Mon évasion, par Alexandre Béreznikoff (Corvisart)
Chargé par le capitaine Dewavrin (dit Passy), chef du 2e bureau des Forces Françaises Libres à Londres, d’accomplir une mission de courte durée en France occupée, j’ai été transporté par une vedette rapide britannique, en compagnie de mon camarade le lieutenant Maurice Duclos (dit Saint-Jacques), dans la nuit du 3 au 4, de Portsmouth (Angleterre) à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados). Après avoir recueilli des informations de première urgence concernant plus particulièrement d’éventuels préparatifs allemands en vue d’un débarquement en Angleterre, je devais être repris par une vedette à Langrune-sur-Mer (Calvados) au cours de l’une des trois nuits successives des 7, 8 et 9 août, cependant que Saint-Jacques devait se rendre à Paris pour y établir des contacts et n’être repris par la vedette, toujours à Langrune, que vers la fin du mois d’août.
Mes tentatives d’embarquement les 7, 8 et 9 août échouèrent du fait que les occupants de la vedette ne virent pas mes signaux lumineux. Dans ces conditions, je décidai d’aller à Paris, où j’habitais avant la guerre et où j’avais encore un appartement, et d’essayer de repartir en Angleterre avec Saint-Jacques, aux dates prévues pour son « ramassage », c’est-à-dire les 29, 30 et 31 août. Ce deuxième départ échoua également.
Sans moyens de communiquer avec Londres, nos pigeons voyageurs ayant dû être abandonnés lors de notre débarquement à Saint-Aubin à l’aube du 4 août, Saint-Jacques et moi retournâmes donc à Paris, où nous décidâmes de nous séparer, chacun devant s’efforcer de regagner l’Angleterre par ses propres moyens.
Pour ma part, je franchis la ligne de démarcation entre la zone occupée et la zone libre le 6 septembre 1940, par le train, entre Vierzon et Châteauroux. Je n’avais évidemment pas d’ausweis ; mais, en présentant tout un paquet de papiers et d’ordres de mission concernant mes précédentes affectations en Finlande et en Norvège et en engageant une amicale et abondante conversation dans sa langue avec le sous-officier allemand chargé du contrôle des voyageurs franchissant la ligne de démarcation, je réussis à passer celle-ci sans encombre.
À Châteauroux, j’allai voir un ami et camarade de la mission de Finlande, l’industriel et explorateur bien connu François Balsan, auquel je contai mes aventures et mésaventures.
Celui-ci me donna un mot d’introduction pour un de ses amis pyrénéens, industriel du textile également, M. Étienne Ricalens, à Laroque-d’Olmes (Ariège). Avant de quitter Châteauroux, j’allai me faire démobiliser au Poinçonnet, tout près de là, afin de me mettre officiellement en règle avec les autorités de la zone libre. À Laroque-d’Olmes, où j’arrivai le 13 septembre, je fus très bien reçu par les Ricalens (Mme Ricalens, décédée depuis, était anglaise), qui essayèrent pendant quinze jours de me trouver une filière pour traverser l’Espagne à destination de Gibraltar ou du Portugal, mais ces tentatives n’aboutirent pas.
Je partis alors pour Marseille, dans l’espoir de gagner l’Afrique du Nord et, de là, Gibraltar ou le Portugal. Mes démarches à cet effet n’aboutirent pas plus qu’une tentative rocambolesque d’embarquement nocturne clandestin sur un cargo prétendument en partance pour l’Afrique du Nord, tentative organisée par un petit groupe de gars plus ou moins du milieu, désireux de se faire un peu d’argent aux dépens des touristes sans visas. (Je dois ajouter à leur décharge qu’en ce qui me concerne tout au moins, le tribut prélevé fut modeste et la majeure partie de la somme versée à l’avance, bénévolement restituée.)
Le 19 octobre, M. Ricalens me rappela à Laroque-d’Olmes et me mit en rapport avec une de ses relations, que je n’ai jamais connue que sous le nom de M. Raoul. Je crois savoir que c’était un officier M.A. (Menées antinationales), dont les sympathies allaient à l’Angleterre et qui était en rapport avec l’attaché militaire britannique à Madrid par l’intermédiaire de « courriers », anciens républicains espagnols réfugiés en France après la victoire de Franco.
M. Raoul me dit qu’il me ferait passer en Espagne avec un de ces courriers, lequel me ferait prendre en charge par l’attaché militaire britannique à Madrid, mais qu’il fallait patienter une ou deux semaines. Un peu plus tard, il me fit savoir que mon rendez-vous avec le courrier aurait lieu aux Escaldes (Andorre), à l’hôtel Paulet, une « pension de confiance ».
