Le ralliement d’André Metz (1942)

Le ralliement d’André Metz (1942)

Le ralliement d’André Metz (1942)

De la prison de Huelva à Patriotic-School

C’est le 25 juin 1940 que j’ai posé les premiers jalons pour rejoindre la France Libre, avec un officier de réserve qui, me disait-il, habitait la région de Pau, et connaissait bien les passages de la frontière franco-espagnole, et même avait des accointances avec des officiers de Franco.

Malheureusement il fut démobilisé dans l’Ille-et-Vilaine, et je dus chercher d’autres combinaisons.

J’ai essayé, après coup, de me remémorer ces plans d’évasion, qui tous m’avaient demandé de multiples démarches, des efforts patients, tenaces… J’en ai compté seize, mais je peux en avoir oublié.

Ce qui compliquait les choses, c’est que je voulais partir avec mon fils aîné Jean (20 ans en 1940) qui, ayant réussi après de longs efforts à s’engager dans l’aviation en avril 1940, avait été démobilisé en septembre sans avoir pu mettre le… pied sur un avion.

Et mon autre fils Paul-André (16 ans à la même époque) voulait lui aussi s’engager dans les Forces Françaises Libres.

C’est seulement au début de 1942 que j’ai pu prendre contact avec une organisation de passage de la frontière, et le 1er mars 1942, le jour même de ma « mise en congé d’activité » par le gouvernement Darlan, nous partions de Banyuls avec un guide et trois autres volontaires, pour la frontière espagnole, mais nous étions arrêtés moins d’une heure après par des gendarmes français. Après une nuit et une journée d’attente, de voyages et de discussions, nous étions libérés à Montpellier par un officier de l’état-major de la 16e division militaire, qui nous donna comme motif : « La tentative de franchissement n’est pas punissable. »

De retour à Toulouse, nous ne pensions plus qu’à recommencer. Mais les « résistants » contactés n’étaient guère chauds pour nous aider, pensant que nous devions être désormais très surveillés par la police de Vichy.

J’étais résolu à suivre la première piste qui s’avérerait réalisable. Elle se présenta au début d’octobre 1942, sous la forme d’un Catalan-Espagnol, réfugié en France et travaillant à Toulouse, qui acceptait de nous conduire à Barcelone, moyennant une somme extrêmement honnête.

Mon fils aîné, retenu en zone occupée, ne put arriver à temps au rendez-vous du départ. C’est avec Paul-André et le guide catalan que nous fîmes en chemin de fer, en autocar et surtout à pied – y compris montagnes et rivières – le trajet de Toulouse à Barcelone. Tout serait à raconter dans cette équipée remplie de détails pittoresques, mais ce serait trop long.

De Barcelone à Madrid, de Madrid à Séville, les voyages furent sans histoire. Nous devions ensuite franchir la frontière portugaise à l’extrémité sud de celle-ci, mais naturellement les trains étaient plus surveillés aux environs des frontières et nous fûmes, mon fils et moi, arrêtés dans le train de Séville à Huelva et conduits au commissariat de police de Huelva.

Après des interrogatoires longs et compliqués – je savais que je m’appelais « Jules Markham, de Plymouth, Angleterre », mais il fallait encore dire le nom de ma mère, de ma grand-mère, etc. Nous fûmes enfermés au « violon » du commissariat pour des heures, des jours et surtout des nuits. Les nuits au « violon » comportaient un supplice particulier, qui n’avait probablement pas été prévu, mais qui n’en était pas moins pénible. Il était prescrit de passer la nuit assis sur un banc de pierre, qui formait le fond du local. Or, ce banc était en pente, de sorte que si on commençait à s’endormir, on glissait… et on se réveillait.

Fort heureusement, si l’on peut dire, le troisième jour nous fûmes envoyés à la « prison » de la ville, une immense bâtisse qui n’était pas tout à fait terminée, mais dont certaines parties commençaient déjà à se délabrer – et nous dûmes passer la première nuit dans cette prison, assis sur des bancs en bois sans dossiers. Je n’ai jamais autant apprécié le confort des sièges en bois ! Ensuite nous goûtâmes celui des paillasses improvisées avec de vieux sacs et de la paille d’emballage, toujours trop larges pour le peu de place dont chacun de nous pouvait disposer, dans les dortoirs où s’entassaient des centaines de prisonniers.

Malgré les désinfections périodiques obligatoires de ces paillasses, j’y ai attrapé la gale, mais ceci est une autre histoire…

Il y avait dans ces prisons de tout : des criminels, des délinquants de droit commun, des contrebandiers portugais… et surtout des honnêtes gens, prisonniers de la guerre civile qui pour la plupart n’avaient commis que le crime d’avoir obéi à l’ordre de mobilisation de ce qu’ils considéraient comme leur gouvernement régulier.

