Lettre d’un Français Libre à un ami Anglais

Lettre d’un Français Libre à un ami Anglais

Lettre d’un Français Libre à un ami Anglais

Par Guy Robin (« Jacques » en Angleterre)

L’auteur de cette lettre, Guy Robin, est mort pour la France. Il avait rejoint le général de Gaulle à Londres, le 19 juin 1940. Logé chez l’habitant, avant de partir en campagne, il a regardé vivre l’Angleterre et les Anglais, fait plusieurs conférences à Oxford et écrit un livre sous le titre « Un soldat français parle », qui a été édité dans tous les pays de langue anglaise, mais est inédit en France en 1972. Mme Guy Robin a bien voulu nous en communiquer la préface.

La
Revue de la France Libre est heureuse de publier à nouveau le texte de cette préface, sous forme d’une lettre d’un récent Français Libre à l’ami anglais chez lequel il avait reçu l’hospitalité à son arrivée à Londres.
Mon cher ami anglais,
Ainsi, il a fallu que je vous quitte pour que vous preniez conscience de notre amitié. Vous me l’avouez avec une candeur touchante, et au surplus vous n’osez cet aveu que parce que nous sommes séparés pour de longs mois.
Archives photos AFL.
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Petit à petit, l’étranger que je suis et que vous avez accueilli à votre home, sur la foi de vagues recommandations, avait fini par s’intégrer à votre vie. Quelquefois, je me suis demandé – car vous n’êtes guère démonstratif – si vous n’aviez pas fini par vous habituer à moi, comme vous vous êtes habitué aux deux chu-chin-chows de votre gouvernante, c’est-à-dire avec une résignation toute stoïcienne.

Cependant, en dépit de notre différence d’âge, vous avez aimé bavarder avec moi. Je devrais dire que vous avez aimé m’écouter parler, car une conversation avec vous peut se résumer par un schéma constant : vous interrogez et vous écoutez la réponse – que si par hasard votre interlocuteur se décide, lui aussi à passer à l’attaque, il n’obtient qu’un grognement qui le laisse perplexe et le décourage de recommencer.
J’ai parfaitement compris ce qui se passait en vous. Vous avez passé votre vie à édifier une petite fortune par le commerce. Cela demande de la psychologie, de l’esprit d’observation. Pour vous j’étais, non pas un client possible, mais un nouveau sujet, et un sujet intéressant, étant donné la chute de mon pays qui lésait si gravement les intérêts du vôtre. Par une tournure d’esprit qui vous est naturelle, vous avez souhaité de comprendre le pourquoi de la faillite de la firme associée. J’étais pour vous un employé de ladite firme. M’ayant à votre disposition, vous m’avez piqué sur un bouchon et vous avez commencé à m’étudier à l’aide d’une loupe, tel un entomologiste penché sur un insecte curieux.
Je me suis laissé faire. Je comprenais parfaitement votre attitude. Je la comprenais d’autant mieux, que, de mon côté, j’en faisais autant. Mais j’étais plus favorisé que vous – vous n’aviez qu’un sujet à étudier, mais moi j’étais au coeur de l’Angleterre. Je pouvais l’observer non pas dans un temps de paix normal, lorsque l’éducation, le savoir-vivre imposent sur le visage de chacun comme un masque social, qui peut tromper l’étranger. Je me suis trouvé dans votre pays dans la période la plus dangereuse de son histoire, alors qu’il devait songer non pas à jouer au « gentleman », mais à cette chose si simple, la plus simple de toutes : défendre sa vie.
Aussi, vous le voyez, mon ami anglais, nous sommes quittes l’un envers l’autre.
Archives photos AFL.
Archives photos AFL.

Nous avons passé ainsi d’agréables soirées dans votre maison de la banlieue londonienne. Le feu de charbon brûlait dans la cheminée, vous le regardiez brûler en fumant votre pipe. Vous m’écoutiez, tandis que moi je parlais en vous regardant. Et votre conversation n’eut jamais aucun rapport avec tout le bruit que faisaient au dehors les avions de Gœring.

C’est ainsi, jour après jour, sans bruit, sans exclamation, sans démonstration, que notre amitié s’est peu à peu formée. Pour ma part, je l’ai sentie naître et se développer. Il n’en a pas été ainsi pour vous, vous pensiez vous être habitué à moi, voilà tout. Mais quand cette stupide maladie m’a envoyé dans ce sanatorium éloigné, vous n’avez pu vous empêcher de me montrer votre inquiétude. Pour vous cela était une faiblesse, ne la regrettez pas cette faiblesse. Il est si rare de voir un Anglais s’attendrir, qu’on peut se demander parfois si vous avez un cœur. Maintenant – bien que vous protesterez probablement – je sais que vous en avez un. Je l’ai senti battre. Je crois même que c’est parce que vous vous défiez particulièrement de la sensibilité du vôtre, que vous le surveillez de si près. Ce n’est pas toujours celui qui pleure le plus qui éprouve le plus vrai chagrin.
Archives photos AFL.
Archives photos AFL.

