Les raisons d’un ralliement
Administrateur au Cameroun, j’avais été mobilisé sur place en septembre 1939. En mai, juin 1940, je me trouvais avec ma compagnie des forces de police – pays sous mandat de la S.D.N., le Cameroun n’avait que des forces de police – dans la grande forêt, au large d’Eseka. Nous avions mission d’ouvrir et de construire avec des équipes de travailleurs une route entre Douala et Yaoundé.
Nous suivions tous avec angoisse les péripéties de la bataille de France, non seulement le petit noyau de cadres français, mais aussi les tirailleurs et travailleurs camerounais. Chaque jour, les nouvelles étaient plus mauvaises et annonçaient de nouveaux revers. Nous espérions le miracle d’un redressement. Nous l’avons attendu sur la Somme et l’Aisne, puis devant et derrière Paris, même sur la Loire.
Puis, les derniers jours, quand la défaite en métropole nous est apparue irrémédiable, nous nous sommes raccrochés à l’espoir que la France, avec sa flotte intacte, poursuivrait la lutte dans son Empire et sur les mers aux côtés de l’Allié britannique.
Nous avons eu très rapidement connaissance, je crois le jour même, le 17 juin, de l’émission radio par laquelle le gouvernement du maréchal Pétain annonçait sa décision de demander l’armistice. Nous ne voulions pas y croire. Nous étions à la fois désespérés et révoltés. Je revois le lieutenant Schrimpf, tombé en Normandie en août 1944, Storace et Eyrolle, la gorge serrée, les yeux remplis de larmes, incapables de prononcer un mot.
Dès cet instant, sans rien nous dire, nous étions d’accord nous ne voulions à aucun prix accepter la capitulation, nous étions décidés à poursuivre la lutte, n’importe où aux côtés de n’importe qui.
Nous n’avons pas entendu l’Appel du 18 Juin. Nous n’en avons eu connaissance que le lendemain ou le surlendemain, chez un ménage charmant de négociants anglais d’Eseka, les Brayshaw. D’enthousiasme, nous nous ralliâmes à ce chef qui surgissait pour appeler les Français à continuer le combat. La plupart d’entre nous ne connaissaient même pas le nom du général de Gaulle. J’en avais tout juste entendu parler comme d’un théoricien de l’emploi des corps cuirassés auquel les événements venaient de donner raison.
Les motivations qui déterminèrent notre choix ne furent ni réfléchies ni raisonnables. Notre réaction initiale a été instinctive et passionnelle. Nous avons refusé spontanément ce que nous estimions inacceptable.
Un autre motif avait en ce qui me concerne contribué à orienter mon choix: je connaissais l’Allemagne, j’y avais fait une partie de mes études, j’avais vu à mon désespoir naître et se développer le nazisme. J’avais pris en aversion cette doctrine abominable.
Puis, les premiers jours d’émotion passés, en discutant entre nous, nous avons trouvé et nous nous sommes donnés des arguments rationnels, puisés souvent dans les premiers discours du général de Gaulle : il existe dans le monde, notamment aux États-Unis d’Amérique, des forces potentielles immenses qui n’ont pas été engagées et qui le seront un jour: ces forces supérieures vaincront l’Allemagne.
Au moment de l’armistice, tout le Cameroun était gaulliste. Les Français eurent l’immense satisfaction de sentir la sympathie et l’appui de la grande majorité des populations autochtones. Puis, au fur et à mesure que les jours passèrent, l’enthousiasme faiblit. Les gens réputés raisonnables se rangeaient peu à peu derrière le maréchal Pétain. La population française se cliva en deux blocs hostiles. Des gaullistes, désespérant de faire basculer le territoire du côté de la France Libre, passaient en territoire britannique.
Notre petit groupe de région d’Eseka ne désespérait pas. Nous avions décidé de rester jusqu’à la limite du possible, jusqu’au moment où les autorités locales se rangeraient officiellement derrière le régime de Vichy.
Chamaulte, directeur des plantations de caoutchouc de la Sanaga, nous avait préparé un bateau qui emmènerait toute la compagnie, avec armes et bagages, en territoires britannique, en longeant la côte et en traversant l’estuaire de Souellaba de nuit. Nous avions aussi pris contact avec les noyaux de « résistance » de Douala et de Yaoundé pour une éventuelle action conjuguée.
Dans la nuit du 26 au 27 août, par un coup d’audace et de chance, Leclerc s’emparait de Douala. Le Cameroun tout entier se ralliait au général de Gaulle. La croisade commençait.
Raymond Dronne
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970.