Le carillon des Moustachis
« Or advint qu’ils se rencontrèrent ». ILS, c’est-à-dire les Free French et les Moustachis.
Les Free French étaient une peuplade guerrière qui s’était constituée fin juin 1940, autour d’un chef dénommé « le grand Charles » apparemment choisi « pour sa grande bravoure et pour sa haute taille », comme disait le père Hugo, et aussi parce qu’il savait exprimer avec force ce que beaucoup pensaient sans savoir le dire. C’étaient des gens d’esprit simple, voire enfantin, de mœurs frustes. Le « contrat Free French », d’autant plus valable que non écrit, se ramenait à ceci : se battre jusqu’à ce que Hitler, ses Germains pouilleux, et ses complices, aient été expulsés du vieux et noble sol français. Vu la date du contrat, il appert que l’intelligence et l’esprit pratique n’étaient pas leurs qualités dominantes.
Le Moustachi, c’était le militaire français qui se trouvait en Afrique du Nord. Autant le Free French était simple, autant le Moustachi était compliqué. Il se présentait sous forme d’un conglomérat de tribus, sous-tribus, fractions et tendances très différentes les unes des autres. Il y avait le bon bougre, qui n’y voyait pas malice et ne demandait qu’une chose, se bagarrer contre le boche – celui-là avait une déplorable propension à s’évaporer du circuit Moustachi pour rejoindre les Free French. Il y avait le pauvre bougre qui s’était battu – assez mal d’ailleurs – en 1941 contre les Britanniques et les Free French en Syrie. Celui-là était pourri de complexes étonnants et contradictoires. Il y avait l’autre pauvre bougre qui avait intelligemment combattu le débarquement américain en novembre 1942 et qui ne comprenait toujours pas. Et puis, ou en même temps, celui qui faisait sa prière matin et soir devant le portrait du maréchal. Et encore l’astucieux combinard qui tirait parti de toutes les occasions, et dont l’habileté était admirable ; les plus malins marquaient un point (un galon ou une étoile) par capitulation, quelque chose comme le jeu de l’oie revu et amélioré. Le fait est que le « Malin des Malins », dignité très considérée chez les Moustachis, était celui qui avait gagné un grade à la capitulation de Rethondes 1940, un à celle de Saint-Jean-d’Acre 1941, un à celle d’Alger et Rabat 1942. À dire vrai, c’était une belle performance. Les « extrêmement astucieux » réussirent encore à marquer un point lors des « accords » (si j’ose dire) Giraud-de Gaulle. Et puis il y avait encore les éternels ronds-de-cuir aussi amis de leur confort qu’ennemis de toute complication et de tout risque. Et combien de nuances pourries de complexes et de refoulements, sur lesquelles pâlirait Freud lui-même.
Les Moustachis s’étaient bravement battus en Tunisie après qu’ils eurent laborieusement résolu leurs cas de conscience. Ils étaient donc des victorieux, mais ils restaient tristes et moroses, soupçonneux et méfiants. Ils ne comprenaient absolument pas la plaisanterie.
Il est bon d’ajouter ici que les mêmes Moustachis et les mêmes Free French scellèrent par la suite un solide pacte d’amitié en Italie où une très belle page fut écrite à la gloire de l’armée française par les fameuses quatre divisions. Il est juste aussi de mentionner, qu’entre temps les Moustachis s’étaient vu infuser le sang nouveau des quelques 30.000 gaillards français qui avaient passé les Pyrénées après novembre 1942, qui avaient compris et firent comprendre aux autres. Du coup, les Moustachis en perdirent leur nom et récupérèrent un état civil normal. Au fait, pourquoi furent-ils ainsi dénommés ? Tout porte à croire que ce fut en raison des belles « bacantes » de leur chef, qui était un rude guerrier.
Tout ceci n’empêche que le premier contact entre le Free French, qui après deux ans de marches et contremarches dans le désert abordait un sol français, et le Moustachi, fut catastrophique. Le Moustachi voyait sa substance s’évaporer au profit du Free French, en vertu de ce principe simple que, puisqu’on voulait se battre contre Hitler, autant valait le faire avec ceux qui appliquaient la formule depuis 1940. Aussi le Moustachi, affolé de voir fondre ses effectifs, n’eut de cesse qu’il eut obtenu du commandement américain que les Free French fussent refoulés en Tripolitaine. Ainsi furent ces derniers mis en pénitence pour quelques mois autour de Sabratha.
