Nuit du 4 août
FAFL
Mission : harcèlement des troupes et blindés allemands, afin de les fixer dans le secteur sur de Caen, pour les empêcher d’aller dans la région de Montain-Avranches, où l’armée du général Patton avait effectué sa percée. Nombre d’avions engagés : 11. Nombre d’avions abattus : quatre, plus un très endommagé qui se pose à B5 (plage de débarquement).
Ce type de mission n’avait lieu qu’en période de pleine lune et était dénommé Night Intruder Patrol. Le lieutenant-colonel Gorry (Fourquet) décolle le premier : les autres avions suivent de 5 minutes en 5 minutes.
0 h 45 : nous étions en patrouille derrière le front (Condé-sur-Noireau – Domfront – Thury-Harcourt – Falaise – Saint-Pierre-sur-Dive) depuis une heure environ, lorsque Cornement (navigateur bombardier) vit les premiers chars et véhicules allemands sur la route de Falaise à Caen. Il me dit d’armer les bombes et de monter à 1 500 pieds (ces bombes n’avaient pas de fusées retard). Nous avons viré à gauche, et je me suis mis face à la lune, en position de montée maximum. La DCA crachait normalement, puis elle devint très dense, on voyait pratiquement le sol (c’était du 20 et 40 mm Bofor).
À la fin du virage, le moteur droit fut atteint et se mit à cafouiller puis la queue fut touchée, l’avion avait tendance à déraper à droite, le moteur gauche fut touché à son tour. Certain que nous n’arriverions pas à monter à 1200 pieds (minimum pour nous larguer en parachute), j’avertis l’équipage de prendre la position de « crash ». Cornement me fit confirmer que les bombes étaient bien sur « Safe » et les trappes ouvertes. Je luis répondis par l’affirmative et je larguai les bombes. La DCA toucha encore l’avion, alors que celui-ci perdait très rapidement de l’altitude.
Je vis arriver la colline boisée sur laquelle nous allions « crasher ». L’avion était à peu près horizontal lorsqu’il toucha les premiers arbres. Des chocs très violents se succédèrent jusqu’à ce que je perde connaissance. Je n’ai jamais sur comment j’ai été éjecté de l’amas de ferraille. Le carburant prit feu. Les munitions commencèrent à exploser, on y voyait très bien, j’étais à une vingtaine de mètres de l’incendie.
Quelqu’un gémissait au milieu des ferrailles : c’était Cornement. Il avait les jambes très abîmées et ne pouvait marcher. Je le traînais comme je pus en dehors des débris, ce qui prit pas mal de temps, étant moi-même blessé. J’ai calé Cornement du mieux que j’ai pu contre une souche d’arbre et je suis retourné auprès des restes de l’avion en appelant Dumont et Ricardou (les deux autres membres de l’équipage). N’obtenant pas de réponse, je suis retourné auprès de Cornement, qui souffrait beaucoup. Il m’a demandé d’aller chercher du secours. Je suis parti en direction du sud. J’avais du mal à marcher et je n’y voyais plus très bien, mon œil droit étant presque fermé. Peu de temps après, un Mosquito est venu et a fait quatre passes de tir au canon 20 mm sur les restes de notre Boston. Une chose m’a intrigué : le silence de la DCA alors que le Mosquito était très visible.
Je ne sais combien de kilomètres j’ai parcourus avant le lever du jour, mais je n’étais pas allé bien loin car je tombais dès que je butais sur quelque chose. Vers 7 heures du matin, je débouchais sur un grand champ plat où travaillaient trois paysans. Je leur fis de grands gestes, mais ils n’avaient pas l’air de se presser pour autant. Lorsqu’ils atteignirent la lisière du champ où j’étais accroupi le long d’une haie, je déclinais mon identité. Malheureusement, la réaction fut des plus décevantes. Ils me dirent que nous étions sur la commune d’Épaney que le secteur était tenu par des Panzer SS et qu’ils « ne voulaient pas être emmerdés. »
Je me remis donc debout et continuai mon périple. En me retournant, je vis que les trois hommes étaient retournés dans le champ. Deux de ces hommes devaient avoir dans les 50-55 ans, et le plus jeune 18 à 20 ans. Cette première rencontre sur le sol de mon pays ne m’avait guère remonté le moral. J’ai marché toujours plein sud, ou plutôt j’essayais de marcher, car je tombais sans arrêt et je saignais toujours de ma blessure à la tête. Il commençait à faire très chaud, ce qui n’arrangeait rien.
