonel Bureau rougit en prononçant cette dernière phrase, le colonel Leclerc sourit et dit: « Je vous verrai dans la matinée, nous réglerons votre prochaine destination » (11).
Puis s’adressant à Louis Dio et à moi qui avons assisté à cette réception plutôt fraîche « Vous pouvez aller maintenant ; bonne chance ! »
Surpris d’abord par cette intention de Leclerc de nous faire assister à cette entrevue, je comprends alors qu’il tenait à ce que nous en soyons témoins.
Et le colonel Bureau ne l’oubliera pas.
Notre train – une locomotive et un wagon – remonte les 275 kilomètres qui séparent Douala de Yaoundé à vitesse modérée ; dans les gares où il s’arrête nous sommes accueillis avec enthousiasme, car déjà la nouvelle du débarquement de Leclerc est connue et nous en donnons les détails.
Je tiens un petit conseil pour expliquer mon plan et définir les missions. En gros: le premier et principal objectif est le camp militaire qui allongé sur la colline au pied de laquelle passe la voie ferrée avant d’atteindre la gare comprend deux parties le Camp Neuf et le Vieux Camp.
Le détachement formera deux sections celle commandée par le capitaine Louis Dio occupera le Camp Neuf il faudra sans doute arrêter le commandant Bouvier avec l’autre j’occuperai le Vieux Camp ou stationne en particulier la compagnie Huet dont les cadres européens sont Corses en majorité.
Nous marcherons l’arme à la bretelle, non armée. Je ne crois pas à une résistance. Dans le cas contraire, rompre et filer en ville, Louis Dio sur la gare qui nous est acquise, moi-même sur le haut-commissariat, et les occuper. Après on avisera. Le train stoppera sous le camp. Si tout va bien au camp, le problème sera résolu.
Dronne marchera avec le capitaine Louis Dio ; l’adjudant Marty avec moi.
À Otèlé, à 60 kilomètres de Yaoundé, le chef de gare nous informe que le bruit court du sabotage de la voie ferrée à proximité de Yaoundé. Les pères Pouille et Déon se proposent pour s’installer à l’avant de la locomotive en observateurs. Le train réduit sa vitesse. Il est 16 heures quand il stoppe sous le camp.
Des buissons surgissent deux Blancs: Huet et Laigret (12). – Bouvier et Dagnas ont pressé le haut-commissaire de s’opposer par la force à votre intervention.
Brunot a refusé et interdit la distribution des munitions. Mais la troupe occupe la pente de la colline.
– Pourquoi ?
C’est une idée de Bouvier.
– Drôle d’idée ! Allez, en avant !
Huet me suit. Nous traversons en effet une unité en formation de combat, armes en main en position couchée, sans provoquer de réaction.
– Et vos Corses ? je demande à Huet.
– Toujours aussi butés ; ils occupent les bâtiments.
– Rassemblez-les dans votre bureau.
Nous nous y rendons sans encombre.
Ils sont là une quinzaine. Brièvement j’explique la situation et ma mission, et leur demande de rallier la France Libre. Silence.
– Oui ou non ?
Deux ou trois sous-officiers tentent de discuter.
– Oui ou non ? Ce n’est plus le moment des palabres, et je pose mon revolver sur la table ; il n’est pas approvisionné, évidemment.
Quelques bras se lèvent.
– Le colonel s’est rallié ; il est actuellement avec le colonel Leclerc à Douala. Le camp est occupé ; votre opposition est inutile et votre devoir est simple.
D’autres bras se lèvent. J’invite les trois ou quatre irréductibles à se mettre aux arrêts et charge Huet de faire rentrer les tirailleurs.
Au fond je pense que ces Corses n’étaient pas si méchants: ils livraient un « baroud d’honneur ».
Puis je me rends au Camp Neuf ; je rencontre Dagnas furieux: – Je ne vous pardonnerai jamais d’être venu nous attaquer.
– Rentrez chez vous mon vieux, et restez tranquille.
À l’état-major, Louis Dio, n’a pas eu d’incident. Le commandant Bouvier s’est incliné avec dignité et a quitté le camp.
