Le double sacrifice de Jean Moulin, « notre Max »
Premier combat
Juin 1940
C’est au début de juin 1940 que commença la vie de résistant de Jean Moulin.
Il était alors jeune préfet de Chartres et connut, lors de l’invasion, la charge écrasante d’une totale responsabilité.
Qui de nous pourrait, après l’avoir vécu, oublier cet exode ? Routes encombrées de convois civils et militaires entremêlés, – longue file des errants bombardés, mitraillés, harassés et perdus ; perpétuellement stoppés dans leur fuite navrante devant l’envahisseur.
Dans les villes, c’était une véritable débandade, les magasins se fermaient, des maisons, des dépôts, des stocks étaient pillés ; seule la peur régnait…
Telle était la situation dans cette noble cité de Chartres, où, ravagé mais conscient de ses responsabilités de chef, un homme de grand cœur entreprit de s’attaquer à la panique, et de combattre la misère et la mort : Jean Moulin, préfet de Chartres.
Dans la ville désertée, toutes les boulangeries sont closes, il faut pourtant nourrir ceux qui demeurent, les réfugiés qui affluent en désordre… Les habitants voient alors leur préfet s’atteler à la tâche, trouver des camions, découvrir et amener de la farine, faire ouvrir les boutiques closes et confier à des boulangers improvisés le soin de préparer et de cuire le pain quotidien qui sera ensuite distribué à tous selon les besoins urgents.
Des jours, des nuits durant, il demeure à sa tâche, sans répit, nourrissant, réconfortant ses administrés, préparant des logements et des vivres pour les réfugiés, organisant la lutte, visitant les abris, ressuscitant l’espoir…
C’est à ce poste de commandement que le trouva l’ennemi. – Jean Moulin s’était révélé lui-même à sa juste mesure durant l’épreuve. Le respect et la gratitude de la population était tels que l’Allemand n’osa, tout d’abord, parler en maître.
Mais les choses changèrent bientôt. Aux soldats succédèrent les policiers, Siecherdienst – Abwehr – Gestapo ?… Ils ne tardèrent point à se manifester.
Les ravages de la guerre avaient été cruels en Eure-et-Loir. L’aviation allemande avait bombardé et mitraillé les réfugiés fuyant sur les routes et les civils sans défense. Aussi la parade de chevaleresque « Korrection » dont Hitler voulait alors auréoler le soldat allemand avait-elle quelques difficultés à s’établir. Il fallait aviser.
Cauteleusement, Jean Moulin se vit un jour présenter à la signature un document relatant et condamnant de soi-disant excès et cruautés accomplis par des troupes de couleur, formations régulières de l’armée française.
Pas un instant, le préfet de Chartres n’admit ni la véracité de ce rapport, ni la possibilité d’en avaliser la conclusion, fut-ce même sous le prétexte d’une concession nécessaire au vainqueur tout-puissant.
Jean Moulin n’est pas un virtuose du double jeu, acrobate des glissements opportuns. Pour lui, comme pour les élites qui le suivirent, la réalité de certaines valeurs morales, dégagées des affaiblissantes routines, ne se discutait pas. Ici était le bien, et là était le crime. Rien ne pouvait permettre de camoufler l’un au profit de l’autre.
Polie à son début, bien vite âpre et serrée, la discussion ne tarda point à s’envenimer. Gardé à vue, privé de sommeil et d’aliments, menacé, le préfet de Chartres connut alors la gamme nuancée de toutes les pressions et de tous les chantages. La fermeté de son attitude cependant déconcertait les tourmenteurs. Furieux, ils entreprirent alors de vaincre, par la douleur et par l’horreur, cet esprit indocile : coups et violences, ils inaugurèrent la méthode qui devait par la suite, révéler au monde le honteux raffinement de leur sauvagerie.
Un soir, sanglant, meurtri, lié, le préfet de Chartres fut jeté comme un colis dans une voiture qui se mit à rouler sur les chemins défoncés. À quelques kilomètres de la ville, elle s’arrêta devant une pauvre maison partiellement détruite. Sur ses jambes douloureuses, Jean Moulin flageole, il a sommeil, il a faim, il n’en peut plus… On le bourre, on le redresse sans un mot, on le projette dans un réduit, une resserre, sorte de cave obscure où, tout d’abord, il ne discerne rien… Instinctivement pour ne pas choir, ses bras se referment sur quelque chose… quelque chose de mou, de gluant, d’informe. Un affreux sursaut l’en éloigne, car à mesure que ses yeux s’accommodent à ce crépuscule, Jean Moulin s’aperçoit que c’est un tronc humain, un tronc de femme tout sanglant qu’il étreint ainsi, et qu’il est enfermé, avec bien d’autres funèbres débris : morceaux déchiquetés de victimes rassemblées dans un but que son cerveau, malgré tout lucide, ne tarde plus à découvrir.
