Les premières campagnes du Félix Roussel dans les Forces navales françaises libres
Le Félix Roussel à l’épreuve du feu
Le 18 octobre 1940 – Plus de 40 navires de tous tonnages, battant divers pavillons alliés, s’étaient donnés « rendez-vous » au large du cap Guardafui. Deux convois, l’un venant du Sud-Afrique, l’autre des Indes, venaient d’opérer leur jonction. Dans la soirée, groupés en une impressionnante armada, ils s’engagèrent dans le golfe d’Aden. Pour escorte un croiseur et deux destroyers britanniques.
Le Félix-Roussel venait de Bombay, chargé de troupes australiennes et néo-zélandaises. Il était le seul navire français, mais le plus important en tonnage de cette formation. Réquisitionné à son dernier passage à Suez par l’amirauté britannique, cette dernière avait rapatrié en France tous ses passagers d’Extrême-Orient, et la presque totalité de son équipage et de ses officiers, tous réfractaires à ce qu’ils appelaient : “l’aventure périlleuse”. Certains, qui avaient choisi de demeurer à bord renoncèrent après l’affaire de Mers el Kébir.
L’aide de la compagnie du canal de Suez et du comité de la France Libre du Caire, présidé par le baron de Benoist, agent supérieur de la compagnie du canal, facilita le recrutement d’un nouvel armement, qui ne put cependant être réalisé qu’avec beaucoup de difficultés. Quand tout fut terminé, la lecture du rôle d’équipage y révélait une dizaine de nationalités diverses. Cet équipage de… “fortune”, (la plupart des enrôlés n’ayant jamais navigué) était heureusement encadré par des marins confirmés, tous volontaires, car ils ne voulaient pas accepter la défaite. Les officiers, pour la plupart, étaient des pilotes du canal, officiers de réserve. Il y eut cependant un certain malaise lorsque le “Sea-Transport-Office”, qui gérait le navire, nous obligea à hisser l'”Union Jack” à la corne(1). Le gestionnaire se rendit compte de ce malaise, et en devinant la cause, expliqua : “N’est-ce pas nous qui vous payons ?” Certains marins groumeurs mécontents, menacèrent de débarquer, mais leur menace peu réaliste fit long feu. Ce qui permit au Félix Roussel de faire des essais assez satisfaisants pour pouvoir reprendre la mer : août 1940.
À bord, ce 18 octobre, se trouvaient : un état-major de 18 officiers, y compris un officier de liaison “Royal Navy Reserve”, et 304 hommes d’équipage : 117 Européens et 187 Asiatiques ou Africains. Un canon de 140 mm à l’arrière et deux mitrailleuses en constituaient l’armement défensif.
Quelques heures avant la rencontre des convois, un événement pénible s’était produit à bord. L’alcool était prohibé à la troupe. Un soldat réussit à s’en procurer, en absorba sans mesure et en mourut. Son corps enveloppé de grosse toile, lesté de gueuses, fut immergé suivant la tradition. Parmi les jeunes soldats Anzacs, figuraient de nombreuses fortes têtes, très habiles à déjouer la surveillance dont ils étaient l’objet. Certains d’entre eux venaient directement des prisons australiennes, où ils purgeaient des peines encourues pour des délits de droit commun. Le commandant d’armes, très sympathique major néo-zélandais et ses officiers, avaient du mal à maintenir un minimum de discipline.
Pendant la traversée du golfe d’Aden, dans la formation en cinq colonnes, écartées d’environ 1.200 mètres, le Félix-Roussel était le chef de file de la deuxième colonne. Le pavillon du Commodore était arboré sur le navire P. and 0. voisin, chef de file de la troisième colonne. La route en zigzags obligeait à une vigilance de tous les instants. La vitesse de 8 nœuds prescrite ne put être longtemps maintenue. La chauffe au mauvais charbon d’un grand nombre de navires, la chaleur ambiante et d’autres causes diverses, ne leur permettaient pas de maintenir une pression normale. Les navires de tête durent ralentir et régler leur marche sur celle des “traînards”.
Pour maintenir une position correcte dans le convoi, le Félix-Roussel, avec ses moteurs trop nerveux, dut se résoudre à pratiquer la manœuvre intensive de ces derniers. Mais si le rythme accéléré de ces changements d’allure aidait à mieux gouverner, il ne pouvait se prolonger indéfiniment. L’essoufflement des compresseurs, qui devait fatalement en résulter, conduirait à la panne. Il fallait à tout prix la prévenir.
