« La Marseillaise » du Caire, par Henri Vignes

« La Marseillaise » du Caire, par Henri Vignes

« La Marseillaise » du Caire, par Henri Vignes

Je viens de retrouver au fond de mon grenier, dans une cantine aux articulations rouillées, quelques numéros de La Marseillaise publiée au Caire pendant la Guerre.

Je ne possède malheureusement pas la collection complète. Peut-être existe-t-elle quelque part dans les archives de ce qui fut la Légation de France en Égypte ou chez quelque collectionneur privé. Mes bagages ayant été pillés en 1945 entre Le Caire et Vic-Bigorre où je les reçus six mois après leur expédition, je n’y retrouvai que trente-deux numéros qui, hélas, ne se suivent pas tous (1).

« Hebdomadaire des Volontaires de juin 40 », La Marseillaise fut fondée à Londres par François Quilici, avec une édition spéciale à New York et une autre au Caire. Les flans étaient envoyés par avion mais les responsables locaux disposaient d’une certaine possibilité d’aménager et compléter certaines pages selon leurs besoins particuliers.

Faut-il rappeler le rôle joué par Le Caire pendant la guerre et singulièrement sa première partie, avant le débarquement américain en Afrique du Nord ? Véritable deuxième capitale du monde libre, elle fut pour les combattants des théâtres d’opérations orientaux ce que Londres était pour ceux de l’Occident. Un efficace Comité national français présidé par le baron de Benoist y représentait le général de Gaulle et La Marseillaise était en quelque sorte l’organe officiel de la France Libre en Moyen-Orient (2). Organe important car la langue française était pratiquée non seulement par les élites de la pensée et de l’action, mais encore par de larges groupes des populations. De grands journaux se publiaient chaque jour en français : Le Journal d’Égypte, Le Progrès Égyptien, La Bourse Égyptienne, La Patrie, au Caire, d’autres à Alexandrie, à Beyrouth, à Damas, à Istanbul, à Téhéran. Mais seule « La Marseillaise » était d’inspiration « française libre ».

Fondée donc à Londres par François Quilici, La Marseillaise édition du Moyen-Orient fut lancée au Caire par Nadine et Georges Gorse avec le concours de Jacques Lassaigne. Jean Le Guével en resta le rédacteur en chef jusqu’au début de 1944.

Conséquence de tensions politiques au plus haut niveau, l’édition de New York d’abord, celle de Londres ensuite, furent suspendues. Les flans n’arrivaient plus mais, au Caire, le Comité national français tenait à ce que La Marseillaise locale continuât de paraître régulièrement. Le responsable avait donc à se débrouiller pour remplir les six, parfois huit pages grand format de l’hebdomadaire et surveiller les travaux de confection par l’imprimerie du Journal d’Égypte le seul jour où elle était disponible : le vendredi.

Il bénéficiait, certes, du concours de personnalités locales de premier plan, en particulier des savants patriotes que furent l’helléniste Pierre Jouguet et l’islamisant Gaston Wiet.

Certes, il recevait d’Alger, de temps en temps, un article de Georges Gorse ou de Jacques Lassaigne ainsi que, par dépêches d’agence, les discours du général de Gaulle et des principaux dirigeants de la France Libre avec des informations de presse que l’on pouvait exploiter.

Il rédigeait des éditoriaux, les « chapeaux » ou textes de liaison indispensables et souvent, pour boucler une page, quelque ingénieuse chronique sous un pseudonyme.

Par chance, l’Égypte n’ayant pas adhéré à la convention internationale sur le droit d’auteur, on pouvait, en cas d’extrême besoin ou parce que cela « tombait bien », emprunter des textes et des illustrations à diverses publications étrangères, notamment suisses et turques (de langue française) : précieux Journal de Genève, excellent professeur T. Adam ! Bien entendu, on demandait chaque fois que possible leur accord aux intéressés et je ne me souviens pas qu’aucun ait élevé la moindre objection ou prétention. Lorsque la France fut libérée, nous reprîmes des articles et des caricatures de journaux de Paris.