Ces débris ont été ainsi présentés pour amener le préfet d’Eure-et-Loir à admettre l’hypothèse de crimes sadiques accomplis par des soldats pillards en déroute… Il comprend la machination. Héroïquement, il entreprend d’en démonter le mécanisme, et se livre à une enquête, à l’examen méthodique des pauvres restes ensanglantés.
Seul, dans cette atroce promiscuité, il n’est pas long à découvrir la preuve nécessaire pour réfuter les mensonges ennemis. Les restes exposés sont ceux de malheureux ayant succombé à des bombardements aériens, des traces demeurent, précises. Dans la pensée de Jean Moulin, déjà le rapport s’établit, la conclusion en découle, nette, indiscutable.
Et c’est cette même conclusion qu’il jette comme défi aux tourmenteurs stupéfaits lorsqu’ils viendront le délivrer, ayant en mains le libellé de leur version mensongère, persuadés que leur victime affaiblie le signera, n’ayant pu résister aux effets de leur macabre mise en scène. Lié et brutalisé à nouveau, Jean Moulin est alors rejeté dans la voilure qui va l’emmener… en prison.
Les criminels déconcertés, se voient en effet obligés de préparer un nouvel assaut. Auparavant, ils conduiront le préfet de Chartres dans une chambre de sûreté où il sera enfermé avec un malheureux noir et sans que, bien entendu, on ait songé une minute à le nourrir ou à lui permettre d’étancher sa soif.
Des recommandations véhémentes seront faites au geôlier. Il s’agit, lui dit-on d’un otage d’une extrême importance. Le plus important qui se puisse être…
Bénie soit cette consigne ! Elle ne visait pourtant qu’à prolonger, qu’à permettre le renouvellement des cruautés immondes… Elle nous a cependant, par son effet sur l’esprit du gardien, momentanément conservé celui qui, pour tous demeure Max, notre Max.
Le premier sacrifice volontaire
Malgré les sévices subis et l’épuisement qui en résulte, Jean Moulin demeure pensant et raisonnant dans la sinistre geôle.
Il ne se fait aucune illusion. Il sait que les bourreaux s’acharneront. Pour lui-même, il sait que la torture n’aura pas raison de son vouloir et que ce n’est point ainsi qu’on lui extorquera une torture. Mais les misérables ne vont-ils pas prendre des otages, tourmenter et assassiner peut-être ceux qui eurent confiance en lui, ces habitants qu’ont maintenus, guidés, défendus ? Ils sont capables de tout.
Or, Jean Moulin est de trop haute lignée pour ignorer que la plus excusable des compromissions accordée à la plus légitime des pitiés, porte toujours en elle un ferment corrupteur qui génère le néant. Il a pesé et décidé. Il n’avalisera pas ce document infamant pour l’armée française, il n’assistera pas non plus au martyre de ses administrés. Il y a une solution, une seule : disparaître. Jean Moulin, préfet de Chartres, doit se tuer. Il ne reste qu’à trouver le moyen d’exécution, à l’employer… Immédiatement.
Dans la cellule où il était enfermé se trouve nous l’avons dit, un noir, ivre-mort ; l’une des bouteilles qui avait contribué à ce résultat s’est brisée sur le carrelage de la pièce. Au bout d’un instant, Jean Moulin découvrit un gros morceau de verre tranchant, il le prit, s’étendit sur sa couchette. Il tenait l’instrument de sa libération
Comment exprimer ce qu’il fallut à cet homme non seulement de courage physique, d’héroïsme, et le plus pur, pour arriver ainsi, simplement, sans un mot, sans une plainte, à se trancher la gorge dans cette prison, à attendre que gicle son sang, que se perde sa conscience, sans qu’une seule minute ne fléchisse sa volonté, sans que son instinct ne se révolte, et sans que son âme ne défaille en pensant à ces tendresses exceptionnelles qu’il possédait et qu’il condamnait avec courage aux plus déchirants des renoncements. C’était le soir du 17 juin 1940.
Le lendemain matin, à l’aube de ce 18 juin 1940 devait apporter à la France son premier souffle d’espérance, le gardien entra dans la cellule… Jean Moulin râlait… Affolé à la pensée qu’il pourrait être fusillé pour avoir laissé s’évader définitivement cet otage unique, le gardien n’hésita pas à faire appeler aussitôt un médecin qui accourut, ligatura et pansa le héros… L’hôpital abrita rapidement son corps exsangue…
Le blessé put enfin donner raison la raison de son acte, les commentaires fusèrent, la révolte gronda… C’était un mauvais coup manqué. On ne pourrait plus torturer le préfet d’Eure-et-Loir en petit comité. L’opinion publique alertée veillerait.
