Le jour où le soleil s’est levé
Le bruit des combats se faisait chaque jour plus proche de notre camp. Et pour nous, la voix du canon, c’était la voix de l’Espérance.
Notre camp, c’était à Holleischen, village dans les monts Sudètes, entre Prague et Pilsen. Une antenne du camp de Flossenbürg à laquelle nous avait vendues le camp de Ravensbrück, vendues à la pièce comme main-d’œuvre afin de fabriquer des obus de DCA pour l’armée allemande.
Dans cette dernière poche du front, l’armée d’Hitler se battait encore furieusement contre les Alliés, alors qu’en Allemagne et en Pologne les camps de concentration étaient déjà libérés.
Qui nous délivrerait ? Les Américains ? Les Russes ? Nous n’en savions rien. Les uns comme les autres, nous les espérions, nous les attendions, comme on attend le Sauveur.
Mais d’ici au jour béni de leur arrivée, nous avions encore des jours terribles à essayer de vivre. Et l’angoisse montait en même temps que l’espoir. Car les nazis laisseraient-ils derrière eux ce témoignage de leurs atrocités ? Ces fantômes aux yeux éteints ? La rumeur circulait – mais d’où viennent les rumeurs ? – que les bâtiments étaient minés, et que les déportées sauteraient avec eux.
Dans nos instants de froide lucidité, chacune le pensait sans surtout le dire. Mais ceux qui ont vécu de ces situations extrêmes le savent : l’idée d’être exterminé est difficilement assimilable et, dans les moments de désespoir, le « pas nous », « pas moi » devient un écran illusoire, certes, mais un écran entre la vérité et l’acceptation de cette vérité.
Mais vint le dernier jour, et les illusions tombèrent. Car, à notre stupeur, il n’y eut au matin ni les aboiements coutumiers, ni les vociférations pour le réveil ; il n’y eut pas d’appel, le fameux appel torturant ; pas de départ pour l’usine ; autant que je me souvienne, pas de distribution de nourriture ; pas d’électricité dans le block ; aucun des bruits habituels dans la cour ; et notre porte était fermée à clé. Nous étions enfermées. Aucun moyen de briser la porte avec nos seules mains sans risquer une éventuelle fusillade.
Nous étions abandonnées.
Il fallait absolument éviter la panique. Ce rassemblement d’êtres faméliques, terrifiés, qui comportait une proportion importante de Russes, d’Ukrainiennes, de Polonaises impulsives, déshumanisées par des années de vie concentrationnaire et dont les langues ne nous permettaient pas de communiquer, pouvait devenir n’importe quoi : un terrain de règlements de comptes, une entreprise de suicides, voire de meurtres… C’est terrible, la peur collective, quand la désespérance gagne.
C’est peut-être dans cette journée-là que j’ai été le plus fière de mes compatriotes. Aucune Française n’a perdu ni son sang-froid ni sa dignité. Nous étions tellement solidaires, nous nous sentions tellement responsables les unes des autres.
C’est le lendemain matin que le soleil s’est levé pour nous. Et il n’était ni russe, ni américain : il était polonais. Oui, polonais : des enrôlés de force dans l’armée allemande, déserteurs, qui avaient créé un maquis dans les Sudètes.
Qui les avait prévenus de l’existence de notre camp ? La rumeur – encore la rumeur – a dit qu’une de nos sentinelles l’avait fait. J’ai choisi de le croire, sur le moment, pour pouvoir respecter un soldat allemand.
Mais ils étaient là, ils ont tué le dernier garde, ils ont ouvert nos portes, et ils ont crié : « Vous êtes libres ! » C’était le 5 mai 1945.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 289, 1er trimestre 1995.