L’opération de Chevilly-Larue
Il est certes facile, avec du recul, de critiquer certaines décisions du commandement interallié, pendant les différentes phases de la guerre, et de discuter de l’opportunité ou de la non opportunité de certaines opérations de bombardement ; en ce qui concerne particulièrement le bombardement en rase-mottes de la centrale électrique de Chevilly-Larue par 12 Boston du groupe « Lorraine », fermons un court instant les yeux et remettons-nous dans l’ambiance de cet automne 1943. Le débarquement des Forces alliées en Europe, tant attendu par les organisations de Résistance et, réclamé par l’opinion publique dans les pays libres, se prépare ; l’attaque des terrains d’aviation de l’ennemi et la destruction systématique de son aviation de chasse en vol et au sol sont activement menées ; le haut commandement interallié décide de commencer l’attaque des voies de communications en France, en Belgique, en Hollande, afin, sinon de paralyser complètement, tout au moins de ralentir les convois ennemis dans les territoires occupés.
Le 3 octobre, un convoi de troupes et de matériel particulièrement important doit remonter de Bordeaux sur Paris : il s’agit de le stopper pendant vingt-quatre heures ; le “Group 2” de bombardement léger de la R.A.F. reçoit l’ordre d’attaquer simultanément dans la journée du 3, les trois centrales électriques qui commandent le réseau du P.0. : Chevilly-Larue (entre Paris et Orly), Chaingy (près d’Orléans) et une centrale située près de Tours.
En ce qui concerne ces objectifs de dimensions relativement petites et difficiles à trouver, il ne peut être question de les attaquer à haute altitude – Chevilly-Larue, tout particulièrement, qui se trouve situé au milieu de quartiers habités par des ouvriers français, ne peut être attaqué qu’en rase-mottes.
Le “Group 2” désigne donc, pour effectuer l’opération, les trois squadrons de Boston : 107, 88, 342 (groupe “Lorraine”), spécialement entraînés dans les attaques à basse altitude en formation serrée.
L’objectif principal et le plus délicat est Chevilly-Larue. Connaissant notre volonté d’épargner au maximum des vies françaises et sachant que nous nous emploierons de tout notre cœur à ne mettre aucune bombe à l’est de la route nationale 7 où se trouvent les cités ouvrières, le commandant du wing de Boston (Group Captain W. Mac Donald) par un geste de courtoisie apprécié de tous les équipages, confie cette mission au groupe “Lorraine”.
En vue de dérouter les services de guet ennemis, les trois squadrons feront route ensemble de Hartford Bridge jusqu’aux Essarts-le-Roi et là, éclateront, chaque squadron se dirigeant ensuite sur son objectif. Au retour la chasse amie doit venir nous recueillir entre Poix et Beauvais (deux terrains occupés par la chasse allemande).
Je ne veux pas revenir ici sur le déroulement de l’opération, que l’un de mes meilleurs observateurs du groupe « Lorraine », Pierre Mendès-France, décrit par ailleurs avec tant d’exactitude.
Pour mener à bien cette opération de bombardement, nous avons certes dû prendre des risques, mais deux équipages sur 12 ne sont pas rentrés à leur base.
L’un, l’équipage du lieutenant Lamy, auquel nous rendrons tous un hommage ému le 18 juin prochain, fidèle aux consignes reçues, a préféré, avec deux moteurs en feu, aller se jeter dans la Seine plutôt que de tenter un atterrissage de fortune dans des quartiers habités ou sur des terrains de sport pleins de monde en ce dimanche après-midi.
Le deuxième, équipage du lieutenant Lucchesi, avec un moteur coupé et le deuxième bafouillant, a réussi à poser son avion en lisière de la forêt de Compiègne : lui-même et son radio (sergent Marulli), seront recueillis par une organisation de résistance et rentreront au groupe « Lorraine » trois semaines après ; son observateur (sous-lieutenant d’Astier de la Vigerie) et son mitrailleur arrière, blessés, seront faits prisonniers.
Je voudrais encore, avant de laisser le capitaine Mendès-France faire le récit détaillé de l’opération de bombardement de Chevilly-Larue, adresser, au nom de tous les équipages qui ont participé à ce raid, un témoignage tout particulier de gratitude au wing de chasse venu nous recueillir sur notre chemin de retour et qui était commandé ce jour-là précisément par un Français, le colonel Dupérier. C’est bien grâce au sacrifice de plusieurs de nos camarades chasseurs de Biggin Hill que les pertes du groupe “Lorraine” n’ont pas été plus lourdes ce 3 octobre 1943.
Colonel de Rancourt
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952