Patriotic School, par Joseph Kessel
Harmsworth fait partie de Londres. Mais ce quartier, comme tant d’autres dans la cité immense, est déjà une petite ville de banlieue, une de ces marches successives par où, de Piccadilly, on accède graduellement à la campagne à travers des miles et des miles de paysage urbain.
Dans Harmsworth on trouve des jardins privés et des pelouses publiques, des maisons largement espacées, des traditions locales et cet air de loisir, d’engourdissement léger qu’ont les bourgs de province. On y trouve également, derrière un haut mur et au milieu d’un parc assez vaste un bâtiment construit au début du siècle, mais flanqué de tourelles et d’une chapelle gothique, et qui, avant la guerre, servait de pensionnat.
Je ne sais pas si le collège de Harmsworth a été rendu à son ancienne affectation, mais je sais que pendant quatre années, tous ceux, et du monde entier, qui par les chemins de l’illégalité et de l’aventure, arrivaient jusqu’à ce pôle de la liberté, jusqu’à cette Mecque des peuples étouffés et meurtris qu’était l’Angleterre, tous ceux-là ont passé par l’étrange édifice qui portait le nom également étrange de Patriotic School.
Là, en effet, se faisait un filtrage inévitable, indispensable. Les gens qui, pour lutter contre l’Allemand, débarquaient sur le sol de la Grande-Bretagne avaient des papiers incomplets ou faux ou n’avaient pas de papiers du tout. La majorité, l’immense majorité parmi eux était venue sans doute dans le seul dessein de se battre. Mais quoi de plus facile pour un espion, pour un saboteur, que de prendre le masque et le personnage d’un volontaire ? Le contrôle le plus rigoureux, le plus minutieux s’imposait pour éliminer une infiltration funeste. Quels en étaient les méthodes, les moyens, les secrets ? Les dossiers et les réseaux de l’Intelligence Service pourraient seuls répondre à cette question.
Quoiqu’il en fut, personne ne pouvait prévoir la durée de son séjour à Patriotic School. Certains y restaient une semaine et d’autres des mois. Il arriva à quelques-uns de compter le temps par années. Et même d’en sortir seulement pour aller à la potence ou devant le peloton d’exécution.
Il faut dire que ces cas étaient rares, et que, à l’ordinaire, les interrogatoires achevés, et après les vérifications élémentaires, chacun était mis à la disposition des représentants de son pays réfugiés à Londres. Il faut dire aussi que le régime, à Patriotic School, ne ressemblait en rien à celui des prisons ou des camps de concentration. On y était traité avec une courtoisie parfaite. Les lits étaient excellents et séparés les uns des autres par des rideaux. Il y avait des salles de bain et du savon en abondance. La nourriture, les rations de cigarettes étaient celles d’un mess britannique. On trouvait des livres dans la bibliothèque, des jeux dans les salles de réunion. On se promenait à sa guise dans le parc. Bref, le seul tourment infligé à Patriotic School était l’attente. Je crois qu’un ethnologue n’aurait pu choisir plus propice que celui-là pour étudier la patience selon les nationalités. Presque chaque peuple de la planète avait ses représentants dans le pensionnat de Harmsworth. Je ne parle même pas des Français, des Belges, des Hollandais, des Norvégiens. Ceux-là se renouvelaient sans cesse, amenés par des bateaux à moteur, à voiles, à rames. Je ne parle pas davantage des Polonais, des Tchèques, des Yougoslaves, des Grecs qui glissaient, filtraient à travers les portières et gagnaient l’île de la lutte et de la liberté. Mais il y avait aussi des neutres : Suisses, Suédois, Espagnols, qui voulaient se battre. Il y avait des Italiens antifascistes et des Allemands antinazis. Il y avait des Noirs. Il y avait des Chinois.
