Le génie à Monte Cassino

Le génie à Monte Cassino

Le génie à Monte Cassino

Récit du sous-lieutenant Gilles Maurice

Franchissement du Garigliano

L’action du génie de la 1re DFL avant l’offensive du 11 mai 1944.

Dès le 21 avril 1944, notre bataillon prend à charge l’entretien des pistes et routes déjà existantes, dans le secteur qui lui est dévolu, savoir :

– La quasi-totalité du réseau routier sis au nord de la route Mouflon (reliant le pont du Tigre à San Clemente), cette route comprise.

– Un effort particulier est demandé au bataillon pour entretenir et améliorer la route Gazelle longeant le Garigliano en sa rive gauche, permettant de joindre la route Mouflon à San Nicola (voir croquis n° 2).

– Du réseau routier existant au 21 avril 1944. Des ponts existants. Des risques de mines. Les sapeurs du CEF, fort nombreux, avaient, depuis leur arrivée dans le secteur, fortement augmenté le réseau pistes et routes à eux laissé par le 10e corps britannique, plus particulièrement par la 4e division britannique. Plus de 6 000 sapeurs, avec notre 1er bataillon du génie, se trouvaient engagés et prêts à l’action du CEF.

– Le réseau routier comporte essentiellement :

* deux pénétrantes (Mouflon – Cabri) – deux rocades (une AV, une AR) – deux pistes muletières.

* Les ponts (Tigre – Léopard – Jaguar – Lion – Ours), ouvrages flottants de portance 9 à 30 t. ossature Bailey (pour Léopard et Jaguar).

Ces ponts étaient à courte vue des observatoires ennemis et devaient être en permanence couverts par une émission de fumée (pont Tigre) ou par un camouflage artificiel (pont Léopard). Ils étaient très souvent soumis aux tirs de l’artillerie allemande. Il y avait, en outre, des mines flottantes, lâchées en avant par les Allemands à partir du 6 avril 1944, pour tenter de détruire les ouvrages susvisés.

Ces mines étaient totalement ignorées, en leur fonctionnement, par les sapeurs du CEF et nos Alliés. Il y avait aussi le danger permanent d’une éventuelle rupture du barrage de San Giovanni (sis sur le cours moyen du Liri), laquelle rupture, si elle se produisait, pouvait provoquer une montée générale des eaux du Garigliano, et donc gêner fortement l’utilisation rationnelle des ponts existants. (Il est à noter que le barrage de San Giovanni n’avait pas été détruit par les Alliés au cours des attaques de février à mars 1944.)

Attaque du 11 mai 1944

Action du génie 1re DFL

La 3e section de la 1re compagnie du génie, commandée par le sous-lieutenant Gilles Maurice, avait reconnu dans les nuits des 6 et 7 avril 1944 les caractéristiques du fleuve Garigliano et savait très exactement :

1) la nature des berges (légèrement escarpées, friables, faciles au travail bulldozer) ;

2) La profondeur du fleuve, 1,60 mètres à 3 mètres des rives, 1,80 mètres maxi au centre ;

3) la largeur au droit de l’axe projeté, savoir 57,80 mètres ;

4) la vitesse moyenne du courant, légèrement inférieure à 2 mètres par seconde.

Nantis de ces précisions, nous pouvions donc œuvrer au mieux dans les délais les plus rapides.

Le capitaine commandant ma compagnie (capitaine R.), m’avait demandé d’œuvrer exclusivement avec ma section (la 3e) à la construction proprement dite du pont M2, les deux autres sections ayant à charge d’approvisionner les bateaux et éléments de circulation, et le cas échéant de fournir un appui technique.

