14 février 2011 In Témoignages By Administrateur
Portrait du général Brosset, par Jean-Pierre Aumont
Au cours de l’automne 1944, nous partions chaque matin dans le froid glacial des Vosges, le général en short comme toujours et conduisant lui-même la Jeep découverte. Je montais à côté de lui et Pico, le chauffeur, à l’arrière. Nous foncions et tout aussitôt dans le petit matin, nous commencions à chanter n’importe quoi. Des airs d’opéra et des marches militaires : « Sambre et Meuse », «Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». Mais il y avait un air que le général aimait par-dessus tout. C’était un air tzigane que Germaine Sablon nous avait appris un air triste, obsédant, fiévreux, dont le refrain était :
« Tu ne verras jamais personne au monde »
« Qui sache vivre comme moi »
Ah! c’est ainsi que je le reverrai toujours dans mon coeur, jeune, joyeux, sur une route des Vosges, fendant l’air vif du matin et s’en frappant d’aise la poitrine et chantant d’une voix enrouée pour avoir trop crié, mais si chaude, si heureuse :
« Tu ne verras jamais personne au monde »
« Qui sache vivre comme moi »
Pour aller plus vite d’une brigade à l’autre et ne pas faire le détour de Servance ou de Coravillers, nous traversions le no man’s land… ce n’était pas de tout repos. Les sapins pouvaient cacher des Snipers, la neige aussi bien que les bois facilitaient une embuscade. Sur la Jeep et sur le képi du général flamboyaient trois étoiles et nous chantions à tue-tête ! Pico sortait la mitraillette et se tenait debout appuyé sur le pneu de secours, prêt à tirer, et mois, je chargeais mon revolver.
– Faites attention, me disait le général, çà part tout seul. J’ai toujours peur de ces machins-là. Je n’aimerais pas mourir comme ça.
La mort, il en parlait souvent et sans terreur aucune.
– Ils ne m’auront pas, ils sont trop bêtes pour ça ! Et puis j’ai « la baraka ».
Je touchais du bois et nous recommencions à chanter.
Il avait été atteint d’un éclat d’obus et blessé légèrement à la poitrine six semaines auparavant, mais il ne voulait pas le reconnaître. Quand il avait vu, à l’hôpital Spears, qu’on l’inscrivait sur un registre, il avait fait une scène indignée et menaçait d’arracher son pansement si on n’effaçait pas son nom immédiatement ; vis-à-vis de lui-même, il ne voulait pas admettre qu’il ne fût pas invulnérable.
Parfois, la Jeep s’embourbait dans la neige. Alors, Brosset descendait s’arc-boutait et par la force de ses muscles, nous faisait démarrer.
« Gee ! what a guy ! » s’était écrié admirativement un soldat américain en le voyant, un matin, jambes nues dans la neige, désembourber la Jeep d’un coup d’épaules. Le compliment avait ravi le général.
Il n’était jamais fatigué. Il n’avait jamais froid. D’une force, d’une santé exceptionnelles ; dans le domaine de l’esprit aussi il était comblé de tous les dons. Il le savait et il en était heureux, profondément. Il était heureux de tout. Heureux d’avoir quatre beaux enfants, heureux de ses muscles et de ses réflexes, heureux de commander la 1re D.F.L., heureux de savoir que ses hommes l’aimaient. Au soir d’une victoire, il écrivait fièrement à sa femme : « Je ne serai jamais un vrai général, mais ma division est une vraie division ».
Il adorait la vie, il adorait tout de la vie. Il prenait autant de joie à pratiquer un sport qu’à arranger savamment des chrysanthèmes dans sa roulotte, à commander au feu, qu’à relire à haute voix les sonnets de Shakespeare. D’une mémoire extraordinaire, il connaissait les plus beaux vers de la langue française et aussi des poèmes anglais, espagnols et arabes. Il avait les qualités d’un poète en même temps que le caractère d’un chef.
Le général Brosset est mort le 20 novembre. Le 18, nous prîmes la Buick dont il était si fier et qu’il ne sortait que dans les grandes occasions. Nous allions au corps d’armée recevoir les dernières instructions pour l’attaque du lendemain. Attaque générale de plusieurs armées alliées. Leclerc avait déjà pris Baccarat, Béthouard avait attaqué au Sud sur Montbéliard et nous devions entrer dans la danse peu après.
À 2 kilomètres avant d’arriver à l’Isle sur le Doubs, à un tournant que le général prenait comme toujours sans se soucier de ce qui pouvait arriver de l’autre côté, comptant sur l’extraordinaire sûreté de ses réflexes pour éviter tout accident, nous entrâmes pile, à 70 à l’heure, dans un camion américain. La Buick était en miettes. Nous nous en tirions avec des égratignures mais le général était accablé.
Ah ! nous aurions dû comprendre que c’était un signe du destin ! Combien de fois avions-nous dit « Il serait à souhaiter qu’il eût un accident une fois, pour lui apprendre à aller moins vite. » Mais, est-ce qu’on peut apprendre à la foudre d’aller moins vite, à la flamme à ne pas brûler ?
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970.