Le génocide des Juifs, un fait identifié en 1945
Introduction
L’article « Arabes et Juifs », paru anonymement pour la première fois le 28 septembre 1945 dans L’Époque1, est tiré du n° 8 du « Bulletin de Liaison et d’Information » publié par le bureau 25 de l’état-major de la 1re division motorisée d’infanterie (1re DMI), nom officiel de la 1re division française libre (1re DFL), le 4 octobre 1945, aux pages 8 et 9.
Si le néologisme « génocide » (un an après la publication aux États-Unis d’Axis Rule in Occupied Europe de Raphael Lemkin, l’inventeur de ce concept, mais trois ans avant sa définition officielle par l’ONU) n’est pas employé, le texte montre qu’à l’été 1945, l’opinion publique française était sensibilisée à la spécificité du massacre des juifs, parmi l’ensemble des victimes du régime nazi, et que celui-ci est déjà assez précisément quantifié. Le chiffre fourni par Chaïm Weizmann – 5 700 000 – reprend les évaluations publiées par l’Institute of Jewish Affairs2 en juin 1945 dans son rapport « Statistics on Jewish Casualties During Axis Domination ». Ce document est conservé au Harry S. Truman Presidential Library and Museum.
Document
Bulletin de Liaison et d’Information de la 1re DMI, état-major, bureau 25, n° 8, 4 octobre 1945, pp. 8-9.
Arabes et Juifs
Au premier plan des difficultés contre lesquelles se débat le cabinet travailliste, il faut placer le problème palestinien. Par ses incidences politiques, religieuses, morales et économiques, ce problème se situe au centre de la crise qui ébranle le Proche et le Moyen-Orient. Il la déborde en ce sens qu’il est l’aspect localisé d’un drame mondial : le sort du peuple juif.
Le 2 novembre 1917, Lord Balfour, secrétaire d’État britannique pour les Affaires étrangères, écrivit à Lord Rothschild que le « gouvernement de Sa Majesté envisageait favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif… étant clairement entendu que rien ne serait fait qui pût porter atteinte, soit aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, soit aux droits et statuts politiques dont les Juifs jouissent dans tout autre pays ».
Cette lettre peut servir d’épigraphe à toute l’histoire de la question palestinienne depuis septembre 1923, date à laquelle entra en vigueur le mandat attribue à l’Angleterre par la Société des nations.
Trois facteurs développèrent le courant d’immigration : la situation de plus en plus difficile des Juifs en Europe orientale et centrale ; l’action de la solidarité juive internationale ; l’idéal sioniste, fait d’abnégation et d’enthousiasme, qui porta les « jeunes » à aller affronter joyeusement la malaria, la sécheresse, les sauterelles – les « plaies d’Égypte ».
La population juive de Palestine monta en flèche. De 8.000 âmes au début du dix-neuvième siècle, elle était passée à 20.000 en 1880, à 60.000 en 1919. Elle est de 88.000 âmes en 1922, de 154.000 en 1926.
Mais à partir de 1926, en raison du chômage, l’Angleterre restreint les permis d’immigration. Puis la tension politique internationale l’amène à réviser ses positions dans le Proche-Orient et à s’assurer le loyalisme des pays arabes. Le « Livre blanc » de mai 1939 ferme la Palestine aux immigrants.
Le drame, c’est qu’au moment même où l’Angleterre est obligée, pour sa sécurité, de resserrer ses liens avec le monde arabe, le peuple juif se trouve, en Europe, exposé à un déchaînement de persécutions sans précédent. C’est alors que cet asile lui eût été le plus nécessaire qu’il s’en vit interdire l’accès. On connaît la lamentable odyssée de ces bateaux chargés de Juifs fugitifs qui ne purent atteindre la Terre Promise et errèrent en mer avant de sombrer.
La guerre introduisit dans le problème palestinien deux données nouvelles. D’abord la création de la Ligue arabe, qui allait s’attacher à la défense de la souveraineté arabe en Palestine. Ensuite le développement d’un « activisme » souterrain dans ce pays. Les Sionistes se divisaient naguère en deux groupes : l’un qui réclamait un État exclusivement juif ; l’autre qui ne cherchait que la création d’un foyer symbolique, par voie d’entente avec les Arabes. La situation faite aux Juifs d’Europe développa naturellement la première tendance. La Haganah (Défense)3, association datant de la domination ottomane, donna naissance à des formations extrémistes (l’organisation militaire nationale et les Combattants pour la liberté d’Israël). Ses membres prirent part aux opérations des forces britanniques.
Mais aujourd’hui le gouvernement anglais s’inquiète de ces mouvements. À peine revenu de Londres, lord Gort4, haut-commissaire en Palestine, a édicté un ensemble de mesures sur le port illégal des armes, la propagande subversive, etc.
Les travaillistes avaient critiqué le « Livre blanc » lors de sa publication5. Il est logique qu’on le leur rappelle aujourd’hui. C’est ce qu’a fait le Congrès Juif Mondial, au nom des 5.700.000 Juifs victimes de la barbarie nazie ou fasciste. Son président, le Dr. Weitzmann6, a souligné qu’après l’abrogation des lois de Nuremberg, la Palestine sous mandat britannique était le seul pays du monde civilisé où les Juifs fussent l’objet d’une discrimination.
