Les jeunes volontaires de juin 1940
Tout le début ne fut qu’un chahut d’enfants à l’échelle d’une nation. Depuis des semaines, une presse qui ne savait plus qu’inventer, une radio qui n’avait rien à dire, avaient jeté le trouble dans l’âme des enfants que nous étions. Et soudain, une avalanche de désastres ; les jeunes ne comprenaient pas encore, les vieux ne comprenaient plus. Une chose comptait pour nous. Nous allions n’être plus libres. Un Allemand au casque lourd sur un faciès lourd à l’esprit lourd dans un corps lourd, dirigerait, ordonnerait, permettrait ou interdirait chacun de nos actes et gestes. La fuite commença, sans but.
Tous, étudiants, lycéens, jeunes ouvriers, apprentis, nous fuyions et dans la fuite, nouveau miracle, la voie nous était brusquement indiquée. Un homme, à Londres, refusait cette abdication.
Nous allions le suivre.
Et, des côtes de Bretagne, du golfe de Gascogne, des marais de Vendée, les enfants de France, tels une volée de moineaux, couraient à la guerre.
L’arrivée en Angleterre fut un temps d’arrêt. Nous étions répartis dans les camps de surveillance ; les quelques jours que chacun de nous y passa, furent utilisés à réfléchir. Nous n’avions pour la plupart, jamais quitté nos parents. Et combien avaient déjà passé la mer ? Nous avions soudain l’impression d’avoir fait quelque chose de grave, peut-être répréhensible et surtout très important. Mais la confiance que donne la maturité, peu l’avaient.
Au bout de quelques jours, un officier, le capitaine Berger, vint nous voir de la part du général de Gaulle. Vêtu d’un costume sport beige, ce civil à la voix de soldat nous parla, lentement, les mains sur la table.
Et devant lui, attendant de pouvoir crier « oui », une centaine de jeunes, espérant qu’on leur ferait la grâce de les laisser se battre. Il ne fit pas de longs discours. Il promit des armes et demanda des hommes pour s’en servir. Il promit du vin, tant mieux. Il promit de la gloire, bravo. Il promit de la peine, tant pis !
De ce jour, tout changea dans nos esprits. Il nous avait demandé de venir nous battre, le pouvoir de décider avait été nôtre. Nous étions donc des hommes. Nous allions nous conduire en hommes.
Volontaires, nous l’étions. Et gardes, corvées, tout, ce qui est ennui pour le soldat fut joie pour nous, l’idéal, le rêve, « servir ».
Après quelques jours passés à Londres où nous vîmes pour la première fois celui qui allait être notre chef, ce fut Aldershot, l’uniforme et l’école du soldat ; nous avions un fusil entre les mains et si grande était notre hâte de nous en servir que l’ordre de débarquer immédiatement sur les côtes de France eût été exécuté avec joie.
Autour de nous les vieux légionnaires, recuits de soleil, les anciens au retour de Norvège, les rescapés de Dunkerque, nous regardaient avec affection et nous guidaient de leur expérience.
Plus de philo, plus de maths, plus d’établis et fi des pupitres ! La jeune France voulait rentrer chez elle, mais en maîtresse.
Parfois, quand un peu de loisir nous était laissé, quelques photos, un médaillon venaient rappeler au « soldat » qu’hier encore il était un enfant ; un haussement d’épaules, un reniflement, un revers de main frottant rageusement les yeux humides et le soldat décidait que l’attendrissement n’est pas digne des grands combattants.
Pas de discours, pas de grosse caisse. La seule musique fut celle de nos timides premières parades. Un roi venait nous voir, un field-marshall nous inspectait.
Nos chefs, des jeunes de cœur, pleins d’allant, et des noms qui à nos oreilles sonnaient comme des trompettes : Detroyat, Monclar, Volvey, Cazaux…
Quelques tanks, quelques canons, un champ de manœuvre baptisé « le terrain du saut de lapin » ; après l’école communale, celle du groupe. Et la bouteille de stout que nous promit un jour le chef de section n’était pour rien dans les résultats.
Chaque jour, déchiffrant mot par mot les journaux anglais, nous essayions d’avoir des nouvelles du pays, du village, du foyer. Et chaque jour nous apportait l’écho d’une nouvelle faiblesse, d’un nouvel abaissement. Chaque jour nous fortifiait dans la résolution d’aller jusqu’au bout de nos peines, jusqu’à la fin de la honte, pour voir un jour le soleil briller de nouveau chez nous !
Par Liverpool, vers l’Afrique française, nous partîmes le 31 août 1940 pour la vraie guerre, celle où l’on tombe sans se relever, celle qui grandit aussi. Et dans l’éther, Londres criait : « soixante-quatorzième jour de la lutte du peuple français pour sa libération » !
Nous étions trois mille.
Raymond Kwort, ex-1er R.F.M.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 9, juin 1948.