Les élèves aspirants de la France Libre
par le général Jacques Bourdis
« Les Cadets » n’ont pas été les seuls élèves-officiers de la France Libre, ni les plus nombreux. Ils furent les plus jeunes et ont été instruits en école. Ils doivent à une amicale particulièrement chaleureuse et entreprenante d’avoir été assimilés à des saint-cyriens, au point que la 172e promotion de la vénérable école s’est en 1987 donné le nom de « Cadets de la France Libre », et qu’ils sont désormais honorés dans le musée du souvenir de Coëtquidan et le mémorial de l’ordre de la Libération.
Ils furent 210 formés de 1942 à 1944 à Malvern et à Ribbesford, alors que, pour ses seules forces terrestres, de décembre 1940 à août 1943, la France Libre instruisit à Camberley, à Brazzaville, à Damas et à Sabratha (Libye) près de 400 élèves-aspirants, auxquels il faut ajouter une cinquième centaine d’aviateurs et de marins enseignés différemment, en nécessaire et étroit contact avec les Britanniques.
Le 25 août 1940, à Morval Camp, dans le Hampshire, le général de Gaulle présente à George VI la troupe qu’à la fin du mois il va conduire en Afrique noire française. Ses messages aux proconsuls impériaux ne les ont pas convaincus. Néanmoins, des signes encourageants lui sont parvenus d’AEF et d’AOF. Churchill et lui se sont accordés sur le principe d’une démonstration devant Dakar mêlant « la persuasion et l’intimidation ». La Royal Navy accompagnera et appuiera les 2 000 hommes de la « Brigade de Légion française » qui consiste en un gros bataillon de chasseurs, un groupe d’artillerie, une compagnie de chars, 700 hommes au total.
Avant que le roi n’arrive, le général de Gaulle demande au lieutenant-colonel Magrin-Vernerey, dont la moitié des légionnaires ont choisi la France Libre et qui va présenter les troupes :
« – Où sont les Cadets ?
– Quels Cadets, Mon Général ?
– En Angleterre, les Cadets sont, comme autrefois chez nous, les élèves-officiers. Je veux présenter les nôtres à Sa Majesté.
– Mais nous n’en avons pas.
– Eh bien, sachez que la moitié de nos jeunes engagés sont des étudiants, notamment des candidats aux grandes écoles militaires. Beaucoup ont achevé leur PMS et devraient être dans des pelotons d’élèves-officiers. »
Un jeune témoin de l’algarade court à Delville prévenir ses camarades. « Rassemblez les taupins ! » Un autre crie : « Rassemblez les Cyrards ! » Ou encore « Les étudiants à Morval ! » Et, tant bien que mal, on peut in extremis présenter au roi ceux qu’il appelle les Cadets. Ils font bon effet, mais ne sont que le tiers de ce qu’ils auraient dû être, car 150 étudiants, plus pressés d’agir que d’être promus, ont déjà choisi la marine ou l’aviation, pensant être les premiers à combattre, et où, tout de suite, on avait repéré les officiers possibles et entrepris de les former. D’autres aussi, comprenant que des unités allaient partir pour l’Afrique dont elles chasseraient les Italiens, s’étaient empressés de se faire incorporer dans des unités en partance, quelques-uns même à la Légion. Ils sont déjà sur les rangs, et ne voient ni n’entendent rien de ce qui les concerne pourtant.
En fait, les futurs Cadets de la France Libre ont de 14 à 17 ans et campent à Brynbach avec des scouts britanniques (1) dans le pays de Galles, en attendant que s’ouvre pour eux, à la rentrée, le Prytanée où ils pourront préparer leur bachot dans une ambiance militaire. Le général ira les voir le lendemain.
Il les suivra très attentivement pendant toute la guerre. Le Prytanée deviendra école d’élèves-aspirants en février 1941, et ses cinq promotions formeront, jusqu’en juin 1944, 210 officiers, parmi lesquels 60 mourront pour la France, dont 11 après la guerre, en Indochine et en Algérie.