Hé, je sais bien, mon vieil ami, que vous lisez ces lignes avec impatience. Quelle idée de parler de sensibilité, d’affection entre hommes ! Cela se sent, cela ne se dit pas. Que voulez-vous ? Français je suis et reste. Vous n’empêcherez jamais un Français de proclamer son contentement quand il se sent environné d’affection. Quand la cigale se sent pénétrée par les effluves du soleil, elle est contente et elle chante. C’est quelquefois agaçant pour celui qui dort dans l’herbe. « Quel besoin a cet insecte de chanter ? Ne peut-il se sentir heureux sans le proclamer à la face du monde ? » Voilà, justement, il ne peut pas s’empêcher de chanter. Expliquez cela si vous le pouvez, Monsieur l’entomologiste.

Je vous remercie de votre lettre, la première que je reçois de vous. Elle est aussi claire et aussi brève que je pouvais m’y attendre. Qui donc a dit : « Le style c’est l’homme ». Je ne vous connaîtrais pas, que je pourrais vous imaginer d’après les quelques lignes reçues de vous. (Surtout ne m’appliquez pas ce procédé, il ne nous mènerait à rien, un Français étant par nature un être compliqué.)
Je m’aperçois que notre conversation écrite, faisant suite à notre conversation orale, en conservera les caractéristiques : des questions brèves de votre part, des réponses détaillées de la mienne. Je n’ai pas oublié votre réponse un jour que je protestais au sujet de cette inégalité. Vous m’avez dit : « Vous voulez connaître l’Angleterre ? Ouvrez les yeux, écoutez, vous êtes en plein dedans. Mais moi aussi, qui ne suis jamais allé en France, je ne peux connaître votre pays qu’à travers vous ». Cela est vrai, et je pense que chaque Français à l’étranger ne devrait jamais perdre cela de vue.
En ce qui me concerne, je me sens Français jusqu’au bout des ongles, et je me sens d’autant plus Français que mon pays est en ce moment humilié devant le monde. J’admire votre « England » mais il ne me viendrait pas à l’idée de me faire naturaliser Anglais, sous prétexte que les Allemands sont momentanément à Paris ; et je suis bien sûr que vous, qui êtes si typiquement Anglais, me comprendrez et m’approuverez.
Je n’ai pas la prétention – bien sûr – que tout ce que je me propose de vous dire serait approuvé par tous mes compatriotes. Ils ne seraient pas Français, s’ils étaient tout à fait d’accord avec moi. Personnellement, je serais désolé de cette unanimité – même à mon profit – car je ne pourrais l’attribuer qu’à un commencement de nazification. Du moins, suis-je bien certain, dans ces conversations à bâtons rompus, d’être l’un des multiples reflets de la pensée française, dont la caractéristique est précisément de ne soumettre l’homme à aucune thèse commune, mais au contraire de s’adapter à la tournure d’esprit de chaque individu. Le principe, la lumière, sont les mêmes pour tous, mais suivant la position du prisme, des couleurs différentes apparaissent.
Au surplus, je ne me propose rien d’autre que de vous aider à mieux connaître, à travers moi, mon pays. Je n’ai pas l’intention d’écrire, ni un roman pour distraire, ni une thèse destinée à prouver péremptoirement quelque chose. Les distractions purement littéraires sont jeux de paix et les thèses sont si ennuyeuses à lire, peut-être encore plus à écrire.
Il ne s’ensuit pas que je ne donnerai tous mes soins à cette correspondance, puisque je n’ai rien de plus sérieux à faire pour le moment. Je suis bien certain qu’il vous paraît tout à fait surprenant qu’on puisse aimer écrire des lettres en notre siècle de téléphone. À quoi je vous répondrai qu’il existe un art épistolaire et que cet art a les mêmes raisons de se maintenir malgré le téléphone que la peinture malgré la photographie. C’est un art qui en France a été honoré par de très grands écrivains, depuis Montesquieu dans les « Lettres persanes » jusqu’à Mme de Sévigné, en passant par Pascal dans « Les Provinciales » et combien d’autres.
De plus, c’est un art de société : il participe à des lois de la conversation, il oblige la pensée à avoir de la tenue, du bon ton. Une trop grande émotion, supportable en poésie, le défigurerait. D’un autre côté, parce qu’il s’adresse directement à tel interlocuteur choisi, il répugne à la fiction du roman, qui altère toujours un peu la vérité.
D’où vous voyez que vous aviez tort d’hésiter à me demander de vous écrire. Lorsque je prends la plume c’est pour entrer en conversation avec vous, avec toute la spontanéité d’une conversation. Dans ces conditions confier ma pensée à la page blanche qui la dévoilera devant vos yeux est pour moi non un travail mais un plaisir.
Puissiez-vous, mon Ami, trouver à me lire, le même plaisir que j’ai à vous écrire.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 270, 2e trimestre 1990.