Organisation des services, par Pierre de Malglaive
L’appel du général de Gaulle vient de passer à la B.B.C. du soir. Enfin, nous ne sommes plus des vaincus, nous restons des combattants et, pouvons encore continuer la lutte. Ma décision est prise, je me mettrai immédiatement à la disposition du général.
Ne connaissant pas sa résidence, dès le matin, je suis à l’institut français où est installée la mission militaire ; je dois y trouver quelqu’un pouvant me renseigner. Première pénible surprise : je croyais fermement trouver de l’entrain, sinon de la bonne humeur – ne pouvions-nous pas, grâce à de Gaulle, rentrer instantanément dans l’action ; je ne rencontre, hélas, que visages fermés, ravagés de chagrin certes, mais sans un éclair d’énergie, pas un mot, pas un geste d’approbation pour l’initiative du général. L’effondrement dans le désespoir. Reçu par le sous-chef d’état-major, après lui avoir exposé le but de ma visite, il sort quelques instants et me remet, sans prononcer une parole, un papier portant une adresse écrite au crayon. On n’osait déjà plus, au matin du 19 juin, prononcer le nom de Gaulle. En m’en allant, je traversais, bouleversé de chagrin, les mêmes groupes anéantis mais sans réaction. Quelques semaines plus tard, ces hommes de grande valeur prenaient le chemin de l’abandon et de la soumission.
Arrivé chez le général, deuxième déception. Je pensais trouver son antichambre encombrée de Français avides de lui apporter leur concours. Pas une âme. Reçu immédiatement, je trouvais le général en compagnie de Courcel, son officier d’ordonnance. Cette solitude me fit toucher du doigt, de façon tragique l’amertume de la défaite et le souvenir du «Væ Victis » des Romains m’écrasa de sa brutale réalité. La France était réellement vaincue. La veille, de Gaulle, membre du ministère, avait certainement été entouré, comme c’est normal, d’une suite importante, aujourd’hui, représentant un pays vaincu, il n’était plus rien, il était seul, juste lui-même. Mais il incarnait déjà le sursaut d’énergie des Français refusant de mourir. Il était le dernier espoir auquel nous pouvions accrocher nos âmes endeuillées. Je lui exposais le but de ma visite et très vite la conversation prit une tournure très personnelle. Un de mes jeunes frères avait été son condisciple au collège de Vaugirard, son père m’avait fait passer des colles quand j’étais en mathématiques spéciales, nous nous trouvâmes donc en terrain commun, et comme le temps ne pressait pas, ma visite se prolongea plus qu’il aurait été normal dans les circonstances du moment.
Au cours de cette visite, je fus profondément impressionné par le calme absolu du général, sa maîtrise totale ; personne en l’observant au cours de notre conversation n’aurait pu se douter de l’immensité de la décision qu’il venait de prendre et des lourdes responsabilités qu’il assumait. Par la suite, je l’ai vu souvent manifester ses sentiments de façon bien plus véhémente pour des faits qui, certes, n’avaient pas l’importance historique de sa décision du 18-Juin.
Quelques jours après, l’amiral Muselier me nommait directeur de la marine marchande et des pêches de la France Libre. Titre vide et sans portée pour les premiers jours tout au moins, car nous n’avions ni navire, ni marins, ni pêcheurs.
La France Libre était alors installée à Saint Stepen’s House, immeuble des bords de la Tamise, dans des conditions sévères. C’était plutôt un campement toujours plein d’allées et venues et de brouhaha, qu’une installation administrative ; il nous manquait à peu près tout, sauf la volonté. En entrant, après avoir franchi la porte gardée par un planton de la Légion, on trouvait, à gauche, le sergent-major Rozan, installé dans la niche du concierge ; ce malheureux Rozan avait à administrer des finances inexistantes et, avec le recul du temps, bien que nous l’ayons souvent maudit à l’époque, on doit admirer et lui être reconnaissant de la manière dont il s’est acquitté de sa tâche inextricable.
À droite, la marine et l’aviation, réunies sous le commandement de l’amiral Muselier ; les tables étaient constituées de planches reposant sur tréteaux, une ou deux chaises par pièce au maximum. On travaillait le plus souvent debout, mais personne ne faisait attention aux détails matériels ; nous étions bien trop préoccupés par nos tâches immédiates qui étaient de nous organiser et d’accueillir, encadrer et affecter tous les Français qui venaient à nous, car à l’hésitation du début avait succédé chez beaucoup le désir de recommencer la lutte, et quelle magnifique ardeur et quel enthousiasme plein d’abnégation ! Le réflexe patriotique des Français jouait à plein.
Par la porte de gauche, on arrivait au bureau des aides de camp du général, de Courcel, Seurolles, de Boislambert ; en face du leur : le bureau du général, donnant sur la Tamise – il y avait tout juste un bureau, deux fauteuils, rien de plus. Quand il nous réunissait auprès de lui, il fallait apporter son siège.
Le général nous convoquait deux fois par semaine pour se renseigner sur la marche de nos services et échanger nos idées. À ces toutes premières réunions, prenaient part : A[ndré] Labarthe, l’amiral Muselier et Pleven un peu plus tard.
Nous causions souvent des différentes personnalités politiques à bord du Massilia ou de celles soi-disant en route pour nous rejoindre. Tout en reconnaissant que quelques noms d’hommes d’État français connus auraient pu nous aider moralement auprès des Britanniques bien trop enclins à ne voir en nous que des rebelles, par conséquent des êtres dangereux et hors la loi, même quand ces rebelles se dressaient contre un gouvernement qui les trahissait, beaucoup cependant, dont j’étais, ne voyaient que d’un très mauvais oeil la réapparition de personnages politiques, tous, à des degrés différents peut-être, mais tous responsables quand même du désastre.