L’AEF et le Cameroun s’étaient ralliés à la France Libre entre la prise d’armes de Morval et l’embarquement pour l’Afrique. Si de Gaulle avait échoué devant Dakar, la présence en AEF de la « Brigade de Légion française » soutenue par la Royal Navy dissuadait Vichy de le chasser d’Afrique. Encadrée par le Soudan anglo-égyptien, le Congo belge, le Nigeria alliés et le Niger français hostile, mais aimantée par le Fezzan ennemi, l’AEF offrait à la France Libre un territoire et lui ouvrait un champ d’action autonome vers la Méditerranée devenue, dès lors que les îles britanniques s’avéraient imprenables, un des enjeux principaux du conflit. Il s’agissait donc d’en faire un bloc et de l’armer. Les ressources humaines permettaient de lever des troupes que les jeunes volontaires pourraient encadrer. Aussi, dès son arrivée à Brazzaville, fin octobre 1940, le général décida-t-il d’y ouvrir une école d’élèves-officiers. Pendant l’année 1941 (2) en sortirent près de 200 aspirants, répartis en six pelotons d’inégale importance, se succédant environ tous les deux mois.
Les premiers furent sélectionnés parmi les jeunes volontaires embarqués pour Dakar, mais pas tous, car certains, préférant rester dans leur arme, ne quittèrent pas leur unité, d’aucuns participèrent ainsi avec la Brigade Française d’Orient à la campagne d’Érythrée, qui évinça l’Italie de l’océan Indien et de la mer Rouge mais ne rallia pas Djibouti pour autant.
Tous les aspirant formés à Brazzaville ne furent pas affectés dans les formations appelées à combattre le régiment de tirailleurs et groupes nomades du Tchad, bataillons de marche, artillerie, génie et train de la 1re DFL engagée en Égypte-Libye. Les moins heureux, voués aux tâches inhérentes aux responsabilités territoriales, rongèrent longtemps leur frein. Tous n’eurent pas la chance de se trouver à Bir-Hakeim, ou de partager le fulgurant destin d’André Zirnheld, qui clôt leur liste alphabétique, normalien, agrégé de philosophie, tombé au cours d’un des raids des paras à la croix de Lorraine contre les bases aériennes de l’AfrikaKorps, auteur d’une des plus émouvantes prières qu’aient inspirées la soif et l’honneur de combattre.
De retour en Angleterre, le général de Gaulle s’est rendu le 6 décembre 1940 à Camberley pour inspecter le centre d’instruction où s’installaient dans la boue froide du camp d’Old Dean le bataillon de chasseurs du capitaine Hucher, le groupe d’artillerie du commandant de Conchard, la compagnie de chars du capitaine Ratard. Il a constaté que l’algarade de Morval en août 1940 n’a guère eu d’effet puisque chacune de ces unités n’a formé que de petits gradés à la seule fin de combler les vides de son propre encadrement, se croyant appelée à être engagée le plus tôt possible, en tant que telle, au Fezzan qu’animait Leclerc, ou en Égypte où des ralliés du Levant se groupaient déjà. Il dissout le bataillon de chasseurs et ordonne à son chef d’en faire une pépinière de cadres et de spécialistes, prévoyant une compagnie de 100 élèves-officiers.
