Q D M 48 ou l’avion perdu
À la mémoire du général Carretier
Le Cant italien décolla, le « central » et le « tribord » à pleine vitesse, le « bâbord » réduit au minimum pour compenser le couple de renversement.
Mais sitôt en l’air, le pilote mit les trois moteurs au même régime.
C’était un drôle d’appareil que ce Cant !
Récupéré en 1941 à Beyrouth, il avait été l’objet d’astucieuses modifications imposées aux mécanos français par la précarité de son « état de santé » aéronautique.
Lors de sa capture la cellule était presque neuve, en parfait état, mais les trois Piaggo qui la tiraient étaient irréparables et le stock de pièces que nous possédions à cette époque ne permettait aucune réparation sérieuse. Or, au terrain, sur des cellules irréparables, on pouvait facilement monter de bric et de broc trois Pratt et Withney approximativement de même puissance et tout aussi capables que des moteurs sortis d’usines de tirer ce trimoteur.
L’ingéniosité des mécanos français n’en eut pas pour longtemps à modifier bâtis, moteurs et tubulures. Depuis, le Cant volait, au service des lignes aériennes françaises libres qui l’avaient conquis et récupéré à la force du poignet.
Son pilote avait évidemment dû s’accoutumer aux caprices d’un appareil qui avait plus de 400 chevaux d’excédent de puissance, mais l’équipage habituel, sûr de sa valeur était tout à fait confiant et aucun des trois (pilote, radio, mécano) n’eut donné ce zinc régulièrement timbré à la croix de Lorraine et immatriculé F.C.A.V.M. pour un des modernes appareils standard que construisaient l’Angleterre et l’Amérique.
Le rafistolage du F.C.A.V.M. plaisait à son équipage qui avait bien juré de ne pas le quitter avant que la cellule en bois ne les lâchât.
Si j’insiste sur les caractéristiques du F.C.A.V.M., appareil « prisonnier » des F.A.F.L. c’est que son emploi caractérisait bien cette phase de la guerre, durant laquelle la colonne Leclerc marchait sur le Fezzan, grâce à une géniale préparation et avec des moyens si réduits.
Le Cant F.C.A.V.M. et le Potez F.C.A.T.M. soutenaient la colonne sortie des sables, grâce à un effort constant des rampants, pour obtenir que les Glenn et Blenheim soient à la disposition d’équipages enflammés sous les ailes desquels défilaient Dodge et G.M.C. transformés en transports de troupes et machines de guerre.
Fort-Lamy était leur base administrative d’où ils emportaient viande séchée pour les tirailleurs, tonneaux d’essence, pièces de rechange pour les véhicules et, quand les richesses relatives des jardins le permettaient, une corbeille de tomates, un panier de salades. Rarement du courrier, il gênait si peu, il était si rare, mais toujours du pinard pour les copains.
Ils rapportaient en échange les blessés, les malades, et pas mal de prisonniers. Or, le Cant, ses moteurs réglés au régime de croisière, volait en cette aube au secours de son congénère le F.C.A.T.M. et de son équipage.
Deux appareils aussi différents que possible : le vieux Potez 650 – cellule et moteurs – Il volait parce qu’on le soignait comme une grand-mère agonisante, qu’on l’abreuvait d’huile et de carburant au-delà de la décence.
Parti de Lamy, le Potez essoufflé avait dû se poser pour réparer des ennuis mécaniques à Moussoro, où il avait embarqué 150 poulets bien vivants, offerts par le Sultan. Il était reparti pour Faya au crépuscule mais ne s’y était jamais posé. Dérive, vent de sable, on ne savait…
De quelque part dans le bled, on entendait faiblement sa radio qui émettait sans qu’il fût possible de connaître la position de l’appareil et de l’équipage en détresse.
Trois jours s’étaient écoulés en infructueuses recherches par les méharistes motorisés, le colonel commandant d’armes de Fort-Lamy refusant de dérouter le moindre avion pour rechercher les disparus. Surhumaine décision, mais risque de guerre, fortune de guerre.
Le général Leclerc avait trop besoin de ses ravitailleurs aériens, connaissait trop la fraternelle amitié qui liait les deux équipages.
Des gens qui ont de soixante à soixante-dix heures de vol par mois en régions désertiques ont droit, estimait-il, qu’on leur laisse rechercher ceux qui étaient leurs co-équipiers.
« Vous irez demain en recherche » décida-t-il.
*
Sur ondes courtes de 45 m pour mieux être entendu, la radio émettait inlassablement l’indicatif du Cant. Rendez-vous avait été donné la veille entre la radio du poste de Zouar et celle des naufragés de l’air.