Mais dans cette Tour de Babel, dans cette foule aux cent figures, aux cent langues, aux cent coutumes différentes, il y avait une entente profonde et un puissant ciment d’unité. Tous ces hommes, et d’où qu’ils fussent issus, avaient connu des peines, subi des épreuves pour une même cause. Et ils étaient tous sur le seuil d’une nouvelle vie. Les déceptions viendraient ensuite. Et les amertumes. Et les révoltes. Pour l’instant, c’était le no man’s land entre le passé qu’on avait fui et l’avenir plein de promesses, le tout proche avenir. Jamais je n’ai vu un lieu où les hommes étaient si violemment travaillés par l’espérance.
Il y en avait chez qui le frémissement était moins sensible. Ainsi, les gens des Pays-Bas et surtout les Norvégiens, pêcheurs pour la plupart, qui grands, larges et massifs, et les traits pétrifiés, fumaient leurs pipes en silence. Les Français eux, on l’envisage sans peine, étaient parmi les plus impatients. Et pour tuer le temps, ils racontaient leurs aventures. J’en ai entendu par dizaines et chacune d’elles pourrait inspirer un étonnant récit d’action et de mouvement. Beaucoup, beaucoup trop, échappent aujourd’hui à ma mémoire. Je me souviens pourtant de certains visages et de quelques histoires. Elles ne sont pas les plus singulières de celles que j’ai connues. Simplement, je ne les ai pas oubliées.
Il y avait ce garçon d’une trentaine d’années, brun, avec les joues creuses, et dans les yeux, un feu violent fixe. Fait prisonnier pendant la débâcle, emmené dans un stalag en Autriche, il s’était évadé en compagnie de deux camarades. Ils avaient traversé le Tyrol en plein hiver, en pleine neige, par des sentiers de montagne. À la frontière, deux d’entre eux furent abattus par les sentinelles. Le troisième reçut une balle dans la jambe.
Interné en Suisse, il s’évade de nouveau, passe en France. Sa jambe suppurait. Mais les Allemands avaient dépisté sa retraite. Il s’enfuit vers le Sud. L’état de sa blessure empirait. Alors il se cache sous un wagon et sur les boggies, après soixante-douze heures de voyage, parvint au Portugal. La gangrène attaquait sa jambe. Ce fut un miracle s’il la conserva. Il était à Patriotic School depuis longtemps. Le passage du Tyrol paraissant invraisemblable aux services secrets anglais. Leurs agents vérifiaient sur place.
Il y avait ce matelot que l’armistice de Vichy avait surpris à bord d’un bâtiment de la flotte française d’Extrême-Orient, en Indochine. Il attendit quelques mois, espérant que ses chefs rallieraient le combat et la croix de Lorraine.
Quand il fut convaincu qu’il n’y avait rien à espérer d’eux, une nuit, il se laissa glisser le long du bastingage dans l’eau obscure et gagna la côte. Puis, marchant au jugé, il traversa la brousse et la jungle, atteignit le territoire chinois. Il fut arrêté mais à Tchang-King. De là, il passa aux Indes et s’embarqua pour l’Angleterre. Son bateau fut coulé en Méditerranée. Il réembarqua à Malte. Il rêvait de sortir de Patriotic School pour faire des convois.
Et je me rappelle aussi un enfant de 16 ans. Il avait les yeux bleus, les joues roses, les cheveux blonds et une merveilleuse gentillesse. Quand on lui demandait comment il avait traversé l’Espagne, il racontait avec le plus grand sérieux et le plus partait naturel qu’il était parti tout seul, que partout on l’avait bien reçu, qu’il n’avait jamais été arrêté, et que même les gendarmes lui avaient offert du chocolat. Il était arrivé sans encombres jusqu’à Lisbonne.
Voilà les histoires que l’on entendait chez les Français, à Patriotic School, et qui remuaient tant de courage, de volonté ou de foi.
Extrait du Bulletin de l’Association des Français libres, n° 1, décembre 1945.