Mais le monde arabe est, de son côté, en pleine effervescence. Les pays arabes n’approuvent la Charte des Nations Unies7 que sous réserve de la résiliation du mandat britannique en Palestine. Le Premier ministre d’Irak8 parcourt les capitales du Proche-Orient en vue de ménager une conférence des chefs d’États arabes sur la question juive. L’ex-premier égyptien Nahas Pacha9 a rappelé le protocole des nations arabes signé en octobre 1944 à Alexandrie pour exiger l’intégrité de la souveraineté arabe sur la Palestine. Le roi Farouk10 et le roi Ibn Seoud11 échangent leurs vues – qui sont concordantes – sur cette question. Enfin le secrétaire général de la Ligue arabe, Abd el Raman Assan bey12, vient d’arriver à Londres. Il dénonce les préparatifs militaires dont la Palestine est le théâtre et déclare que la Ligue s’opposera à tout développement de l’immigration juive dans ce pays.
À ces embarras est venue s’ajouter l’intervention américaine. À l’issue de la conférence de Mackinac Island13, les gouverneurs de trente-huit États américains ont demandé au Président Truman de réclamer l’ouverture immédiate de la Palestine à l’immigration. Le Président a cherché à concilier les deux thèses, arabe et juive, en proposant l’admission de cent mille Juifs européens ; après quoi l’immigration serait de nouveau. Il n’a réussi qu’à dresser contre lui Juifs et Arabes, dont les organes s’expriment à son endroit en termes d’une violence significative.
Et la situation est d’autant plus grave que la population juive de l’Est européen ne se sent pas autrement rassurée sur son avenir : une bagarre vient d’éclater à Tel-Aviv à la suite d’informations relatant des pogroms qui auraient eu lieu en Pologne.
On prête au gouvernement travailliste l’intention de saisir de la question le Conseil des Nations Unies. Ainsi le problème juif recevrait une solution internationale qui répondrait à son caractère spécifique. La lourde responsabilité que ce problème fait peser sur l’Angleterre serait ainsi supportée solidairement par toutes les nations. Mais le règlement n’en serait pas, pour autant, simplifié. L’Époque du 28 septembre 1945.
Notes
1) Journal de droite fondé par Henri de Kérillis (1889-1958) le 9 juin 1937 et sabordé le 10 juin 1940. Il reparaît au printemps 1945 et tire à 123 400 exemplaires.
2) L’Institut des Affaires juives, fondé à New York le 1er février 1941 sous l’égide du Congrès juif mondial et du Congrès juif américain, dans le but d’enquêter sur la vie des Juifs durant les vingt-cinq années précédentes et d’esquisser des suggestions pouvant servir de base à la défense des intérêts juifs dans le règlement de l’après-guerre.
3) Force d’autodéfense du « Yichouv », l’implantation juive en Terre d’Israël, fondée en 1920 par le parti travailliste sioniste « A’hdouth Ha’avodah » (Unité travailliste) et financée par la « Histadrout » (l’Association générale des travailleurs de la Terre d’Israël).
4) Le Field Marshal John Vereker, 6e vicomte Gort (1886-1946), commandant en chef de la British Expeditionary Force en France (1939-1940), haut-commissaire en Palestine et en Transjordanie et commandant en chef en Palestine (août 1944-novembre 1945).
5) Le « Livre blanc » est une prise de position officielle du gouvernement britannique sur des problèmes politiques. Trois livres blancs ont été publiés sur la Palestine, portant le nom du ministre des colonies en poste lors de sa promulgation : le « Livre blanc de Churchill » (1922), le « Livre blanc de Passfiled » (1930) et le « Livre blanc de MacDonald » (1939). Ce dernier prévoit un État unique de Palestine dans les dix ans, limite à soixante-quinze mille le nombre de Juifs pouvant immigrer en Palestine durant les cinq premières années, interdisant ensuite toute immigration sans l’accord des Arabes, et apporte de sévères restrictions à la possibilité de ventes de terres aux Juifs. Il constitue la base de la politique britannique au Moyen-Orient jusqu’en 1947.
6) Chaïm Weizmann (1874-1952), chimiste britannique, président de l’Organisation sioniste mondiale (1921-1931 et 1935-1946), puis premier président de l’État d’Israël (1949-1952).
7) Adoptée au terme de la conférence de San Francisco, le 26 juin 1945 et signée par cinquante nations unies, avant sa ratification définitive, le 24 octobre 1945.
8) Hamdi al-Pachadi (1886-1948), premier ministre d’Irak (1944-1946).
9) Moustapha el-Nahhas Pacha (1879-1965) premier ministre égyptien (1928, 1930, 1936-1937, 1942-1944 et 1950-1952).
10) Farouk (1920-1965), roi d’Égypte (1936-1952).
11) Abdelaziz ben Abderrahmane al Souad, dit Ibn Seoud (1880-1953), roi du Hedjaz et du Nedj (1926-1932) puis d’Arabie Saoudite (1932-1953).
12) Abdul Rahman Hassan Azzam (1893-1976), premier secrétaire général de la Ligue arabe (1945-1952).
13) Localité de l’île Mackinac, dans l’État du Michigan, aux États-Unis.