Vers 11 heures, en haut d’une butte, je vis un paysan qui moissonnait avec un cheval. Je lui fis de grands signes, et il comprit tout de suite. Il arrêta le cheval et vint à pied me voir, à l’abri d’une haie où je m’étais assis. C’était un jeune d’une vingtaine d’années. Je lui dis qui j’étais, et lui demandai s’il pouvait m’aider. Très calmement, il me dit que nous étions à 1 km du village d’Epaney, que les Panzer SS étaient dans le village, et qu’il ne pouvait pas m’amener chez lui. Il retourna à l’attelage, revint avec une faucille, fit une trouée dans la haie et m’y poussa. Il me dit qu’il allait continuer à travailler normalement jusqu’à midi et qu’il reviendrait après déjeuner accompagné de son père. Comme promis, ils revinrent vers 13 h 30. Le père, un ancien de Verdun, m’embrassa et me donna les victuailles qu’il avait apportées : du cidre bouché, une terrine de pâté, du beurre et une boule de pain. Je ne pus rien manger ! Il pansa alors mes plaies, sauf la tête, avec de l’eau de Javel diluée et me fit un lit avec une couverture épaisse. Son fils et lui fermèrent le trou de la haie avec des bottes de paille et me promirent de revenir le lendemain matin. Je dormis quelques heures. Un besoin pressant me réveilla, mais je n’arrivais pas à uriner autre chose que quelques gouttes sanguinolentes et j’avais très mal aux reins.
6 août
Vers 6 h 45, je fus réveillé par le bruit de la faucheuse. Je regardais à travers les bottes de paille. Le jeune était là sur la faucheuse et son père ne tarda pas à me rejoindre. Il avait apporté du savon, un blaireau et un rasoir Gillette. Il me rasa du mieux qu’il put. Il retourna à la faucheuse et revint avec les vêtements civils que je lui avais demandés. J’échangeai donc mon battle dress contre des vêtements civils trop grands pour moi. J’eus même une casquette pour cacher ma blessure à la tête.
– « Et maintenant », dis-je, il faudrait essayer de me trouver un vélo !
Lorsque nous partions en mission, nous avions une trousse « escape » contenant pas mal d’argent des différents pays survolés. Je donnai à cet homme secourable mes marks, guilders et francs belges qu’il pourrait échanger une fois la paix revenue. Le soir, mon ami revint avec l’instituteur, secrétaire de mairie, un jeune de mon âge, très ouvert, qui promit de me faire une vraie « fausse carte d’identité ». Ils me dirent que pour le vélo, le forgeron du village, un certain L’homme, avait déjà le cadre. Je leur expliquai qu’il fallait me trouver un porte-bagages et une valise pour que j’aie l’air d’un réfugié. Mon intention était d’aller vers Domfront-Mayenne pour rejoindre les soldats américains (j’ignorais que les GI étaient à Rennes depuis le 5 août).
7 août
Dans la matinée, deux hommes s’approchèrent de la cache. Je ne bougeai pas. Ils parlaient français, l’un d’eux était le propriétaire de fermes des alentours (c’est mon jeune ami qui me le dit le même soir). Je pensais qu’il était temps de partir. Trop de gens étaient maintenant au courant de ma présence.
8 août
Mes amis vinrent me voir. Le vélo était prêt. Ma carte d’identité était très bien mais un peu neuve. J’habitais et étais né à Troarn (Calvados), occupé par les blindés canadiens depuis le début juillet : invérifiable ! Qu’étaient devenus les autres membres de l’équipage ? Les gens avaient l’interdiction de circuler, les épaves de toutes sortes étaient nombreuses dans le secteur. Je n’ai rien pu savoir et je pensais que les trois autres étaient morts. Après mon retour en Angleterre, le 22 août, j’appris que Dumont avait été éjecté avec sa tourelle et avait survécu pratiquement indemne, simplement sonné. Vers 9 heures, 5 août, ayant repris connaissance, il était allé à l’épave et avait parlé à Cornement, qui était mourant. Ricardou était mort.
Le jeune vint finir son travail dans le champ. Le voyant en fin d’après-midi, je lui dis que je voulais partir le lendemain, au lever du jour si possible.
9 août
Le fils vint me chercher pour retrouver son père qui était allé à vélo sur la route Saint-Pierre-sur-Dives – Falaise. Quand je vis le vélo, je n’en crus pas mes yeux : un guidon de course, pas de freins, un pignon fixe sur le porte-bagages, une couverture roulée et la valise avec le nécessaire pour me raser, et des victuailles pour plusieurs jours.
Les adieux avec ces deux braves paysans furent émouvants. Me voilà parti pour un rallye de la liberté ! D’abord j’allais doucement car mon genou droit avait quelques petits éclats. À la première descente, je me retrouvai par terre (à cause du pignon fixe). Lorsque j’arrivai à la route Caen-Falaise, personne dans les rues, la ville avait été complètement détruite. Je me dirigeais vers Putanges – La Ferté-Macé – Domfront. Là je tombai sur les paras allemands. Je compris qu’il se passait quelque chose. Il y avait des chars et des canons antichars à tous les croisements. Je m’en allai le plus vite possible par une petite route vers Lassay.