L’autorisation fut demandée au Commodore de quitter notre poste pour prendre celui de serre-file dans la deuxième colonne. Ainsi pourraient être rétablie la bonne gouverne et la marche normale des moteurs. De plus serait écarté, surtout la nuit, tout risque de collision au moment des changements de route fréquents.
Le 19 octobre 1940 – Cette autorisation tarda à nous parvenir. Après une nuit anxieuse et pénible pour les responsables, le signal attendu fut hissé à 10 heures du matin. Les moteurs purent tourner à leur régime normal, et la chaleur des esprits, qui commençait à se manifester, en fut fortement atténuée. Pendant que le Félix-Roussel se rendait à son nouveau poste, le signal d’alerte montait aux drisses. Il était 10 h 15. Un avion italien, profitant du ciel clair et de la mer belle, venait faire une reconnaissance à très haute altitude. Il ne fut pas inquiété et put retourner à sa base faire son rapport. À bord de tous les navires, la veille fut renforcée.
À 11 heures, le Félix-Roussel prenait son poste de serre-file dans la deuxième colonne. À 13 h 50, nouvelle alerte. Venant du N.W. un groupe de cinq avions, volant très haut était aperçu rebroussant chemin avant de survoler le convoi, ce qui mettait fin à cette nouvelle alerte. Dans la soirée à 19 h 30, le convoi embouquait le détroit de Périm, s’engageant dans la mer Rouge, en continuant les zigzags.
Le 20 octobre 1940 – Doublé l’île Coin à 7 h 30. Un peu plus tard nous parvenait sur la passerelle, l’information d’un nouvel incident à bord : la cambuse annexe venait d’être cambriolée. Le commissaire du bord responsable avait constaté le forcement de la porte métallique d’accès et la disparition de 200 bouteilles de champagne et autres alcools. Le commandant d’armes, suspectant ses soldats, venait d’ouvrir une enquête. À 10 h 52, « alerte ». Mis aux postes de combat. Venant de l’ouest, volant très haut, des avions ennemis se délestent de six bombes qui tombent à la mer dans la zone du convoi. Aucun navire n’est atteint. À 11 h 10, c’est la fin de l’alerte qui permet l’ouverture des portes étanches.
À 22 h 10, doublé djebel Teer à 5 milles. Tout est normal à bord. Les moteurs tournent sans fatigue, la compression est bonne. Tous les feux sont masqués, les veilleurs fouillent la nuit noire. Nous approchons du travers de Massaouah. Ce port, nous le savons, abrite une flotte de quelques navires de guerre italiens : sous-marins, destroyers, vedettes rapides susceptibles de pouvoir effectuer une sortie en force et d’attaquer notre convoi.
Le 21 octobre 1940 – À 2 h 20 du matin, dans l’épaisse nuit, on entend tonner le canon, puis une fusée verte monte dans le ciel qu’elle éclaire faiblement. C’est à la fois le signal de « rappel aux postes de combat » et celui du changement de route immédiat pour tous les navires qui manœuvrent aussitôt en venant de 40e sur tribord avec un ensemble parfait.
Pendant que s’exécute cette manœuvre, un violent feu d’artillerie se déclenche. Dans le ciel, une profusion de fusées éclairantes, illumine la zone de combat, qui se situe à environ 2 milles de notre position, à gauche et à la hauteur des navires de tête du convoi.
Et ceux d’entre nous qui occupent à bord des endroits à bonne visibilité peuvent, impassibles autant qu’impuissants, assister au déroulement de la bataille d’une rageuse intensité. Les projecteurs des navires de l’escorte fouillent le ciel et la surface de la mer, la vue des obus traçants et rougeoyants se succédant et s’entrecroisant à des cadences accélérées, sur de courtes trajectoires, et le bruit des déflagrations de ces barrages de feu auquel s’ajoute celui des charges de fond, est assourdissant.
Telles sont les impressions les plus marquantes recueillies pendant ce combat nocturne. Il ne dure d’ailleurs qu’une dizaine de minutes. Puis c’est le grand silence de la nuit noire. À 2 h 40, nous parvient l’ordre de rompre les postes de combat. L’ouverture des portes étanches est à peine terminée qu’une nouvelle « alerte » nous oblige à y retourner. C’est une fausse alerte qui prend fin à 3 h 10, sans que rien ne soit venu troubler la nuit obscure.
