Les oubliés de la gloire
Le B.M.9 au Levant
Formé en 1942 au Camp d’Ornano, au Cameroun, le B.M.9, sous les ordres du commandant Bossavy, se prépare activement aux missions de combat qu’assument déjà d’autres bataillons de marche tels que le B.M.5 (bataillon Gardet), constitué auparavant dans les mêmes cantonnements de brousse.
La compagnie du capitaine Jouanneau est bientôt envoyée à Ngouandéré pour y construire un nouveau camp, car dans la région de l’Adamoua le climat est plus ain : le paludisme notamment n’y sévit pas comme dans le Sud.
En janvier 1943, la compagnie est renforcée par une section du trin. Le 23, elle franchit la frontière du Congo belge avant de pénétrer dans le Soudan anglo-égyptien, où elle retrouve l’ensemble du B.M.9 qui embarque sur le Nil à destination de Khartoum. Tout le monde est heureux, la destination finale ne nous a pas été dévoilée mais on pense à l’Égypte et à la Libye. Le temps est sans doute venu d’apporter à la France Libre notre parcelle de gloire !
À Khartoum, c’est dans un camp de transit britannique, à l’orée du désert, que le B.M.9 est hébergé. Il va y rester deux mois et demi. Pourquoi ? Nul ne le sait. En attendant, l’instruction des tirailleurs se poursuit.
Enfin ! Nouveau départ le 17 avril 1943. Transport par voie ferrée jusqu’à Port-Soudan et embarquement sur la mer Rouge à bord d’un cargo à destination de Djibouti où nous débarquons trois jours après. La France Libre et la B.M.9 doit en profiter pour y renforcer son encadrement européen, nettement insuffisant en nombre.
Le séjour à Djibouti est assez éprouvant. Après deux ans ou plus de séjour en A.E.F. ou au Cameroun, les Européens avaient droit, en temps de paix, à six mois de congé en France pour se requinquer. Or, à la chaleur extrême de la Côte des Somalis s’ajoutent les conséquences du manque de ravitaillement. Avant la guerre, les bateaux qui faisaient escale à Djibouti fournissaient à ce coin de terre désertique l’eau potable et les vivres frais. À défaut de tout cela, les hommes du B.M.9 en sont réduits à se nourrir principalement de bœuf en boîte, quelque peu rationné, et à boire l’eau natronnée que l’on trouve sur place.
Le natron, dans l’Antiquité, servait aux Égyptiens pour conserver des momies, et la dysenterie épuise la plupart des tirailleurs et plus encore les cadres européens, déjà éprouvés par le paludisme contracté au Cameroun.
Envers et contre tout, le moral reste bon. Après deux ou trois jours, pendant lesquels nos camarades restés sur place sous le régime de Vichy, et tout fraîchement ralliés, nous parlent encore du « maréchal Pétain », tout le monde se comprend et chacun n’aspire plus qu’à une chose : participer aux opérations et libérer la France avec de Gaulle.
Pourtant, le temps passe et le B.M.9 est toujours à Djibouti. On a parlé d’un raid éventuel des Japonais jusqu’ici et nous organisons la défense du port tout en sachant combien nos moyens sont insuffisants : les tirailleurs sont armés de vieux mousquetons et nos mitrailleuses Hotchkiss sont toujours celles de la guerre de 14-18. Peu importe, la volonté d’en découdre est la plus forte.
Les Japonais ne sont pas venus ; par contre, un vieux général accompagné d’un capitaine sexagénaire est arrivé, nous a réunis et nous a parlé sur un ton indécis et en termes vagues du général Giraud et du général de Gaulle. Tous les deux sont repartis le même jour et personne n’a compris ce qu’ils étaient venus faire sur les terres chères à Henry de Monfreid où nous piaffons d’impatience depuis cinq mois !
Pourquoi tant de temps passé à Djibouti ? Notre état-major a dû prévoir depuis longtemps ce qu’il ferait du B.M.9, mais les F.F.L. dépendent des Britanniques dans bien des domaines, en particulier l’équipement, l’armement et plus encore les transports. À la fin du mois de septembre 1943, le bataillon embarque sur un cargo britannique pour rejoindre, non pas la Libye mais le Liban. Peu à peu tout le monde commence à comprendre que les buts poursuivis par la France Libre et les Britanniques sont pour le moins divergents, pour ne pas dire opposés dans certaines parties du monde, et en particulier dans les États du Levant. Nos bons alliés n’ont aucune raison majeure d’aider un bataillon F.F.L., de l’armer et de le transporter jusqu’à Beyrouth, où cette unité allait renforcer la présence française et contrecarrer la politique des services anglais qui consistait depuis bien longtemps à tenter de substituer leur influence à la nôtre.
Dès lors, le B.M.9, cantonné à Beyrouth, ainsi que le B.M.7 et B.M.6, vont se trouver dans une étrange situation. Alors que l’essentiel des Forces françaises libres lutte à côté des Alliés contre les troupes germaniques, ces trois bataillons d’infanterie F.F.L., avec quelques éléments épars d’autres armes, vont s’efforcer de maintenir l’autorité française sur la Syrie et le Liban. Le général de Gaulle leur a promis l’indépendance après la guerre, pendant que les Britanniques, sous l’autorité impitoyable du général Spears, vont s’acharner à saper nos positions. Ils encouragent de manière de plus en plus ouverte les Libanais et les Syriens à piétiner le mandat qui nous avait été confié après 14-18 par la Société des Nations.
Il faut se reporter aux Mémoires de guerre du général de Gaulle pour découvrir toutes les péripéties de cette lutte assez lamentable entre alliés.
Entre autres faits, citons la décision du Parlement libanais de réformer la Constitution malgré l’opposition du haut commissaire français. Ce dernier, en novembre 1943, fait alors arrêter le président de la République libanais, son Premier ministre et quelques autres, qui sont internés au fort de Rachaya. Ils y sont gardés par un détachement du B.M.9. On s’attend alors à une attaque des Druzes contre Rachaya puis à un raid des commandos britanniques ! Une altercation de plus entre de Gaulle et Churchill a dû se produire. Finalement le général Catroux est à nouveau envoyé à Beyrouth par de Gaulle. Fin diplomate, parfait connaisseur des arcanes de la politique proche-orientale, Catroux parlemente, apaise, négocie. Le président libanais, son Premier ministre et leurs acolytes sont libérés et nos positions, notre autorité vont être grignotés un peu plus chaque jour jusqu’en mai-juin 1945. Le B.M.9 sera dissous à la fin de la guerre, ses tirailleurs rapatriés au Cameroun et les cadres européens retrouveront la France que la plupart d’entre eux ont quittée depuis cinq ans et parfois plus.
Le général de Gaulle a quand même fait Winston Churchill Compagnon de la Libération et cet honneur était pleinement justifié. Il ne faut pas pour autant oublier ou feindre d’ignorer les mauvais coups que nous ont assénés nos alliés en profitant de notre faiblesse et de notre manque de moyens.
Si une conclusion peut être apportée à ce qui précède, nous dirons simplement qu’un État se doit d’être fort pour se faire respecter. Et comme le disait ce bon Monsieur de La Fontaine, « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »
Robert Pestieux
Ancien aspirant du B.M.9
Ancien aspirant du B.M.9
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 310, 4e trimestre 2000.