J’arrivai à l’Hospitalet le 9 novembre pour y apprendre que, pour passer en Andorre, il fallait depuis peu un permis spécial délivré par la préfecture des Pyrénées-Orientales, et que de ce fait les services de cars ne fonctionnaient plus, faute de passagers. Néanmoins, je pus monter sur un camion qui allait (avec permis) à Andorre. Arrivé à la frontière, au Pas de la Casa, les douaniers français voulurent me refouler, me proposant d’user de leur influence pour me faire monter dans la première voiture qui redescendrait sur l’Hospitalet (il faut dire que la circulation était quasi nulle) ; toutefois, feignant d’accepter, je m’entendis avec le conducteur du camion qui s’était arrêté là pour « casser la croûte », et je franchis la frontière en me dissimulant derrière des blocs de rochers pour attendre le camion plus loin, au bord de la route, en territoire andorran.
Installé à l’hôtel Paulet (il était fermé, mais les propriétaires l’habitaient, et ils m’avaient donné une chambre, dont les volets restaient toujours fermés, et me faisaient partager leurs repas à la cuisine – ma présence devait être discrète car, vu la saison et les circonstances, il n’y avait pas de touristes, et un étranger au pays pouvait éveiller d’indésirables curiosités), j’y attendis l’arrivée du courrier, qui fit son apparition le 12 novembre, en compagnie d’un Anglais d’une quarantaine d’années. Le courrier, c’était « Antonio », un jeune homme exubérant natif de Saragosse, ancien membre de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), recherché par la police espagnole, mais muni de papiers « presque authentiques » attestant que leur détenteur appartenait à la Phalange. L’anglais, c’était Frederick Gordon Brendon, un homme d’affaires installé à Paris, qui voulait regagner son pays, où se trouvait d’ailleurs sa famille. Une filière d’évasion opérant à Toulouse l’avait mis en rapport avec Antonio qui, apparemment, travaillait pour plusieurs commettants, mais dans le même sens.
Dès le lendemain soir, 13 novembre, nous nous mîmes en route, à pied, pour arriver le lendemain matin vers 5 h 30, quelque part au-delà de Seo de Urgel, dans une « casa de confiencia », autrement dit un gîte d’étape pour contrebandiers : nous fûmes présentés comme tels au propriétaire par Antonio. Celui-ci nous y laissa, Brendon et moi, pour aller par le train à Madrid, où il devait remettre un message à l’attaché militaire britannique et demander à celui-ci d’envoyer à notre intention une voiture du corps diplomatique pour nous transporter tous à proximité de la frontière hispano-portugaise, qu’Antonio se chargerait ensuite de nous faire passer, et de prévenir les autorités britanniques appropriées au Portugal.
Antonio revint le 17 novembre, mais dans un taxi, car l’attaché militaire n’avait pas pu ou voulu envoyer de voiture diplomatique. Nous partîmes sur-le-champ dans le taxi pour Lerida, où nous prîmes le train à destination de Vigo d’abord, et ensuite de Caldelas, localité qui se trouve au bord du Rio Minho, fleuve frontière entre l’Espagne et le Portugal.
Enfin, dans la nuit du 21 novembre, Brendon, moi-même, Antonio, plus deux ou trois jeunes gens, qui profitaient de l’occasion pour faire un peu de contrebande, nous montâmes tous dans une barque louée (fort cher) et conduite par un « hombre de la izquierda » découvert par Antonio et qui devait nous déposer sur la rive portugaise, pas très loin d’une autre maison de « confiance » connue d’Antonio.
Mais un très sérieux incident allait se produire. La barque était assez vieille et elle était trop lourdement chargée. Elle commença très rapidement à prendre l’eau et, avant d’atteindre la rive portugaise, après avoir fiévreusement écopé, elle s’enfonça dans les flots rapides du Minho, qui était à l’époque en très forte crue à la suite de pluies torrentielles tombées dans son bassin versant. Dans l’obscurité, je me mis à nager, tout habillé évidemment, vers la rive portugaise où, quelques instants plus tard, je constatai qu’y avaient abordé également Brendon et des deux ou trois jeunes gens, qui d’ailleurs s’éclipsèrent aussitôt dans la nuit. Antonio qui ne savait pas nager avait été providentiellement entraîné par le courant contre un arbre émergeant de l’eau, auquel il était agrippé. Il était séparé du bord par quelques mètres d’eau très rapide et où l’on n’avait pas pied. En revanche, aucun signe du patron de la barque. Nous pensâmes qu’il avait abordé en un autre endroit.