Ce n’était pas un procédé convenable. Les Français libres n’en ont gardé aucune rancune au général Eisenhower et pas trop à Bob Murphy. Mais quand les vicissitudes de la politique les eurent ramenés en Tunisie, ils ne furent pas très cordiaux pour les Moustachis du cru, d’autant que ceux-ci, le Corps expéditionnaire d’Italie étant constitué, ne représentaient pas la crème de la corporation, étaient encore plus tristes et incompréhensifs que la moyenne.
C’est de ce second contact qu’est sortie la chanson qui suit. Elle vaut ce qu’elle vaut. Mais son refrain paraît bien être un chef-d’œuvre de rythme et de pertinence. Ses auteurs sont anonymes, beaucoup sont morts depuis au combat, en éclatante jeunesse.
I
Sept officiers à la croix de Lorraine
Voulant passer à Tunis la soirée
D’un restaurant se trouvant fort en peine
Au « Carillon » entrèrent pour dîner ;
On les reçut de façon fort amène,
Car les FREE FRENCH partout sont respectés ;
De « moustachis » la salle était fort pleine.
lls étaient jeunes, ils étaient gais : ils se mir’nt à chanter :
(Au refrain)
II
Ils ne chantèr’nt null’ chanson indécente,
Ils ne brisèr’nt ni plat ni mobilier,
Ils ne fir’nt null’ plaisanterie méchante,
Ils ne bur’nt pas plus qu’il n’est régulier ;
Ils’ne violèr’nt ni garçon ni servante
(Car c’étaient tous des gens fort bien él’vés)
Il n’était pas besoin qu’on s’impatiente.
Ils étaient jeun’s, ils étaient gais : ils ne fir’nt que chanter :
(Au refrain)
III
Mais un civil à min’ patibulaire
Que la Musiqu’ paraissait énerver
Envoya le gérant en émissaire
Leur dir’ : « Le général veut qu’vous cessiez !
« Le Carillon est un Cerc’ Militaire :
«Ce n’est pas un endroit pour chahuter. »
Ils répondir’nt, l’injure étant trop claire
« Quel général ? On connaît pas. On continue d’chanter » :
(Au refrain)
IV
Le petit vieux alors, sans que ça tarde,
Tout furibond vers eux s’est avancé ;
Il dit : « C’est moi le général MOLLARD’e ;
Vous êtes des voyous, disparaissez ».
Mais eux alors, en sentant la moutarde,
Sous cet affront qui leur montait au nez,
Lui répliquèr’nt : «Tais ta gueul’ : en t’emm…arde,
«Toi, Général ? On n’en sait rien. Fous l’camp ; tu nous fais ch…
(Au refrain)
V
Tout suffoqué par tant d’indépendance,
Il eut encor la forc’ d’articuler :
« Le plus ancien d’entre vous qu’il s’avance »,
Croyant ainsi pouvoir les attraper.
«Voilà quatre ans que nous somm’s dans la danse,
« Nous somm’s anciens tous à égalité ».
Et l’ayant ainsi réduit au silence,
Ils l’entourèr’nt toujours contents, continuant à chanter :
(Au refrain)
VI
Il se pourrait qu’au fond des lieux d’aisance
Le général ait été s’enfermer ;
En tout cas ils payèr’nt sans résistance
Et prirent le chemin de l’escalier,
On ne sait pas si par inadvertance
Dans la descent’ quelqu’un fut bousculé.
Mais il est sûr qu’ayant bonne conscience
Sans nul remords ils sen allèr’nt continuant à chanter :
(Au refrain)
VII
À quelques jours de ce soir mémorable,
BROSSET reçut un’ lettr’ embarrassée,
Disant : « Vraiment, je trouve intolérables
Les façons de tous vos subordonnés ;
J’espèr’ qu’au Cerc’, endroit très vénérable,
Vous les prierez de n’ pas recommencer ».
Pour faire fi à ce vieux lamentable
Nous irons tous au « Carillon » un beau soir lui chanter
Ô vaillants Moustachis, dans vos sombres gargotes,
Nous somm’s venus chercher à boire et à manger.
Nous aimons à chanter, à chanter à voix haute
Le vin, la Liberté
La LIBERTÉ.
Refrain :
Ô Vaillants Moustachis, dans vos sombres gargotes,
Nous somm’s venus chercher à boire et à manger.
Nous aimons à chanter, à chanter à voix haute,
Le vin, la Liberté, la Liberté.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 18, mai 1949.