Hitler avait en ce temps ordonné la « Korrection » qui devait ouvrir la voie à une fructueuse « Kollaboration » à sens unique. Il n’y avait donc qu’à s’excuser, qu’à arguer d’un malentendu et à regretter cette impulsivité excessive d’un Français qui aurait pu être la cause d’un irréparable malheur ! Les policiers disparurent et Jean Moulin recousu, un foulard dissimulant le pansement qui protégeait son cou ouvert, reparut en cette préfecture où la complète gratitude de ses compatriotes l’attendait avec l’expression de leur fervente admiration.
Intermède à la manière de Vichy-État
Il semble que l’histoire devrait s’arrêter là, et que tout gouvernement fût-il provisoire, tant soit peu soucieux du bien national, heureux de découvrir parmi ses fils et parmi ses cadres de tels héros, aurait dû se hâter de les appeler aux plus hautes responsabilités.
Comme nous sommes loin de compte !
Je sais qu’il est malheureusement de mode, présentement, de décrier la Résistance, et de trouver à la subtile politique de Vichy toutes sortes de justifications… Le gouvernement du Maréchal ? Mais il détestait l’ennemi. Sa seule raison d’agir était, d’une part, son désir de protéger des Français en interposant entre eux et le vainqueur le prestige d’une gloire passée, de l’autre, la volonté de rénover la pureté nationale du pays en le confiant aux directives de ses véritables élites.
Si cela eut été vrai, qui donc aurait mieux répondu aux conditions voulues pour l’entreprise de cette croisade, que Jean Moulin dont le gouvernement en question ne pouvait ignorer l’héroïsme ?
Que fit ce gouvernement ?… C’est fort simple… Purement et simplement il le destitua.
C’était au « temps de la honte », au temps où les amiraux sans navires quittaient les camps d’internement après avoir prêté serment de ne plus jamais combattre, pour occuper les postes des préfets… Beaux exemples, et bons pasteurs pour un peuple écrasé sous la botte de l’envahisseur.
C’était le 11 novembre 1940 que, pour sa gloire, Jean Moulin, le victorieux, fut ainsi éjecté par le gouvernement de la défaite.
Bien entendu, ce gouvernement ne se préoccupait nullement d’assurer le sort de ceux dont il enrichissait la gloire… La gloire seule. Congédié, Jean Moulin devait subsister avant de reprendre le combat.
Le rassembleur
Il partit pour Nice où, tout en ouvrant une galerie de peinture, dont le succès prouve la variété et la richesse des valeurs encloses en cette personnalité, il prépara très énergiquement son départ pour Londres.
Les contacts pris avec cette Résistance spontanée et morcelée qui se faisait alors jour en France, avaient révélé à Jean Moulin la nécessité d’une coordination de ces efforts trop isolés. Unifier la Résistance dans toutes ses formes : action politique, militaire et de renseignement, tel fut le grand plan que Jean Moulin voulait soumettre au général de Gaulle, et ce fut cette tâche, cette immense tâche que celui-ci lui confiera…
En fin 1940, au début de 1941, les liaisons sont rares et difficiles. Si dans la Résistance spontanément éclose sur le sol de France, presque tous les militants sont Gaullistes, nombreux sont ceux qui connaissent mal cette France Libre vers laquelle se tournent pourtant leurs espoirs. Jean Moulin comprend ainsi que la France doit être une, qu’il n’y a pas des Français de zone occupée, non occupée et des Français libres à Londres ou dans l’Empire, mais réellement une seule France qui mène combat pour la même victoire. Il sait qu’il faut une liaison constante avec celui qui incarne cette France, et que le messager lui assurera cette liaison devra revenir prendre sa part dans la tâche clandestine et réunir ainsi, dans sa pensée et dans sa chair, ces deux éléments de la patrie : combattant libre et Français clandestin.
Il part en promettant de revenir… Il reviendra.
Parachuté dans la nuit du 31 décembre, mandaté par le général de Gaulle, comme son représentant, son délégué pour la France métropolitaine, Jean Moulin, devenu « Régis » – Rex, puis enfin Max, atterrit fort mal… Projeté dans l’eau aux environs de Marseille, il luttera une partie de la nuit pour arriver à mettre à flot la légère embarcation caoutchoutée qu’il porte sur son dos, et qui, gonflée, lui permet enfin de se diriger et d’atterrir… Un peu plus tard, c’est dans la cuisine de Mademoiselle Bidault qu’il sort de ses vêtements encore tout humides l’ordre de mission du général de Gaulle que contemplent, émerveillés et bouleversés, les rares témoins de cette émouvante reprise de contact.