À 3 h 20, monte dans le ciel une fusée rouge. Ce signal nous prescrit la reprise de la route normale. Tous les navires évoluent et prennent le cap au 327 avec zigzags n° 15. Un peu plus tard, l’aube se dessine, et c’est le jour. Les navires au complet apparemment indemnes. Mais, examiné à la jumelle, un destroyer de notre escorte qui paraissait stoppé, montre deux boules noires au dessus de sa passerelle. Il n’est pas maître de sa manœuvre, et l’on peut voir le croiseur se diriger vers lui à vive allure.
Il est 8 h 55 quand nous les doublons tous les deux à petite distance. Nous pouvons voir très distinctement, côté bâbord sur la coque du destroyer, un trou circulaire à environ 60 cm de la flottaison, à la hauteur de la salle des machines. Tout laisse supposer que dans l’engagement de la nuit, un obus ennemi l’a atteint de plein fouet, le mettant hors de combat.
À 9 h 05, avant que le croiseur ne passe sa remorque au destroyer immobilisé, les pavillons du code international de signaux hissés sur quatre de nos drisses livrent aux navires d’escorte le message suivant : « Félix-Roussel vous adresse remerciement pour votre intervention rapide et efficace de protection ». Très vite la flamme « aperçu » du croiseur nous en accuse bonne réception.
À 9 h 30, le chef mécanicien monte sur la passerelle et rend compte d’un incident grave qui a dû se produire pendant ou après le rappel aux postes de combat de la nuit. Une baisse anormale des tubes de niveau aux réservoirs d’eau douce, due à une fuite très importante vient d’être constatée. L’eau douce est très sévèrement rationnée à bord pour les douches et la toilette. Pour s’en procurer à tout prix, des saboteurs n’ont pas hésité à déboulonner un des joints du collecteur situé à un endroit un peu isolé de l’entrepont.
Si tout a pu être rapidement remis en état, la quantité d’eau perdue et irrécupérable peut être évaluée à un jour de marche. L’eau douce allait-elle nous manquer ?… Pour pouvoir avec certitude assurer jusqu’au terme du voyage, l’alimentation des chaudières, le seul port où nous pouvons aller nous ravitailler est Port-Soudan. Le chef mécanicien insiste pour que le Félix-Roussel puisse aller s’y ravitailler en eau douce. Mais pour cela, il lui faut recevoir l’aval du Commodore responsable du convoi.
Ce dernier sollicité, trouve fort insolite notre demande. Sa réponse, ou celle de ses services (car il devait décéder le surlendemain, terrassé par un cancer) n’est pas très aimable dans un premier temps. C’est avec résignation que nous devons supporter des réflexions déplaisantes, notamment celle à l’évocation mercantile, selon laquelle nous paraissons ignorer qu’à Port-Soudan, l’eau est plus chère que le vin…
À 14 heures, l’autorisation nous est enfin accordée. Pendant ce dernier intermède, le croiseur a passé la remorque au destroyer. Et un peu plus tard, cinq navires quittent le convoi et prennent la direction de Port-Soudan : deux cargos, les deux destroyers et le Félix-Roussel.
23 octobre 1940 – À l’aube du 23, nous sommes à l’entrée de Port-Soudan. À 6 heures pris le pilote. À 8 heures, le navire est amarré tribord à quai. Aidé d’un petit remorqueur, le destroyer mutilé prend place sur notre arrière ; les deux cargos avec leur pontée de camions de l’armée suivent et s’amarrent à la suite à quai ; le second destroyer a repris la mer pour rejoindre rapidement le convoi.
Une chaleur moite et accablante freine l’ardeur de l’équipage, occupé aux travaux de propreté et d’entretien du navire. Des soldats désœuvrés, accoudés aux rambardes des ponts, paraissent s’intéresser aux silhouettes pittoresques des autochtones, qui déambulent sur le quai, avec leur ample chevelure noire en forme de crinière de lion.
À 10 h 25, la passerelle signale des bruits d’avions, voit monter au mât de signaux du port deux cylindres noirs, en même temps que se font entendre stridentes les sirènes d’alarme. Et dans la seconde qui suit, les bombes explosent autour de nous, déchirant l’air avec un bruit infernal qui nous fige et nous rend muets. Le Félix-Roussel est lui-même ébranlé, comme atteint de fortes convulsions. Des amarres cassent net.