Cependant, que l’on imagine ce que cela pouvait être de trouver chaque semaine, pour six ou huit grandes pages, des textes politiques, militaires, culturels assez variés pour « couvrir », comme on dit, les principaux aspects de l’actualité. Et non seulement des textes, mais encore des illustrations, dessins, photos, caricatures. Sans parler du « conte de préférence inédit » pour la page quatre à faire illustrer par l’excellent, bizarre et insaisissable Matushak, artiste polonais vivant en bohème à l’ombre de la Citadelle. Il fallait en outre surveiller la composition par l’atelier du Journal d’Égypte, l’exécution des clichés par un Arménien qui se mettait en quatre pour nous, la correction des épreuves puis celle des morasses revues et parfois « corrigées » par les censeurs de service (3), assister au pressage des flans, à leur moulage en demi-cylindres de plomb que l’on fixait sur les rotatives.

Sans oublier deux émissions de radio quotidiennes de la mi-journée et de la soirée – « Le Moment de la France Combattante » – assurées en qualité de « Porte-parole de la France Combattante », et diverses « corvées protocolaires » qui prenaient du temps. Jean Le Guével assura ce travail pendant des mois avec la seule aide de deux aimables dactylos égyptiennes de bonne volonté, mais c’était tout ce qu’on pouvait leur demander, d’un vague adjoint dont le dynamisme laissait à désirer, d’un correcteur excellent homme et de l’équipe d’imprimeurs du Journal d’Égypte animée par le chef-prote Moustafa, capable de lire « à l’envers » sur le plomb le français, l’italien, l’anglais et même le grec moderne, langues courantes en Egypte, en plus de son arabe national. J’ai du plaisir à dire que Jean Le Guével, poète débordant de fantaisie à ses heures, assuma ce lourd travail avec une conscience exemplaire.

Fin septembre 1943, venant de Pondichéry pour rejoindre ma nouvelle unité, la Première D.F.L. stationnée en Afrique du Nord, je me vis retenu au Caire plus longtemps que prévu. Le hasard m’ayant conduit à la Légation de France, j’y rencontrai Jean Le Guével à qui je me proposai pour « un coup de main bénévole » en attendant mon départ. Lieutenant d’infanterie formé pour l’enseignement, rien ne m’avait préparé au dépouillement des dépêches d’agence qu’il me confia pour commencer. Peu à peu, m’honorant de son amitié, il m’initia aux autres formes de ses activités tant au journal qu’à la radio et, pendant quelques mois, nous travaillâmes en copains. L’ordre de départ étant enfin arrivé, je fis mes préparatifs, mais Le Guével me proposa de prolonger mon séjour au Caire, le temps que les affaires se clarifient en Algérie où les rapports Giraud-de Gaulle en étaient à leur phase difficile. J’acceptai de rester « jusqu’au débarquement » que comme tout bon Français Libre-Combattant, je rêvais de faire. Un télégramme d’Alger me plaça derechef à la disposition du Service de l’Information français du Caire.

Quelques semaines plus tard, Le Guével recevait une affectation à Alger et je me trouvai chargé de l’hebdomadaire et des deux émissions de radio, seul, comme il l’avait été jusqu’à mon arrivée.

Je ne me plaignis pas – je ne me plains pas – car c’était un travail passionnant que je croyais d’une grande importance et je pouvais le conduire dans une ambiance de grande liberté et d’amitié. Le précédent adjoint de Le Guével nous ayant quittés sans beauté, je ne conservai que le correcteur bon homme mais comme j’étais militaire, on me donna pour certaines responsabilités que seul un civil pouvait prendre, un « chef » symbolique en la personne de l’excellent Roger Demonts, conseiller culturel à la Légation de France, et un comptable qui, sans être des meilleurs, m’enleva tout de même bien des soucis d’administration. Car La Marseillaise, tirant à 12.000 et diffusée dans toutes les grandes villes du Moyen-Orient, était devenue une entreprise de quelque envergure. En outre, pour les deux émissions quotidiennes de radio (y compris le dimanche), on m’adjoignit deux fois par semaine, une charmante Suzanne Charente dont la « voix d’aéroport » avait beaucoup de succès.