Armée secrète
Conseil national de la Résistance
Deux grandes réalisations vont désormais occuper principalement la débordante activité de « Max ».
1°) La prise de contact avec tous mouvements ou formations de Résistance, la mise en commun, la fusion de tous leurs groupes paramilitaires réunis sous le commandement d’un seul chef, désigné par le général de Gaulle : armée secrète.
2°) La création d’un conseil politique groupant les délégués de tous les principaux mouvements ou partis résistants, conseil qui deviendrait, en quelque sorte, l’organe représentatif du gouvernement du général de Gaulle : le conseil national de la Résistance.
Armée secrète
Dès les premiers mois de 1942, les grands mouvements de Résistance en zone Sud avaient admis le principe de l’armée secrète. Il restait à trouver, pour cette armée, un chef suffisamment indépendant pour être accepté par tous ; d’une valeur militaire et morale assez incontestables pour être aussitôt agréé par le général de Gaulle.
Par l’entremise du colonel Gastaldo (Galibier), de Peck « Battesti », puis de Frenay, le général Delestraint fut mis en rapport avec Jean Moulin. Celui-ci câbla aussitôt au général de Gaulle. La réponse ne se fit point attendre et par câble à Jean Moulin, en date du 4 août 1942, le général de Gaulle appelait son ancien chef du 507e régiment de chars, à Metz, le général Delestraint, à prendre le commandement de l’A.S. La première tâche de Max était accomplie. L’armée française métropolitaine renaissait.
Il ne se désintéressa jamais de cette première réalisation. Un commun voyage à Londres en février-mars 1943 le rapprocha encore du général Delestraint et leur parfaite entente, permit de surmonter des difficultés qui eussent été, autrement peut-être, insolubles.
Conseil national de la Résistance
Mais, dès la fin de 1942, et surtout dès le début de 1943, c’est à la seconde partie de sa tâche que Max consacrera le maximum de son activité. À Lyon, capitale provisoire de la Résistance, il est appuyé et doublé par Georges Bidault, qui se trouvait alors être, comme un autre des chefs de l’armée secrète, André Lassagne, professeur agrégé au lycée du Parc.
Un centre permanent est installé. Des employées militantes et dévouées y travaillent régulièrement. Il s’agit de mettre sur pied l’organisme qui coiffera en quelque sorte la Résistance et d’y faire entrer, aussi judicieusement que possible, les représentants des mouvements et ceux des partis politiques résistants.
Pour venir à bout de bien des difficultés que l’on imagine, Jean Moulin reçoit par un messager que lui annonce une lettre microfilmée, en date du 9 février 1943, des instructions personnelles du général de Gaulle qui, en élargissant ses pouvoirs, accroissent son autorité.
Voici le texte de cette lettre que nous devons à l’obligeance de Madame Van Dievort, née Hélène Vernay, de Trévoux (Ain) qui fût, un temps, la jeune et courageuse collaboratrice de « Max ».
Mon Cher Ami,
Le rapport que m’a fait parvenir le commandant Manuel, les entretiens que j’ai eus avec votre adjoint 29 et l’ensemble de mes informations confirment, s’il en était besoin, dans l’opinion votre immense tâche est en excellente voie.
Le même messager vous apportera des instructions qui élargissent vos pouvoirs et précisent mes intentions. Je suis sûr qu’une autorité accrue permettra de développer encore plus votre action, vous avez toute ma confiance. Nous approchons du but, voici l’heure des plus durs efforts.
Croyez, Mon Cher Ami, à mes sentiments les plus profondément dévoués.
Charles de Gaulle
Carlton Garden SW
Whitehall, le 9 février
« L’heure des plus durs efforts », l’heure suprême épreuve, elle n’allait pas tarder que pour celui que tant de militants vénéraient ne le connaissant que sous son pseudo « Max » ! le « Grand Patron » si courageux, si compréhensif et si humain portant.
Prélude au sacrifice
Le prélude de cette seconde passion se situe au début de juin 1943. A Paris, où il se rendait pour une coordination plus étendue des mouvements qui fusionnaient dans l’A.S., le général Delestraint devait également présenter comme son délégué permanent en zone Nord, son chef d’état-major, le colonel Gastaldo. Mais le mercredi 9 juin dans la matinée, le général Delestraint était arrêté au métro de la Muette, tandis que le colonel Gastaldo, « Galibier » », l’était, à son tour, à la station de la rue de la Pompe.