Tout a été si effroyablement bref, que lorsque les canons antiaériens de la défense du port ouvrent le feu, les deux avions ennemis sont déjà hors de portée. Le calme est revenu et c’est la fin de l’alerte. La surface de l’eau côté bâbord, qui un instant plus tôt bouillonnait des suites de l’explosion des bombes se couvre d’une multitude de cadavres de poissons argentés(2). La bombe explosant à terre, le plus près du Félix-Roussel, a son impact (profond cratère) à une vingtaine de mètres du travers de notre cale 2 à tribord. Des éclats de cette bombe ont éraflé peu profondément la coque à cet endroit. Et c’est pur miracle si, des quatre navires immobilisés à quai, aucun n’a été atteint. Nous l’avons échappé belle, nous et les troupes australiennes abritées à bord.
L’officier de liaison à bord est journaliste dans le civil. C’est un collaborateur précieux, toujours calme, avisé et d’un grand bon sens. Il vient d’apporter au capitaine et aux officiers du Félix-Roussel une invitation du commandant du destroyer à venir à son bord “prendre un pot” avant notre appareillage.
C’est avec une grande cordialité que vers 15 heures nous y sommes accueillis. D’entrée, le commandant nous dit avoir été très sensible à nos remerciements de la veille, et il nous assure qu’il suffira d’un mois de réparation pour la remise en état de son navire et la reprise de son activité. Les blessés de la veille sont bien soignés à l’hôpital de Port-Soudan.
Dans le petit carré, où règne une température d’étuve, notre réunion est empreinte d’une franche camaraderie, où l’humour occupe une place de choix. Chacun s’efforce, parfois malaisément, de poser des questions ou d’y répondre, dans une langue qui n’est pas la sienne, il en résulte des interprétations amusantes ou cocasses, créant un climat d’agréable détente, surtout que les “drinks” sont frais.
Pendant que nous retournons à bord, et que j’exprime à notre officier de liaison mon admiration pour le cran de ses valeureux camarades, il me répond : « Et vous ne savez pas tout ! Auriez-vous pu supposer que, derrière la cloison où nous plaisantions, une dizaine de cercueils contenant les dépouilles des mécaniciens tués la veille par l’explosion de l’obus italien, attendaient la nuit pour quitter le destroyer ? » Il ajouta : « J’en ai été très confidentiellement informé et je vous demande de bien vouloir garder le secret ».
Cette révélation macabre me trouble profondément. Elle me remet en mémoire un souvenir de la guerre 1914-1918, consigné dans mon carnet de notes de cette époque (journée du 18-3-1916) (Gaulois Dardanelles) où j’avais écrit : “Devant la tragédie, le comportement des marins anglais force l’admiration de tous.” J’en conclus que, dignes émules de leurs aînés, ceux que nous venions de quitter n’avaient pas démérité.
À 18 heures le Félix-Roussel approvisionné en eau douce appareille. À 18 h 30, le pilote quitte le bord.
À 18 h 40, par un très beau temps, seul et toujours zigzaguant, à la vitesse de 15 nœuds, nous prenons la direction de Suez, que nous atteignons le soir du 25 octobre 1940.
Et c’est ainsi que sain et sauf, le Félix-Roussel termine sa première mission de guerre, au cours de laquelle il eut l’honneur de recevoir le baptême du feu.
5 février 1942 – Après une courte période de commandement, le capitaine français avait été remplacé par un capitaine anglais, sur proposition du “Sea-Transport-Office”. L’effectif du navire, quelques mois plus tard, avait été en partie renouvelé. Depuis quelque temps, le Félix-Roussel, continuant à transporter des troupes, opérait dans les eaux équatoriales, au climat rude, du sud des mers de Chine et de l’océan Indien. L’avance victorieuse des Japonais dans le Sud-Est asiatique obligeait au renforcement des points stratégiques de ces régions, convoités par l’ennemi.
Ce jour du 5 février 1942, un convoi de quatre navires faiblement escorté, faisait route vers Singapour, venant de la Malaisie orientale. Le Félix-Roussel était de ce convoi, avec à bord, un fort contingent de soldats anglais déjà aguerris, pour avoir en 1940, vu le feu en Europe, dans les Flandres. Ils devaient débarquer en renfort à Singapour. Leurs officiers avaient fait placer sur le pont supérieur du navire, un remarquable dispositif de tir antiaérien comprenant un nombre considérable de mitrailleuses.
Les navires du convoi se trouvaient aux approches de Singapour. Beau temps des tropiques. L’Empress of India, navire plus important que le Félix Roussel n’avait point à son bord une défense en rapport avec son très fort tonnage. Mais personne ne s’attendait à subir l’attaque en règle qui allait se déclencher.