N’ayant pas le talent de Jean Le Guével, ni son assurance professionnelle, je me gardai bien, au début, de composer éditoriaux et chroniques comme il le faisait. Je me contentais des « chapeaux » d’articles et des menus textes de liaison ou légendes d’illustrations qu’il fallait bien que quelqu’un fasse. Pour les « grands textes », je les empruntais à La Marseillaise d’Alger lorsqu’elle reparut avec une édition à Dakar en plus de celle du Caire.

Ayant paru seule pendant de longs mois, d’abord pour les troupes des camps et les colonnes du désert puis, celles-ci s’éloignant, pour les lecteurs d’Égypte, de Syrie, du Liban, de Jérusalem et jusqu’à Téhéran, La Marseillaise du Caire était devenue un journal du Moyen-Orient fait pour un public du Moyen-Orient, étant entendu une fois pour toutes qu’il était le « porte-parole » du général de Gaulle et de lui seul.

Le problème revenait, assez souvent, à remplacer l’éditorial de Quilici écrit pour les lecteurs d’Alger, par un autre pour les lecteurs du Caire. Ce n’était pas un petit problème. Il me laissait parfois des regrets, Quilici étant un excellent journaliste. La première solution consista à demander un « article de fond » à l’obligeant Pierre Jouguet ou au dynamique Gaston Wiet. Le premier, vieux savant à chevelure argentée et regard d’une infinie bonté, me recevait toujours avec patience et affabilité. L’autre, plus nerveux, ronchonnait un peu mais plus pour la forme que pour m’être désagréable. Et j’obtenais un texte « beau et bien pensé » même lorsqu’il était un peu loin de l’actualité journalistique.

Or, je ne pouvais déranger ces estimables « collaborateurs » à tout instant. Il fallait quelquefois un « petit texte » faisant le point à chaud, rédigé sur le champ. Et c’est ainsi que, pressé par le besoin, je me mis à hasarder par-ci par-là une demi-colonne ou deux demi-colonnes qui faisaient du journal une publication traitant l’actualité dans ses aspects les plus immédiats. Ces « petits textes » ayant été appréciés – des inconnus me l’écrivirent – je m’enhardis à « faire un peu plus long », un peu plus « personnel », et bientôt à publier de véritables éditoriaux. Je dois dire que j’y trouvai du plaisir.

Je ne saurais présenter dans cette courte chronique les trente-quatre exemplaires de La Marseillaise rescapés du pillage de mes cantines voici déjà plus de trente ans. Pour chacun d’eux il y aurait un petit « roman » à écrire. Je me bornerai à passer rapidement en revue ceux qui me paraissent le mériter le plus. Pour les autres, on pourra les feuilleter à l’Institut Charles de Gaulle à qui j’ai confié leur conservation.

Perdu, malheureusement, le numéro de la libération de Paris ! Comme je le regrette, celui-là !

Par contre, reste le numéro « extraordinaire » du 11 novembre 1944. Extraordinaire plus par sa mise en page que pour les textes, illustres ou appelés à le devenir puisqu’ils étaient de Victor Hugo, Charles Péguy, Georges Chenevière, Charles Vildrac, Charles de Gaulle (« Armes sacrées pour la France »), Jean Prévost. Poèmes en vers ou en prose, ils entouraient une grande reproduction photographique de la Piétà de Michel-Ange, elle-même dans le tracé en rouge des rivages et frontières de la France ; la page portait en outre un grand cadre tricolore. Présentation qui me paraît aujourd’hui chargée et naïve. À l’époque, premier onze novembre de la Libération, elle me valut de nombreuses lettres émues et félicitations.