Le jeune homme tourna un visage rayonnant vers le pilote dont les pieds effleuraient son épaule.
Depuis 20 minutes qu’ils suivaient le cap « 35 » c’était la première fois qu’il entendait les éclatements scandés émis par son collègue à bord du Potez.
Depuis 20 minutes qu’ils suivaient le cap « 35 » c’était la première fois qu’il entendait les éclatements scandés émis par son collègue à bord du Potez.
Tout de suite il empoigna son manipulateur. Q R X 30 pour Q D M « Je vous rappellerai dans 30 minutes sur ondes longues pour que vous me donniez le cap à suivre ».
Il suffisait de dix lettres et de deux chiffres en code pour que les deux radios « en phase » sachent que désormais le travail n’était plus pour eux qu’affaire de routine.
Trente minutes après, le Cant F.C.A.V.M. émettait sur 900 mètres deux groupes de six lettres.
Q R K ? Q S A ? signifiant « M’entendez-vous, avec quelle force ? »
De cette manipulation allait sortir le sauvetage.
De nouveau « Bou-Bou » le radio montra sa planchette au pilote.
V X Q S A 4 Q T G
L’autre haussa les épaules.
« Si tu crois que j’y comprends quelque chose ».
Le radio se leva et cria.
«C’est bien simple, je traduis ». V X Vieux, Q S A 4 je t’entends à la force maximum.
Q T G envoie-moi une suite de traits prolongés (c’est pour qu’il puisse orienter sa gonio).
« Ah, bien fit le pilote ».
Il avait compris que tout allait bien. Et il eut un haussement d’épaule désabusé, comme pour dire : « Laisse faire le petit, Bou-Bou, il nous « tire » vers les copains ».
Déjà le « petit », souriant, tendait d’un geste calme la planchette.
Q D M (Prenez le cap) 24
L’appareil bascula sur l’aile, tandis que le radio clignait frénétiquement de l’oeil cette fois vers le mécano impavide et omniscient. Derechef, on le vit faire cliqueter son manipulateur.
Son anxiété révéla qu’il passait d’écoute à émission. Son crayon courait sur le procès-verbal de vol.
Q D M 22 (Prenez le cap 22)
Hurlait-il en se dressant jusqu’à la hauteur des genoux du pilote.
Q D M 18, rectifia-t-il ensuite.
Puis 20 minutes après sa première émission, il se dressa encore, un large sourire illuminant son visage, tandis que son index droit pointait vers le sol.
« Ils sont là. Ils me passent Q G V (Je vous vois).
Pilote et mécanicien dont les yeux étaient rivés jusqu’alors aux instruments sursautèrent et se penchèrent vers les plexiglass de la cabine. Une fine poussière de sable montait du sol uni où n’apparaissait derrière cette brume jaune, ni avion, ni une trace d’atterrissage.
Bâbord et tribord, pilote et mécanicien s’efforçaient d’apercevoir au sol ce que l’impalpable nuage leur dissimulait, tandis que rassis devant son poste, le radio aveugle (il n’avait même pas de hublot) manipulait rageusement.
Pas Q G V (je ne vous aperçois pas).
Le grand trimoteur se mit à évoluer suivant les normes d’une recherche qui consiste à quadriller le terrain. L’appareil basculait sur une aile, puis sur l’autre.
Q G V… Q G V…
Les naufragés de l’air, leur sauveteurs communiquaient et le Cant aveuglé par le sable continuait sa recherche.
À son émetteur, « Bou-Bou » manipulait tandis que le pilote machinalement basculait son appareil cap-pour-cap et tout en scrutant éperdument le sol nu, sans le moindre buisson ou la moindre touffe d’herbe, ce sol d’où montait l’impalpable buée rougeâtre du brouillard de sable qui semblait vouloir cacher pour les garder les passagers du Potez.
« Les voilà, hurlèrent si fort pilote et mécanicien que malgré le grondement du « central », le radio les entendit ».
*
Le Cant freina aile dans aile avec le Potez, les deux zings alignés comme à la parade.
Les équipages couraient les uns au-devant des autres effrayant les 150 poulets en liberté.
Mon Adjudant…
Mon Capitaine…
Quels que fussent les termes employés entre les huit hommes qui s’étreignaient en ce reg perdu du Sahara, l’enthousiasme était le même. Les deux radios seuls avaient un bref hochement de tête que seuls des initiés pouvaient comprendre.
– Hein, bien marché…
– Je le savais bien « Bou-Bou ».
Leur laconique dialogue, plus pathétique que toutes les effusions, les retranchait un peu de la communauté, qu’ils avaient pourtant sauvée.
Jacques Zimmermann, F.F.L., prix Albert Londres, 1939
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 9, juin 1948.