Je charge le capitaine Huet d’assurer l’ordre et la garde des armes et des munitions.
Louis Dio part à la poste sympathisante et au trésor qui est vichyste. Moi-même à la mairie où je destitue l’administrateur-maire Guilloux qui « ne cède qu’à la force ». Salin son adjoint le remplace.
Je fonce au secrétariat général où déjà Saller a rassemblé les fonctionnaires. « Le secrétaire général Deboudot s’est déclaré neutre ; il est rentré chez lui. »
Je m’adresse au personnel : « Le colonel Leclerc, envoyé du général de Gaulle, a pris hier matin possession du Cameroun ; la lutte continue, je suis sûr que vous êtes d’accord aujourd’hui comme vous l’étiez le 20 juin ».
Je demande à Saller de s’occuper des récalcitrants.
Je bondis chez le haut-commissaire ; Brunot me reçoit aussitôt ; je le mets au courant, le remercie d’avoir calmé les excités et lui déclare qu’il devra s’effacer. Il me répond:
« J’approuve le ralliement, vous le savez ; vous avez bien fait de venir rapidement à Yaoundé. Et d’ailleurs place aux jeunes ! »
Je suis un peu étonné de cette conclusion (13).
Ouf ! c’est fini ! Louis Dio me fait savoir que de son côté tout est réglé également. Je me rends chez le médecin, lieutenant-colonel Vaucel. On se congratule. Son chirurgien, le médecin commandant Labbé m’offre l’hospitalité et un whisky bienvenu, car j’ai terriblement soif.
Mais je pense tout à coup à rendre compte au colonel Leclerc. Je me précipite à la poste, d’où je réussis à lui téléphoner malgré une intense friture: « Opération terminée ».
« Félicitations », crois-je entendre. Il est 19 h 30.
Le lendemain 29 nous apprenons le ralliement de l’A.E.F., Gabon excepté. Le 30, le colonel Leclerc arrive à Yaoundé où il reçoit un accueil délirant.
Le général Roger Gardet
(1) Rivière ralliera La Réunion à la France Libre en 1942.
(2) Madagascar ne s’est pas ralliée. Le gouverneur vichyste Annet volait vers le Cameroun quand il apprit son ralliement. Il changea de direction vers Madagascar et aidé du géné-super Guillermet et du secrétaire général Ponvienne, neutralisa de Coppet.
(3) Michel dénoncera de nombreux gaullistes. Il passera en jugement après la guerre, et en 1947 alors que je commanderai la brigade Côte d’Ivoire – Haute-Volta, une commission rogatoire me demandera ma déposition, ayant été dénoncé par lui. Je me bornerai à répondre: « Je n’ai rien à dire que mon profond mépris pour cet individu. »
(4) En fait, ce message n’a sans doute pas été transmis, soit que les Britanniques l’aient mis « sous le coude », soit qu’ils l’aient confié à la mission Pleven déjà à Accra ; la mission n’avait alors pas de raison particulière de le transmettre au général de Gaulle. Ce point n’a pas été élucidé.
(5) À la même époque la mission Pleven fondait de grands espoirs sur la volonté de résistance du colonel Bureau, tout en déplorant l’inverse chez ses officiers.
(6) L’amiral Platon est parti avec le Bévézier ; le Sidi-Feruch est venu remplacer ce dernier.
(7) À cette époque nous ignorons encore la présence de la mission Pleven en territoire britannique.
(8) Voir ci-avant le « ln Mémoriam » consacré au médecin général Vaucel (N.D.L.R.).
(9) La mission Pleven comprenait, outre lui-même, le lieutenant-colonel Parant, les commandants Leclerc et de Boislambert.
(10) Je ne leur ai plus tard jamais demandé pourquoi ils n’étaient pas partis.
(11) Le colonel Bureau fut envoyé à Londres (N.D.L.R.).
(12) Tout le monde est au courant de la montée du train.
(13) Le gouverneur général Brunot ira à Londres en première destination.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 207, août-septembre-octobre 1974.