Si l’organisation de la France Libre était notre principal souci, le général ne perdait pas de vue la nécessité de prendre contact avec les Français de Londres. Car il était indispensable qu’il puisse compter, surtout vis-à-vis des Britanniques, sur l’adhésion de la majorité des Français résidant en Grande-Bretagne.
Aussi fit-il prévenir le président du comité permanent de la colonie française de son désir de rencontrer nos compatriotes. C’est le docteur Denis Saurat, directeur de l’institut français et premier fonctionnaire ayant rejoint la France Libre, qui fut chargé par le général de cette mission.
Le comité central de la colonie se réunit donc dans la matinée du 28 au 29 juin. Y assistaient, en plus des membres, réguliers, Saurat et moi-même qui avait été invité à titre exceptionnel. Le comité était très hésitant, on pouvait déjà, à ce moment, pressentir les oppositions à la France Libre créées par Vichy et qui devaient, ensuite se manifester, hélas, avec bien plus de vigueur. La majorité, irrésolue, suivait le président et inclinait fortement vers un refus ; il me fallut intervenir vigoureusement, soutenu par Saurat et quelques amis, en faisant valoir que quelles que puissent être les opinions personnelles de chacun, il ne nous était pas possible, en tant que représentants des Français, de ne pas accéder à la demande du général. Pour rallier une majorité, mettre tout le monde à l’aise en ne risquant pas de compromettre une association quelconque de Londres, je proposai de présider la réunion en ne parlant qu’en mon nom personnel, ce qui fut accepté en fin de compte. Étant donné le peu de temps à notre disposition, les personnes présentes décidèrent de convoquer chacune leurs amis par téléphone.
Nous nous trouvâmes donc réunis le 1er juillet 1940, à 11 heures du matin, dans une salle du Y.M.C.A., près de Tottenham Court Road, louée à cet effet. Étant donné le manque de temps, nous étions seulement une cinquantaine de Français, comptant parmi les plus notables. Certains, hélas, avaient refusé de se joindre à nous.
Le général, toujours accompagné de De Courcel, arriva à l’heure exacte ; après avoir serré quelques mains, il s’installa à ma droite sur l’estrade. Je le saluai. Dès que j’eus terminé, le général me remercia « de mes fortes paroles » et nous encouragea à raidir nos volontés pour mieux servir la France en danger, puis, sans me laisser le temps de conclure, se retira après avoir encore échangé quelques paroles avec certains d’entre nous.
À la suite de cette réunion qui nous avait quelque peu déçus par sa brièveté, je préparai un appel à tous les Français mais destiné surtout à nos compatriotes de Grande-Bretagne afin de leur expliquer les raisons de notre attitude et les inviter à se joindre à nous. La B.B.C., pour des raisons incompréhensibles, se montra malheureusement très réticente, mon appel fut rejeté deux fois ; ce n’est qu’à la troisième tentative et après une visite du capitaine Boucher et de moi, que mon texte, fortement censuré et atténué, fut accepté mais ne passa, malheureusement, qu’avec 15 jours de retard. Le résultat néanmoins fut excellent. Nos compatriotes réagissaient avec un admirable patriotisme.
Peu après, nous arrivions au 14-Juillet. Je ne veux pas terminer ces réminiscences sans évoquer le souvenir poignant de cette journée qui reste gravé pour toujours dans le cœur de ceux qui l’ont vécue.
Saint Stephen’s House devint rapidement tout à fait insuffisant et le fameux Carlton Gardens fut mis à notre disposition. Carlton était le luxe, on y était au large, chacun avait son bureau, l’ordre s’instaurait, mais dès le début l’atmosphère changea, nous étions déjà plus éloignés les uns des autres, plus compartimentés, moins en contact perpétuel plein de camaraderie ; le général cessa de présider nos réunions, ce fut Rozan qui lui succéda, puis Pleven et enfin le capitaine Antoine après son arrivée de Lisbonne.
À ce moment se place un petit fait inédit qui intéressera surtout nos camarades des F.N.F.L. Un matin, Rozan vint me trouver très ennuyé : « Figurez-vous », me dit-il, « que l’amiral a commandé, sans m’en parler, des insignes pour ses marins, je reçois une facture de plusieurs centaines de £ et j’ai pas de fonds ; pouvez-vous m’aider ? » À ce moment les fortunes étaient intactes, les bonnes volontés envers nous dans certains milieux, réellement illimitées ; je trouvai donc très facilement auprès d’amis le moyen de dépanner Rozan et ses finances, et bientôt la fameuse croix de Lorraine de la marine orna toutes les vareuses de nos marins.
Je ne veux pas prendre plus de temps de nos camarades dans cette évocation d’un passé glorieux, notre héritage commun. Je serai satisfait si j’ai pu faire revivre cette époque pour nos camarades qui l’ont vécue à Londres, à Saint Stephen’s House au début et qui ensuite ont servi à Carlton Garden, Dean Stanley Street, Stafford Mansions, Dolphin Square, Hill Street, Camberley, Greenock, Dundee…
J’espère également que nos camarades de cette époque, dispersés un peu partout dans le monde et qui n’ont pas toujours été très exactement renseignés sur les tout premiers jours de la France Libre, y trouveront un intérêt tout nouveau, en apprenant ce que les Français qui ont eu la chance d’être sur place ont fait, et auront à cœur de travailler sans relâche et avec la plus ferme volonté, à entretenir les liens qui doivent unir pour toujours tous les anciens Free French.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.