Au numéro 132 (31 mars 1945), prenant prétexte de ce que la langue française ne serait pas langue officielle à la Conférence de San Francisco, je publiai en première page sur huit colonnes et en rouge, la formule fameuse de Rivarol : « Elle est de toutes les langues, la seule qui ait la probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. La syntaxe française est incorruptible ». Et j’organisai un grand concours pour la « défense de la langue française ». Ce concours connut un grand succès. Égyptiens, Grecs, Arméniens, Libanais, Italiens même, chantèrent de véritables hymnes à notre langue.

Mais venons-en aux numéros qui me sont les plus chers : ceux de la Victoire, c’est-à-dire le 137 du 5 mai et le 138 du 12 mai, le jour officiel de la victoire étant, faut-il le rappeler, le 8 mai 1945.

Bien entendu, dès le 5 mai, on savait que tout était réglé. Je reproduisais sur la plus grande partie de la première page l’affiche fameuse du poilu de 1914-18 criant : « On les aura ! », mais en remplaçant ce cri d’espoir par un cri de triomphe : « On les a eus ! »

Le numéro suivant (12 mai) était de huit pages et présentait sur la première, autour d’un grand portrait du général de Gaulle, ceux de quelques-uns des artisans de la victoire, non seulement généraux illustres comme de Lattre, Leclerc, Kœnig, mais aussi Malraux, mais encore Fabien, et des soldats, des résistants tombés, une « jeune combattante du maquis », avec un dessin très fort : « le fusillé » et la photo d’un soldat de Leclerc prenant dans sa main une poignée de terre à son débarquement en Normandie.

Après l’éclatant mois de mai de la Victoire, vint un mois de juin d’épreuves. Les alliés d’hier, Anglais et Français, s’affrontèrent une fois de plus dans ce champ clos de leurs vieilles querelles : le Moyen-Orient. La Marseillaise, bien entendu, s’attacha à défendre la France calomniée et à contre-attaquer. Mais, soumise à une censure qui, de coulante quand tout allait bien, se faisait hargneuse en temps de crise – ce qui fut le cas avec une tension tout à fait exceptionnelle – elle ne pouvait guère nous faire entendre. Le combat était inégal et faussé. Il fut rude. La Marseillaise fut suspendue et il s’en fallut de très peu que je n’aille voir comment les choses se passaient dans les geôles du roi Farouk. Puis tout se tassa. Mal.

Venons-en au numéro 144 du 23 juin 1945, le dernier hélas de ma collection. Par une curieuse coïncidence, il porte en manchette ces deux dates : « Juin 1940… Juin 1945 ». J’avais intitulé mon éditorial « Hommage des humbles » pour exprimer, en ce cinquième anniversaire du début de notre épopée, l’admiration et l’affection que les Volontaires de 1940 ont toujours témoigné au général de Gaulle pour leur avoir permis d’espérer et de combattre en une tranche de vie qui nous est souvent enviée et dont le souvenir compense mille et mille fois les déboires et déceptions venus ensuite. Cinq années comme celles-là, toutes rudes et dangereuses qu’elles furent, quel incomparable bienfait du destin !

La guerre étant terminée, les journaux de France recommencèrent d’arriver et « La Marseillaise« , hebdomadaire des Volontaires de juin 40, disparut parce qu’elle avait fait son temps et rempli sa mission.


(1) Ma collection comprend les numéros 89, 98, 112 à 122, 124 à 144.
(2) A New-Delhi, Robert Victor publiait la belle revue France Orient et, à Beyrouth, Emile Dana fit lui aussi paraître une publication, lorsque la presse de la France libérée lui parvint.
(3) Coulants ou sévères selon l’état des relations entre Anglais et Français Libres, c’est-à-dire, en fait, entre M. Winston Churchill et le général de Gaulle.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 220, juillet-septembre 1977.