A Lyon, dès le lendemain, la fatale nouvelle était connue et consternait les chefs. Cette fois, c’était bien à la tête que l’ennemi avait frappé… Le chef de l’A.S., son chef du 21, bureau et chef d’état-major, arrêtés de telle façon que l’on ne pouvait douter que leur mission n’eût été connue de l’ennemi, et leur personnalité dévoilée, c’était un terrible coup pour la résistance.
« Max » le réalise. Il sait qu’il va devoir faire face à la dangereuse tâche de réunir les membres de l’état-major national de l’A.S., de pourvoir au remplacement, au moins provisoire mais immédiat, des malheureux éliminés. Il sent qu’il est menacé lui-même dans l’accomplissement de cette œuvre de salut.
Aussi, pour assurer dans une relative sécurité la préparation des mesures qui s’imposaient, « Max » demanda-t-il à une jeune secrétaire, Mlle Hélène Vernay, l’autorisation d’aller passer à Trévoux, chez ses parents, les vacances proches de la Pentecôte.
C’est là dans la paisible maison de M. Édouard Vernay, directeur d’école honoraire à Trévoux, 4, Montée des Tours, qu’après avoir loyalement exposé sa crainte de faire courir à ses hôtes des risques importants, Max passa quelques journées paisibles, les dernières sans doute, et qui devaient précéder de si peu, l’affreuse tragédie de Caluire.
« Max » arriva à Trévoux le samedi 12 juin 1943, veille de Pentecôte, avec Hélène Vernay, par le car qui fait le service de Lyon à Trévoux et qui était ce jour-là archibondé au point que « Max » avait dû prendre place sur l’impériale.
Sa chambre était préparée chez M. Vernay (pièce indépendante) et, précise celui-ci :
« Nous avons mis à sa disposition la salle à manger pour son travail et avons pris tous nos repas ensemble dans la cuisine. C’est dire que notre accueil a été extrêmement simple, mais, toutefois, très cordial, aussi notre hôte s’est senti bien vite très à l’aise ».
Dans ses conversations, « Max » savait détourner sa pensée des dangers du présent pour s’attacher à l’examen des problèmes du lendemain, posés à l’échelle du monde entier. Profondément certain de la nécessité d’une continuation de la mission spirituelle de la France, il recherchait, pour elle, les moyens de la poursuivre dans les temps à venir.
«Max » quitta Trévoux le mardi 15 juin avec Hélène Vernay. A la descente du « train bleu », un courrier les attendait qui leur annonçait d’assez mauvaises nouvelles ; « Max » demanda alors à Hélène Vernay de lui remettre un long rapport qu’elle avait tapé durant les vacances, et c’est ensuite qu’elle sut que le « Monsieur de la résistance » qu’avaient abrité ses parents n’était autre que « Max » le « Grand patron ». Pour lui, les heures cruciales allaient commencer.
Caluire
C’est à Caluire, en prolongement de la colline de la Croix-Rousse d’où l’on domine d’un côté le Rhône, de l’autre la Saône, qu’habite le docteur Dugoujon. La place Castellane (où le docteur a son domicile) est située du côté qui domine la Saône, très à pic. Les Monts du Lyonnais bordent l’horizon. Un jardinet clos de murs précède et entoure d’un côté la maison du docteur, surélevée de quelques marches. Au rez-de-chaussée en entrant, on trouve, à droite le cabinet de consultation, et à gauche, le petit salon d’attente. L’escalier partant du couloir qui sépare ces pièces, conduit au premier étage où la salle à manger se trouve juste au-dessus du cabinet du docteur… Abondamment ensoleillées, ces pièces forment un cadre parfait pour une vie paisible et laborieuse.
Depuis des années, une amitié, une affection fraternelle lient le docteur Dugoujon à André Lassagne, adjoint au 2e bureau de l’état-major national de l’A.S. et membre du comité directeur des M.U.R.
Le samedi 19 juin, vers 18 heures, Jean Moulin se trouvait réuni avec Aubry (Thomas-Avricourt), chef de cabinet du général Delestraint, Aubrac et Lassagne (1), tous deux récemment désignés comme inspecteur généraux de L’A.S., le premier pour la zone Nord, le second pour la zone Sud. Il fut décidé entre eux qu’une réunion élargie devrait avoir lieu presqu’immédiatement après leur entretien, afin de prendre les mesures qui s’imposaient après l’arrestation du général Delestraint et de son chef d’état-major.