À la sortie de Lassay, je pris la route d’Ambières-le-Grand. À 3 km d’Ambières, j’entendis des coups de mortier et des rafales d’armes automatiques. Je fis demi-tour. J’étais si fatigué qu’il me fallait trouver une grange. À un croisement de routes, je vis une belle ferme. J’arrivai dans la cour, la fermière sortit, et je lui demandai si je pouvais dormir dans une grange. Elle me demanda si j’avais des papiers. Je lui montrai ma carte d’identité (personne d’autre ne me la réclamera). Elle fut satisfaite et me montra l’échelle pour monter dans la grange. De derrière un bâtiment annexe sortit soudain un grand sergent SS avec sa combinaison noire. Un char Tigre, recouvert de feuillage, était camouflé dans une cour. Cet homme me regarda et me dit en très bon français :
– Vous êtes blessé monsieur ?
Je répondis :
– Oui, c’est une ambulance allemande qui m’a fait tomber et le chauffeur ne s’est même pas arrêté.
– Les Américains sont de l’autre côté de la Mayenne, vous ne pourrez pas passer.
De jeunes SS vinrent aux nouvelles : ils avaient 16 ou 17 ans !
Je montais ma couverture et ma valise au grenier. Il devait être 21 heures et je descendis demander à la fermière si je pouvais avoir du lait. Elle me donna un pot de lait frais mais fut très étonnée quand je voulus payer avec un billet de 1 000 francs (quelle faute ! J’avais gardé l’argent français contenu dans la trousse d’évasion. Tout avait été prévu, sauf la monnaie !). Elle me fit alors cadeau du lait. Les Allemands s’en allèrent en direction de l’est vers 23 h 30.
Après vingt-quatre heures d’observation, la famille Boudet me prit en charge, moyennant quelques menus travaux (tourner l’écrémeuse et la baratte tous les soirs, discuter avec les Allemands qui viennent, en passant, demander du pain et des omelettes).
Un jour, les soldats se retrouvèrent à huit dans la salle. Tout l’armement était rangé contre le mur. Mais, prudents, ils avaient gardé les grenades à manche accrochées au ceinturon. Ils étaient quelquefois très nerveux, tapaient sur la table et réclamaient du calvados. Je descendais alors à la cave remplir le pichet au tonneau.
J’avais choisi cette ferme car elle était située au croisement de deux routes, les Américains passeraient donc par là. Je n’avais jamais pensé que tant de soldats allemands se retiraient pratiquement sans officiers. Ils emmenaient leurs blessés dans des voitures à cheval avec un drap blanc par-dessus. J’ai même vu un vieux soldat qui poussait une brouette dans laquelle avaient pris place deux blessés. La confiance aidant, le deuxième jour, je fus promu garde de nuit de la propriété et je couchai dans le lit de la grand-mère. Avant la nuit, la famille partait dormir dans un abri aménagé dans une vieille cabane, à 1 km environ de la maison. La raison de ce déplacement était les bombardements de nuit de l’artillerie US : du 105 mm. Au lever du jour, je me levai et fis réchauffer la soupe pour mes « invités ».
Matin du 15 août
J’entendis des chars sur la route. J’étais sûr que c’étaient les Américains. J’attendis qu’il fasse bien jour pour aller me rendre compte. Je sortis les tags (plaques) d’identité cachées dans mes chaussures et les montrai à un capitaine, qui fut satisfait. Ensuite, tout se déroula très vite. On m’amena saluer le général, commandant la division. Il donna des ordres pour que l’on me soigne au Field Hospital (hôpital de campagne), où il n’y avait pratiquement que des blessés allemands. Un capitaine me prit en charge et me fit donner des vêtements de GI. Après une bonne douche, et rasé de frais, j’étais transformé. Je fis part au capitaine de mon désir de revenir à la ferme remercier les Baudet. On me procura des savonnettes, des cigarettes, des lames de rasoir et du chocolat (choses rares) et un chauffeur me ramena à la ferme en Jeep. Les Baudet, à leur retour de l’abri, ce matin-là, avaient été très inquiets de ne pas me trouver, et de ne pas voir la soupe sur le feu ! M. Baudet me dit très calmement que j’avais eu tort de ne pas lui dire que j’étais un pilote en cavale ! Mme Baudet ajouta qu’elle s’était doutée dès le premier jour que je n’étais pas un réfugié ordinaire car je me rasais tous les jours après m’être lavé à la pompe dans la cour de la ferme. Les adieux furent plutôt tristes.
Lorsque je revins au QG de la division, un chauffeur et un MP m’attendaient pour m’amener sur un terrain de P47 (avions de chasse américains) : piste en grilles posées sur une belle prairie. Le lieutenant-colonel qui commandait le groupe me fit raconter mon périple devant les pilotes. Il me félicita et m’amena au mess (sous la tente), où il me fit servir des œufs au jambon et un magnifique steak ! Vers 14 heures, je me séparai de ces sympathiques pilotes qui voulaient me garder avec eux. J’ai souvent regretté de ne pas être resté avec ces joyeux Texans.
Général Pierre Pierre
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 310, 4e trimestre 2000.