Il fut donc demandé au lieutenant Arnaud, commandant la 2e compagnie, de rechercher trois volontaires pour tendre le câble reliant les deux rives du Garigliano afin que les bateaux constituant le pont y soient ancrés. Deux volontaires de la 2e compagnie, 2e section, se présentèrent, le caporal Marcel Nallier et le caporal Jean Mansart, le 3e fut désigné pour guider la barque, il s’agissait d’un Syrien, le sergent-chef Ben Baous. Un 1/2 bateau fut mis à disposition vers 17 heures. À l’avant, la cinquenelle (câble d’acier), qu’il fallait dérouler dans le fleuve, opération délicate qui risquait à chaque instant de déséquilibrer et faire tomber à l’eau le caporal Nallier, debout à l’avant, suite aux coups de rame, car il fallait traverser presque perpendiculairement le fleuve ; le caporal Mansart assurait la protection au FM, le sergent-chef Ben Baous guidait le bateau, le tout sous le feu des Allemands. L’opération fut menée assez rapidement et lorsque le caporal Nallier prit pied sur la rive allemande, afin d’enrouler le câble après un bouquet de trois arbres, il fut pris à partie par trois Allemands ; le mitrailleur était un gars de Metz et il ne faisait pas de cadeaux. Ce fut seulement après avoir terminé l’ancrage du câble que le caporal Nallier se rendit compte de la situation et se mit à plat ventre. Le 1/2 bateau fit demi-tour, puis deux autres sapeurs furent envoyés en renfort près de Nallier.

Il était alors, en cette fin d’après-midi, 17 h 30.

Le sol était sec et la poussière des pistes avoisinantes s’élevait en nuages denses au passage des véhicules, ce qui ne pouvait que signaler aux guetteurs ennemis notre particulière activité en ce secteur.

Il était convenu que les matériels du pont M2 ne seraient acheminés vers le fleuve qu’à la nuit tombante. Tout était donc « paré » pour un début d’opération à 20 h 10, le pont M2 devant être construit à « l’avancement » (c’est-à-dire bateau après bateau) et la durée de mise en œuvre avait été estimée à une heure quarante, soit achèvement à 21 h 50 (horaires acceptés par l’état-major de notre division).

C’est alors que je note avec stupeur que le bulldozer (R4) a tracé sur notre rive de départ le chemin d’accès de la piste Gazelle à l’axe du futur pont M2 ! Il y a ainsi 150 à 160 mètres dénudés, aplanis, correctement exécutés. Ces 150 à 160 mètres ont-ils été repérés ? Si oui, le point de départ du futur pont M2 est dûment connu de l’ennemi. Que se passera-t-il à l’heure H (20 h 10) ? On pouvait imaginer sans peine les conséquences d’une telle bévue.

L’heure approche. 20 h 10… On y va.

Les premiers bateaux commencent à se mouvoir, quand, subitement un long faisceau lumineux rougeâtre, s’éclaire face à nous, venant de la rive ennemie. Ce faisceau hésite un instant, à gauche, à droite, trop court, trop long… puis, tel l’œil de Caïn, s’immobilise très exactement dans l’axe du futur pont. Plus de doute, nous allons connaître l’enfer des mortiers et des obus. Il va donc falloir construire sous le feu ennemi. Je décide alors de renoncer à la construction du pont « par avancement » et de procéder à l’étalement maximum des bateaux sur la rive gauche en construisant des portières de deux bateaux qui se mettront en place, les unes après les autres, après leur accrochage à la cinquenelle (le câble d’acier tendu en travers du fleuve), Après cet accrochage, chaque portière pourra ainsi se laisser glisser dans l’axe du pont projeté, puis nous procéderons à la jonction des portières dans l’axe, par nos sapeurs évoluant dans le fleuve.

Déjà, les premiers obus de mortiers frappent notre rive, mais les sapeurs œuvrent sans arrêt. Ma section est entièrement entrée dans l’eau et procède à l’assemblage des bateaux. Pas un bruit, pas une plainte, l’eau est déjà froide. On continue, les mortiers pleuvent de plus en plus, mais leurs éclats sont amortis par les eaux du Garigliano, nous n’avons aucun coup au but (homme ou matériel) : « la baraka » est avec nous. L’équipe d’ancrage de la cinquenelle est, elle aussi, stoïque et tient bon. Merci à elle.