Afin d’assurer à cette réunion le maximum de sécurité, il fut entendu d’un commun accord, qu’on n’utiliserait aucun des appartements précédemment employés. André Lassagne proposa alors à ses compagnons de découvrir et de fixer l’endroit convenable, ce qui fut entendu. Après réflexion et consultation de plusieurs autres amis, dont le domicile aurait pu également convenir, le choix d’André Lassagne se porta sur Caluire, et, vers 21 heures, le samedi soir, il reçut l’accord direct du docteur Dugoujon à ce sujet.
Le dimanche matin, Lassagne avisa lui-même Xavier (Lara) de ce choix, afin qu’il prévienne Jean Moulin et le colonel Lacaze. Jean Moulin ayant rendez-vous le lendemain avec Aubrac et le colonel Schwarzfeld les amena lui-même à Caluire.
Quant à Aubry, Lassagne le rencontra le lundi matin de ce fatal 21 juin, dans un rendez-vous préliminaire, place Croix-Paquet, à Lyon, rendez-vous où Aubry vint accompagné de René Hardy, dont la présence n’était point prévue. Sans donner aucun nom, ni donner aucun renseignement sur le lieu où ils allaient se rendre, Lassagne se contenta de dire aux deux hommes de prendre le funiculaire qui monte à la Croix-Rousse. Puis, les ayant retrouvés à l’arrivée de celui-ci, de leur indiquer le tram numéro 33, et, rejoignant enfin le tram en vélo, de leur indiquer l’endroit où ils devaient descendre.
A leur arrivée, place Castellane, ils montèrent au premier étage, dans la salle à manger. « Max » n’était pas encore arrivé… Ce ne fût que quelques moments plus tard que celui- ci entra avec ses compagnons… Puis, très vite, surgit alors la Gestapo qui arrêta et immobilisa brutalement tous les occupants de la villa.
Avec quelle émotion, en allant à Caluire, j’ai chaque fois recherché, dans ce même décor où ils subirent ce premier assaut, le début du long calvaire de ces braves… Ici, en haut, Lassagne, Aubry, le docteur Dugoujon furent maltraités, menottés, immobilisés, le visage au mur… « Max » était en bas encore, et dût aussitôt comprendre que, pour lui, tout était perdu… Sur le mur qui entoure la maison du docteur, une plaque seule rappelle désormais son sacrifice.
Second holocauste
À Montluc, à Lyon, où ils furent incarcérés, ce sera durant quelques jours l’habituelle alternance des « interrogatoires » à l’école de santé puis le retour en cellule, membres blessés, corps rompus par les coups et les brûlures. À entendre le récit de ceux de mes amis qui ont survécu à la torture, d’André Lassagne notamment, je me suis toujours demandé comment des hommes, fussent-ils les meilleurs, avaient pu, sans faiblir, endurer de pareils sévices.
Mais les Allemands savent l’importance des hommes qu’ils détiennent, et, séparément, les prisonniers sont emmenés à Paris, enchaînés comme des criminels. Une tentative pour faire, évader « Max » de Montluc n’a pas réussi. Seul, Aubrac devra la liberté et, sans doute la vie, au courage de sa femme qui n’hésita point à attaquer avec un corps franc la voiture cellulaire qui le transportait.
Paris !… Gastaldo est à Fresnes, André Lassagne aussi. Le général Delestraint a connu tour à tour la « Villa de Neuilly » et la prison de Fresnes. Quant à « Max », après son transfert, il n’a pas quitté Neuilly.
C’est à la villa dite « Boemelburg », 40, Boulevard Victor-Hugo, qu’il est incarcéré. Les Allemands n’ignorent plus le nom et l’importance du détenu… Jean Moulin, Régis, Rex, c’est « Max », « Max » le représentant du général de Gaulle, l’ennemi numéro un. Il faut qu’il parle, et, depuis Chartres, on sait, dans la police allemande, qu’il n’est pas aisé de dominer ce héros.
Après quelques interrogatoires inutiles, on remit le malheureux entre les mains des tortionnaires de la sinistre équipe Bonny-Laffon – ces Français d’origine – de la rue Lauriston qui acceptèrent la honte inexpiable de se faire bourreaux et criminels au service de l’ennemi.
Mais, contre un « Max » même enfermé, ligoté, impuissant, ces sombres voyous s’avèrent encore… insuffisants… Ils se relayeront avec les S.S. de l’équipe « Boemelburg » S.S. Sturbannführer, chef de la Section IV du S.D.
Les violences seront telles qu’elles provoquent de graves lésions internes… Le prisonnier est mourant.