Les études commencent immédiatement et s’achèvent le 1er mai. Vingt-quatre élèves sont nommés aspirants et embarquent à la fin du mois pour l’AEF. Ils y arrivent presque en même temps que de Gaulle qui revient du Levant. Le 14 juillet, les aspirants de Camberley « sont de la revue », mais le Général trouve qu’ils font la tête, et demande pour quoi à leur major Vincent Danis, caporal de réserve au 5e BCA, décoré en Norvège, docteur ès sciences et chargé de recherches au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le malaise tient à ce qu’un quart seulement des élèves-officiers d’Angleterre ont été nommés, alors qu’à Brazzaville il n’y a presque pas de recalés. Dès son retour à Londres, le Général fera nommer les 24 suivants du classement de sortie. Ils ne rejoindront le Levant ou l’Afrique qu’à la Noël. La cinquantaine de laissés-pour-compte de Camberley se dispersa dans les formations d’infanterie ou blindées mises sur pied au Levant et en Afrique, ou encore dans les services spéciaux ou chez les parachutistes. C’est ainsi que le sergent Daniel Cordier sera parachuté en France comme radio de Jean Moulin, qui en fera son secrétaire particulier et, sans s’en douter, le plus éminent de ses historiographes à venir. C’est ainsi également qu’une quinzaine d’anciens chasseurs, dont Yves Guéna, conseiller d’État, ancien parlementaire et ministre servirent comme troupiers ou sous-officiers dans des corps de troupes qui parfois les désignèrent, pendant les périodes de répit, pour recommencer un peloton à Brazzaville, à Damas ou Sabratha, et parfois les en retirèrent avant terme. Le groupe d’artillerie désigne 36 élèves-officiers, le tiers de son effectif. Ce sont sept sous-officiers et des étudiants, parmi lesquels 12 taupins et trois khâgneux. Ils partent pour l’Afrique fin mai 1941 et se partageront entre l’artillerie de Leclerc au Tchad et celle de la 1re DFL au Proche-Orient. Cinq d’entre eux entreront à l’X en 1946.
La compagnie de chars du capitaine Ratard, saint-cyrien rescapé de Dunkerque, n’a que quatre lieutenants, moins de 80 sous-officiers et soldats, trois chenillettes Hotchkiss en guise d’engins blindés. Elle formera néanmoins 12 aspirants, dont les deux tiers sont plus près de 30 ans que de 20 ans et resteront en Angleterre. Lorsqu’en août 1941 elle partira à son tour pour l’Afrique, seuls les quatre plus jeunes aspirants l’accompagneront. Dotée de chars Honey USM III, elle s’établit au nord de la Nigeria pour faire face à la menace du Niger vichyste. Elle rejoignit la 1re compagnie au Maroc pendant l’été 1943 pour former avec elle le 501e régiment de chars de la 2e DB.
La campagne de Syrie se soldait par le rapatriement massif des troupes françaises du Levant, alors que la France Libre ne l’avait entreprise que pour prendre part au niveau stratégique à la bataille de la Méditerranée. Elle pouvait toutefois tripler le volume de ses modestes forces, mais elle manquait d’officiers. On expédia donc à Beyrouth des aspirants formés en Angleterre et en Afrique, et on ouvrit deux pelotons à Damas.
Confié au capitaine Magny, le premier ne dura que deux mois et fournit le 21 octobre 1941 une cinquantaine d’aspirants, anciens sous-officiers pour un tiers, et pour deux tiers étudiants aguerris en Érythrée et en Libye comme les deux ministres Hubert Germain et Robert Galley. Simultanément, mais à part, les artilleurs formèrent cinq aspirants pour le compte de l’héroïque 1er RA.
Le second fut, de janvier à mai 1942, confié au capitaine Ben Ayoun, des troupes de marine. Il convenait de consacrer les meneurs d’hommes qui s’étaient révélés notamment chez les parachutistes engagés avec les commandos britanniques de Stirling, et de former des officiers pour les armes d’appui et pour les troupes autochtones qui participaient à la surveillance des frontières sensibles.
C’est, en juin 1943, le général Leclerc qui décida l’ouverture du dernier peloton. Avant de se ranger dans l’armée d’Afrique, il tenait à donner l’épaulette aux sous-officiers, brigadiers et caporaux de sa « Colonne Volante (3) » auxquels on l’avait fait vainement miroiter. Une vingtaine de volontaires des premiers jours prirent ainsi place parmi les officiers de la 2e DB. Studieux furent pour eux les trois mois de pénitence sous le soleil du désert libyque infligés par Giraud aux Free French débaucheurs, mais c’était à l’ombre des somptueuses ruines de la romaine Sabratha.