La passerelle du « Garigliano » auprès duquel tant des nôtres sont tombés. Quel travail… (RFL)

Par trois fois, le faisceau lumineux se manifeste encore, fouillant le chantier axial en pure perte, puisque nous assemblons nos portières en amont ! Enfin nos armes interviennent et mettent un terme définitif au faisceau et aux mortiers. Il est 21 h 15, tout est prêt pour « ancrer à la cinquenelle ». Le pont se construit peu à peu, les sapeurs crient enfin leur joie, nos musulmans louent Allah de les avoir épargnés en cette nuit de pontage.

Pas un blessé, pas une seule perte de matériel. Dieu soit loué !

Soudain, la dernière portière touche à la rive droite. Le pont est terminé.

Il est 21 h 58 très exactement… 8 minutes de retard !

Furtivement, quelqu’un s’approche de moi, c’est le général Brosset accompagné de l’ami Jean-Pierre Aumont, son officier d’ordonnance. Je rectifie la position et serre très fort la main du général. Bravo et merci, me dit-il.

Notre première mission du génie venait de s’achever dans cette nuit du 11 mai 1944 et nous avions réussi. Pont livré à 21 h 58 au lieu de 21 h 50.

Le sous-lieutenant Gilles Maurice – 3e section de la 1er compagnie du Génie – 1er bataillon du Génie 1re DFL – opérait un bulldozer. Inutile de dire que nous faisions en sorte de nous attarder le moins possible en ces lieux. Je partais avec un mélange de crainte et d’admiration pour celui qui tenait les commandes et que nous laissions derrière nous à la merci des tirs systématiques de l’artillerie allemande qui, par la suite, ponctuaient généralement son travail.

Ce modeste combattant était Jean Luciani, que le général Brosset lui-même tenait en haute estime.

Attestation

Gilles Maurice, ancien du génie, a tenu à apporter le témoignage suivant sur la conduite particulièrement courageuse de Marcel Nattier lors du passage du Garigliano.

– « Je soussigné, Gilles Maurice, chef de bataillon honoraire du génie, officier de la Légion d’honneur :

– Sous-lieutenant, chef de la 3e section, 1re compagnie du génie, du 1er bataillon du génie, 1re Division Française Libre, lors des opérations de franchissement du Garigliano le 11 mai 1944.

– Chargé particulièrement de la construction du pont léger RAFT-INFANTRY, dit type M2 (Force Portante de 7 T 5) et de la coordination des éléments du 1er bataillon du génie, nécessaires audit lancement.

– Certifie que le caporal Nallier Marcel, de la section du génie du lieutenant Arnaud (mort au champ d’honneur le 27 janvier 1945, dans les bois d’Eisenheim) lors du lancement d’un pont Bailey sur la Blind, était et faisait partie volontairement de l’équipe chargée – avant la construction du pont léger – de tendre, entre les deux rives du Garigliano, la cinquenelle (câble d’acier) nécessaire à l’ancrage de chacun des bateaux M2, constituant le pont léger RAFT-INFANTRY.

– Le lancement du pont permit dès 22 h 30 le 11 mai 1944 – aux premiers éléments motorisés légers de notre 1re DFL d’atteindre la rive droite du Garigliano.

– Le général Brosset venait, dès 23 heures, assister au passage et félicitait les sapeurs de leur travail.

– La conduite et le volontariat du caporal Nallier Marcel étaient et sont un exemple pour les sapeurs. »

Fait à Montpellier le 4 décembre 1988 pour servir et valoir ce que de droit.

Le chef de bataillon honoraire Gilles Maurice
Président départemental de l’Amicale des anciens de la 1re DFL

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 285, 1er trimestre 1994.