Vers le 10 ou 12 juillet, on le présente sur une civière au général Delestraint et à André Lassagne, afin d’établir sans discussion qu’il s’agit bien du fameux, de l’unique « Max »…
« Il m’est impossible de reconnaître « Max » dans l’homme que vous me présentez », répond le général, devant le moribond méconnaissable étendu près de lui…
La dernière étape
Fin juin, début juillet 1943, Heinrich Meiners, fonctionnaire de la police criminelle allemande était affecté à la Section V Kriminalpolitzei de Paris où il avait déjà servi en 1942 avant d’être muté à Saint-Quentin.
Détaché comme interprète à la Section IV E (84, avenue Foch), section spécialement chargée des renseignements politiques pour toute la France, Heinrich Meiners est un policier de métier, qui, après avoir été blessé en Russie, ne doit son poste qu’à sa connaissance du français. Il peut établir que, dans l’exercice de ses fonctions en France, il a, dans la mesure de ses moyens, tenté de rendre service aux Français.
Or, dès les premiers jours où il fut affecté, comme interprète, à la section IV E (84, avenue Foch), il reçut l’ordre d’aller à Neuilly, 40, boulevard Victor-Hugo. Dans cette villa, qui servait de prison aux détenus de marque de la Gestapo, logeait le Sturmbannführer Boemelburg ; les caves et le premier étage étaient installés pour servir de cellules.
Heinrich Meiners, en attendant que le prisonnier qu’il devait escorter jusqu’à l’avenue Foch pour interrogatoire se prépare, regarda par hasard, dans une cellule du premier étage où une femme de service faisait le nettoyage, tandis qu’un gardien de la S.S. surveillait.
Dans cette cellule, meublée seulement d’un lit, d’une table, d’une armoire et d’une chaise, gisait un prisonnier qui impressionna considérablement le commissaire Meiners.
« Il était, dit-il, allongé, puis il s’est assis et je l’ai vu marcher une fois dans la chambre, mais en s’appuyant aux meubles et aux murs. Oppressé, il se tenait le ventre et les reins, donnant l’impression d’un homme très malade qui n’avait plus longtemps à vivre, ses yeux étaient fixes et par instants hagards. Son âge était difficile à déterminer car il avait littéralement « fondu » ; ses cheveux étaient grisonnants ».
Intrigué, Meiners demande alors au gardien qui était ce prisonnier :
– C’est, répond celui-ci, une haute personnalité française, un ancien préfet : « Jean Moulin ».
Quand Meiners eût regagné l’avenue Foch, il s’enquit auprès de ses collègues, afin de savoir qui était Jean Moulin.
Après s’être fait prié, l’un de ceux-ci lui indiqua cependant que Jean Moulin ayant été arrêté quelques semaines auparavant avec un de ses adjoints, on avait appris par l’enquête qu’il jouait un rôle de premier plan dans les mouvements de résistance et qu’il avait été à Londres pour opérer une union des différents groupes et mouvements. Il avait alors fondé un organisme qui « coiffait » tous les mouvements et devait les diriger.
Pas plus à Paris qu’à Lyon, Jean Moulin n’avait voulu parler au cours de ses interrogatoires, tandis que son adjoint, lui, aurait trahi. Jean Moulin aurait été alors frappé et maltraité avec violence par les membres du groupe français « Henri » de la rue Lauriston (Bonny-Laffon) et par les S.S. à la disposition de Boemelburg.
En réponse aux indications de son collègue, Heinrich Meiners lui fit alors remarquer, ainsi qu’à Misselwitz, que l’homme qu’il avait aperçu ne pouvait rester dans de semblables conditions car il n’avait certainement plus que quelques jours à vivre.
Cette révélation surprit les policiers qui témoignèrent d’une certaine inquiétude en appuyant sur l’importance du détenu, tant pour la poursuite de l’enquête, qu’en ce qui concernait sa haute fonction dans la résistance.
Misselwitz se rendit chez Kiefer qui convoqua Meiners. Ce dernier lui confirma son impression que Jean Moulin était mourant et suggéra qu’on le fasse transporter à l’hôpital. Mais Kiefer ne voulut pas et se contenta d’ordonner l’examen du détenu par un médecin S.S.
Meiners n’aurait pas connu le résultat de cet examen, si, quelques jours plus tard, un infirmier S.S. qui lui donnait des soins, ne lui avait dit qu’il devait s’absenter car il était chargé de convoyer Monsieur Jean Moulin à l’Hôpital de la police à Berlin.
Le malade était si faible qu’on devait le transporter en ambulance à la gare de l’Est, puis dans un compartiment spécial du train Paris-Berlin. Un policier devait également les accompagner.