Les veilleurs, alertés par un vrombissement léger, en informèrent les passerelles respectives. Le bruit des avions très rapidement s’amplifia, et l’on put bientôt voir une forte formation d’avions japonais se dirigeant droit sur le convoi. On en compta 27.
L’alerte donnée, on vit nos mitrailleurs se précipiter à leurs postes. Très vite, ils commencèrent à ouvrir un feu nourri sur les avions volant à faible altitude. Tirant rafales sur rafales, ce fut bientôt un feu d’enfer, que ce barrage épais et efficace, activé par les courageux servants, dressait au-dessus du navire contre les attaquants.
Sous la concentration de leurs tirs, deux avions japonais furent mortellement atteints et tombèrent à la mer.
Sur la passerelle, le capitaine, bon manœuvrier, essaya, par des changements d’allure et de route, d’esquiver les bombes qui lui étaient destinées. Si quelques-unes tombèrent à l’eau, deux atteignirent simultanément et avec grand fracas le navire, traversant les deux ponts supérieurs, près des cheminées, et tuant cinq soldats.
De ces deux impacts avait jailli une grande gerbe de flamme et de fumée. L’équipe d’incendie accourut. Le feu qui s’était déclaré put heureusement et assez rapidement être maîtrisé. Les avaries du Félix-Roussel ne mirent en cause ni la bonne marche des moteurs, ni la gouverne normale. Il put reprendre sa route après le passage de la tornade meurtrière ennemie.
Moins heureux, l’Empress of India fut la cible idéale sur laquelle s’acharnèrent les assaillants. Plusieurs bombes l’atteignirent. Le feu gagna rapidement tout le navire, il brûla comme une torche. Heureusement il put évacuer tous ses occupants avant de s’engloutir dans la mer, sous les yeux de l’équipage du Félix-Roussel, encore sous l’émotion du péril récent qu’il venait d’affronter.
Dans la soirée, les cinq dépouilles des victimes du combat furent immergées, non loin du port, dans le recueillement et l’affliction de tous.
À la nuit, le Félix-Roussel put accoster le quai, partiellement bombardé également, par l’escadrille ennemie des récentes heures. Lentement, dans le « black-out », les soldats silencieux quittèrent le navire pour débarquer sur cette terre lointaine, déjà inhospitalière, en sauveurs anxieux, car incertains sur le sort qui les attendait.
Apeurée, la population de Singapour commençait à évacuer la ville. Nombreuses furent les familles qui embarquèrent à bord pour fuir les coups des envahisseurs. Et quand, plein de réfugiés, le Félix-Roussel appareilla pour les Indes, il fut un des derniers navires à pouvoir terminer cette difficile mission, sans nouvel incident.
Durant ces deux missions périlleuses, ici relatées, il y eut bien sûr à bord du navire, aux moments les plus critiques, des mines apeurées, et de fortes “trouilles”, mais dans l’ensemble, tous firent preuve d’une belle tenue : les rapports des deux capitaines en font foi. Et les deux belles citations décernées au Félix-Roussel étaient parfaitement méritées. (Citations à l’ordre de l’armée de mer avec attribution de la croix de guerre avec palme)(3).
Puissent les futures générations de marins de la nouvelle marine marchande française, ne pas les ignorer !
Extrait du carnet de notes de l’ex-commandant Jean Deffez du Félix-Roussel(4)
(2) Le maître d’équipage a fait mettre le youyou à l’eau et, tout en inspectant l’état de la coque, ses hommes recueillent, à l’épuisette de quoi faire une énorme bouillabaisse.
(3) Le 11 mars 1942 avait lieu la prise de commandement du Félix-Roussel par le commandant Jean Arnold, président fondateur de l’Association amicale des F.N.F.L. Il a publié dans le numéro annuel des Forces Navales Françaises Libres de 1970 un très émouvant article sur la “marine marchande française libre en 1940”.
(4) La “Revue Maritime“, que dirige le capitaine de frégate Dermeline (éditions Ozanne de Caen) a fait paraître en 1970, dans le n° 278, un récit du commandant J Deffez sur le torpillage de l’Arthur Capel (14 janvier 1918). En novembre 1971 a paru dans le n° 292 un autre récit inédit sur le torpillage du Sontay (18 avril 1917). Tous deux illustrés par le capitaine au Long Cours H. Michea. Le commandant Deffez était alors quartier-maître canonnier.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 195, mars-avril 1972.