Il y avait aussi au début, trois Belges qui nous ont beaucoup aidés les premiers jours de notre séjour, puis nous avons vu arriver quatre Français que nous avons aidés à notre tour, car les premiers jours en prison étaient toujours les plus difficiles. Non seulement l’ordinaire était ridiculement insuffisant, un « jus » le matin, une louche de soupe aux choux à midi, avec quelques pois chiches, et une louche de soupe aux patates douces le soir, avec un petit pain de maïs par jour pour accompagner le tout ; mais pour manger il fallait se débrouiller pour trouver des récipients – généralement de vieilles boîtes de conserve – pour servir d’écuelle. Pour le couchage c’était pire encore, car tout, paillasses, paille, couvertures, devait être obtenu par le même procédé « débrouillage ».

Or, c’est seulement après une ou deux semaines que le consulat britannique – forcément alerté avec quelque retard – pouvait nous aider. Nous obtenions par son intermédiaire quelques boîtes de conserve, toujours très appréciées, et 35 pesetas par semaine – cinq par jour – que nous pouvions utiliser à l’économat de la prison et aussi au marché noir.

C’est ainsi que j’ai acheté à « l’economado », des cahiers sur lesquels j’écrivais des réflexions philosophiques, suites de mes travaux antérieurs (sur le temps, l’espace et la connaissance) ; chose amusante, comme il était difficile de trouver un coin quelconque où on puisse écrire, j’avais demandé – et obtenu – de pouvoir m’installer tous les jours devant une table de l’école des illettrés, aux seules heures où elle était ouverte, c’est-à-dire pendant les cours, et j’entendais, c’est à peu près la même chose en espagnol : « B, A, BA ; B, E, BE… »

J’avais acheté aussi un tout petit carnet quadrillé, sur lequel j’ai commencé à crayonner un dessin qui avait malgré sa simplicité, du succès parmi les autres prisonniers ; c’était la vue d’un petit hameau voisin de la prison, que nous pouvions apercevoir pendant quelques minutes au réveil, car notre dortoir était au premier étage. Donc avant de descendre pour toute la journée dans la grande cour d’où on ne voyait rien au dehors (il y avait des murs de cinq mètres de haut) je prenais rapidement un petit croquis, que je reproduisais ensuite pour les autres prisonniers ; j’en ai même donné un à un gardien…

Avant de partir j’ai commencé un autre croquis, qui aurait certainement eu moins de succès car il représentait l’intérieur de la prison. J’ai dû d’ailleurs le terminer de mémoire, après notre incarcération, car à notre grande surprise nous avons été libérés le 23 décembre et conduits – puisque nous étions Anglais – sur le bateau anglais (un charbonnier) qui allait à Gibraltar. De Gibraltar, un autre bateau – un paquebot réquisitionné – nous amena à Liverpool en passant par les Açores et en faisant quelques crochets dans l’Atlantique (13 jours en tout). Et puis Cambervell, Patriotic-School, etc. que connaissent tous les engagés dans les F.F.L.

Le carnet ne m’a pas quitté, et j’ai pu y dessiner un croquis des bâtiments de Patriotic-School, en attendant un interrogatoire et aussi une vue du quartier de Westminster aperçu d’une fenêtre des bureaux du commissariat à la Guerre.

Comme nous avions tous la nostalgie de la patrie provisoirement perdue, j’ai dessiné aussi sur ce même carnet, entièrement de mémoire, une vue de la cour de la maison où nous étions logés à Toulouse. C’est maintenant le musée des « Toulousains de Toulouse ».

Mon fils aîné Jean a réussi quelque temps après à rejoindre Gibraltar sans être arrêté, il a été envoyé de là en Afrique du Nord, puis aux États-Unis pour apprendre son métier d’aviateur. Démobilisé en 1945, il a été quelque temps ingénieur d’essais en vol pour une maison de construction d’avions, puis ingénieur dans une grosse maison industrielle internationale.

Quant à Paul-André, il est entré à l’école de Ribbesford (1) et en est sorti en décembre 1943, avec la promotion « Corse et Savoie ». Officier de parachutistes, il a été largué sur la France le 6 juin 1944, avec le « Bataillon du Ciel ». Il a été tué en Indochine, le 19 juin 1947.

André Metz

(1) École Militaire des Cadets de la France Libre.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 159 novembre-décembre 1965.