Quelques jours plus tard, Misselwitz, au sortir d’une conférence chez Kiefer apprenait à Meiners la mort de Jean Moulin, survenue au cours de son transfert, un peu avant d’arriver à Francfort.
Confirmation de cette nouvelle devait être rapidement fournie par l’infirmier convoyeur.
Ce dernier rapporta que Jean Moulin était mort un peu avant Francfort ; le policier et lui-même avaient fait transporter le corps du malheureux au poste de police de la gare de Francfort.
Le hasard avait voulu que ce soit le père d’Heinrich Meiners, Johann Meiners, commissaire provisoire du Ier arrondissement de la direction de la sûreté à Francfort, qui fut, ce jour-là, un dimanche de l’été 1943, précisément de service.
Il avait reçu un appel téléphonique du poste de garde de la police des chemins de fer de la gare principale des voyageurs, l’informant qu’on venait d’y déposer un cadavre et se rendit dès réception de cet appel au poste de garde de la gare. Là, il ne trouva qu’un infirmier de la S.S. qui avait accompagné le défunt, mais on lui apprit qu’un autre accompagnateur s’était aussitôt rendu au bureau de la Gestapo.
Johann Meiners pratiquait l’examen du cadavre et se rendait compte que le défunt paraissait avoir cruellement souffert et se trouvait dans un état d’affreuse déchéance physique, lorsque l’accompagnateur revint de la Gestapo. Quelques instants plus tard, un coup de téléphone avertissait Johann Meiners, d’avoir, par ordre de la Gestapo, à ne rien entreprendre dans l’affaire en question qui serait du seul ressort de la police secrète.
Il n’est pas besoin d’ajouter que cet ordre fût aussitôt suivi et que Johann Meiners ne s’occupa jamais de savoir ce qu’il était advenu du corps du défunt… pas plus que l’infirmier accompagnant, qui avait pu cependant, lui aussi, se rendre compte à quel point son malheureux client avait été sauvagement torturé.
Nul n’aurait peut-être jamais connu ces détails si, la similitude du nom des Meiners ayant frappé l’infirmier, il ne s’était enquis de leur possible parenté, et celle-ci connue, n’avait promis au père de donner de ses nouvelles à son fils, dès son retour à Paris.
Le hasard voulut également que le fils ne soit pas dépouillé de toute sensibilité, et qu’il comprenne spontanément qu’il était de son devoir de fournir aux autorités françaises les précisions recueillies sur le sort si cruel de l’un des meilleurs fils de France.
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Ainsi « Max », notre « Grand patron », aura-t-il connu la suprême épreuve de se voir aux derniers instants de sa vie éloigné de cette terre de France qu’il aima plus que sa vie. Ainsi aura-t-il bu jusqu’à la lie le calice de la torture, de l’isolement et de l’exil…
Nombreux furent également ses frères en sacrifice qui consentirent à la patrie le suprême holocauste… Mais un seul, peut-être, et il convenait que ce soit leur animateur et leur chef à tous, connaîtra cette gloire effrayante de mourir volontairement deux fois dans l’horreur et dans le silence, afin que, par lui et pour lui, personne ne puisse être compromis ni sacrifié !
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« Max » ! notre trait d’union vivant entre de Gaulle, la France Libre, et les clandestins de la France enchaînée ! Puissions-nous nous retrouver toujours dignes de votre double holocauste ; et, l’évoquant en exemple, réclamer, à notre tour, de cœur et d’esprit, cette offrande de la France combattante tout entière rassemblée pour le salut de la patrie…
« Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui vous reste, ce que personne ne vous demande…
« »Ni la paix, ni la sécurité, mais l’inquiétude et la bagarre…
« Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui vous reste, donnez-le moi bien vite, car je n’aurais peut-être pas toujours le courage de vous le demander… »
Bourg, le 9 mars 1951.
Marcelle Appleton
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NOTE DE L’AUTEUR : Je tiens à préciser que ces quelques lignes ne concernent qu’un tragique « épisode » de la vie de Jean Moulin. En effet, le résumé, même condensé, de la vie résistante de « Max » demanderait une étude d’une tout autre importance. Elle ne pourrait sérieusement être présentée, sans avoir d’abord été construite sur les dépositions de ses principaux collaborateurs, sur les souvenirs de son admirable sœur, Mlle Laure Moulin, et sur le témoignage de celle qui partagea l’immense tâche, et les dangers de sa vie clandestine : Mme Antoine Sachs, son héroïque secrétaire.
M. A.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 37 et 40, avril et juillet-août 1951.
(1) André Lassagne, actuellement sénateur du Rhône, conseiller au Conseil de l’Europe.