Me remettant à l’eau, je pus aider Antonio à gagner un autre arbre situé un peu en aval, où il pouvait au moins se tenir assis, hors de l’eau, mais je n’avais pas la force de le ramener à terre, surtout eu égard à la force du courant.
Une rapide reconnaissance des lieux nous permit de constater qu’en raison de la crue nous nous trouvions en fait sur une île temporaire, séparée de la terre ferme par tout un bras, temporaire lui aussi, du Rio Minho, et qui paraissait malaisé à franchir. En outre, nous ne pouvions pas abandonner Antonio, immobilisé sur son arbre, qui nous suppliait de rester à proximité.
Nous décidâmes donc, Brendon et moi, d’attendre le jour, en ne cessant de courir ou de sauter sur place pour essayer de nous réchauffer et de nous sécher dans la mesure du possible. Le matin venu, nous fûmes arrêtés par des Guardia Fiscal (douaniers portugais) venus en barques. Antonio fut descendu de son arbre. Les jeunes contrebandiers furent arrêtés aussi ; en réalité, ils n’avaient pas réussi à quitter l’île. Seul manquait toujours le passeur, propriétaire de la barque naufragée.
Ce même jour, 22 novembre, nous fûmes transférés par le train à Porto et incarcérés à la prison de la PVDE (Police de vigilance et de défense de l’État), Brendon et moi ensemble dans une chambre assez confortable, Antonio et les autres Espagnols dans un autre corps de bâtiment. Je ne devais plus revoir Antonio.
Questionné par la police portugaise, je déclarai être un réfugié politique français et demandai à voir le consul du Royaume-Uni, pays qui serait certainement disposé à m’accueillir et où j’avais beaucoup de relations (je passai sous silence mon appartenance aux Forces Françaises Libres et ma mission).
Le consul britannique vint me voir ; je me confiai entièrement à lui et reçus en échange des assurances. Mais la police portugaise tardait à me libérer. Contrairement à ce qui s’était passé dans les premières semaines après l’armistice, le coup du réfugié politique ne marchait plus. Brendon, lui, fut libéré vers le 10 décembre, ce qui représente un séjour en prison assez long pour quelqu’un dont la situation « nationale » était beaucoup plus claire que la mienne. Il y avait, pour motiver cette lenteur, une raison que j’appris d’une manière inattendue des années plus tard.
Enfin, le 20 décembre, le directeur pro-allié de la PVDE de Porto, le lieutenant Ramao, me fit « officiellement » reconduire à la frontière hispano-portugaise que j’avais franchie illégalement ; en réalité, un de ses inspecteurs (pro-allié également) me conduisit avec beaucoup de précautions (du fait que certains de ses collègues, eux, étaient pro-allemands) au consulat britannique, où le consul dûment prévenu m’attendait.
Le lendemain, 21 décembre, le consul me fit embarquer sur le cargo britannique Highwear : officiellement j’étais un marin britannique ayant fait partie de l’équipage d’un cargo qui avait été torpillé peu de temps auparavant au large des côtes portugaises et dont les assez nombreux rescapés étaient rapatriés en Angleterre au fur et à mesure des possibilités. Tous ces pauvres gens avaient bien entendu perdu leurs papiers au cours du naufrage. D’ailleurs, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter à cet égard, comme je l’appris également plus tard.
Le Highwear se rendit à Gibraltar, y resta quelques jours et s’y intégra dans un convoi. Il arriva à Newport (Angleterre) le 16 janvier 1941. Le lendemain, 17 janvier, je me présentai à l’état-major des Forces Françaises Libres à Londres.
En 1948 ou 1949, alors que j’étais à Léopoldville (Congo belge), j’appris que le directeur de la Sûreté nationale en Angola n’était autre que M. Ramao, l’ancien directeur de la PVDE à Porto. Je réussis à le revoir, entre deux avions. Il se souvenait fort bien de mon affaire. Il m’expliqua que si l’incarcération avait duré relativement longtemps, c’est qu’on avait découvert le corps du passeur quelques kilomètres en aval de l’endroit où la barque avait coulé et que, d’autre part, le Rio Minho ayant baissé, on retrouva au pied de l’arbre où Antonio avait passé la nuit un revolver dont celui-ci avait dû se débarrasser en voyant approcher les Guardia Fiscal. Dans ces conditions, la police avait envisagé l’hypothèse d’un règlement de comptes entre contrebandiers, camouflé en naufrage !
Il me dit par la même occasion que le policier chargé de contrôler l’embarquement des marins « torpillés » sur le Highwear était en réalité au courant de ma véritable identité.
Extrait de la Revue des Français Libres, n° 306, 2e trimestre 1999