De Gaulle s’était ému tout de suite et s’encouragea souvent du patriotisme et du dévouement des plus jeunes volontaires de la France Libre, de ceux, surtout, dont l’engagement avait interrompu les études. Aussi créa-t-il immédiatement un Prytanée pour ceux « du secondaire » qui n’avaient pas encore leur bachot et imposa-t-il, ensuite, des pelotons d’élèves-officiers pour ceux « du supérieur ».
Ainsi furent formés quelque 390 aspirants de l’armée de terre, dont la plupart se maintinrent pendant quatre ans à la pointe du combat. Ils servirent à la lre DFL, à la 2e DB, parmi les parachutistes et les commandos ou dans l’ombre de la Résistance Intérieur. Soixante d’entre eux sont tombés. Pourtant, la paix acquise, bien peu restèrent dans l’armée car, au petit bonheur, on les avait affublés de l’étiquette OR (4) ou OA (5), ou surtout « Rang ». Aucun n’avait reçu celle d’une grande école, même ceux qui, avant de partir, s’étaient présentés à leur concours. Mais tous ont apprécié les années de la France Libre comme les plus riches de leur vie, et les morts sont tombés au sommet de la courbe de leur espérance.
Rappelons-nous Paul Tripier ; brillant élève de la corniche de « Ginette » en 1939-1940, tombé en Italie à la tête d’une section du BM.24, il n’avait pas été des 24 élus du peloton d’élèves-aspirants de Camberley, alors que ses camarades voyaient déjà en lui, à tous égards, l’officier idéal. Plus pressé de se battre que de recevoir l’épaulette, il avait refusé le rattrapage de Brazzaville et mérité comme caporal-chef une citation au Fezzan, puis, comme sergent, deux autres en Tunisie, si bien que Leclerc l’avait fait nommer aspirant « au feu ». Il ne suivit pas son général à la 2e DB car, pour ne pas se séparer de ses Noirs, il les accompagna à la DFL. Ils l’appelaient « caporal-lieutenant Tripier ». Eh bien, l’an dernier, des saint-cyriens ont tenté de donner son nom à leur promo, comme pour montrer que les mesures de la scolarité ne sont pas toujours les meilleures pour choisir les chefs.
Peut-être eût-il été équitable d’offrir à tous les aspirants de la France Libre qui firent carrière dans l’armée le titre de saint-cyrien. Anciens de Camberley, de Brazzaville, de Damas ou de Sabratha, Cadets (6), tous avaient réussi le saut périlleux qui les transporta en Angleterre et en Égypte. Ils eurent la chance d’y avoir trouvé et suivi un saint-cyrien qui se révéla un des plus grands hommes de notre histoire, qui leur fit confiance et qui, au-delà même de leur espérance, réalisa leur rêve généreux. En juin 1940, de 16 à 25 ans, tous avaient compris qu’il valait mieux risquer de périr que d’accepter la défaite et que, par conséquent, il fallait se battre.
Général Jacques Bourdis
(1) Le camp appartenant aux scouts britanniques mais aucun de ces derniers n’y était présent cet été là en compagnie de ce qui était alors « la Légion des Jeunes Volontaires Français » (NDLR).
(2) Depuis le raid audacieux de Mourzouk, leur camp portait le nom du lieutenant-colonel Colonna d’Ornano, méhariste célèbre tombé au cours de l’opération.
(3) Constituée par le 1er régiment de marche de spahis marocains du chef d’escadrons Rémy, et par la 1re compagnie de chars du capitaine Volvey sous les ordres du premier, qui passaient de la 1re DFL à la colonne Leclerc.
(4) Officier de réserve sorti d’une école ou d’un peloton d’EOR organisé par les diverses armes de l’armée de terre.
(5) Officier d’active, issu d’une école d’EOA ouverte par concours à des engagés volontaires longue durée.
(6) De Malvern et de Ribbesford (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 298, 2e trimestre 1997.