La Mission militaire de liaison administrative
« Officier à l’intrépidité légendaire », proclame la citation de la croix de la Libération de Claude Hettier de Boislambert. C’est bien cette intrépidité, cette fermeté inébranlable dans le péril, qui ont guidé Boislambert toute sa vie – une vie qui se lit comme un grand roman d’aventures dont il serait le héros – et, bien sûr, avant tout lors de la guerre. Dès 1940, le général de Gaulle le cite parmi les grands de la France Libre, « cette équipe des Catroux, des Larminat, des Éboué, des Kœnig, des Leclerc, des Pleven, des d’Argenlieu, des Cassin, des Boislambert autour de laquelle se serrèrent, au lendemain du désastre, les hommes qui ne renonçaient pas. »
Il ne renonça pas d’abord à la liberté pour son pays, alors au fond de l’abîme de 1940. Le 17 juin, c’est le rocambolesque embarquement à Brest, sur un bateau canadien où les gendarmes, mousqueton au poing, le poursuivent à bord pour tenter de l’arrêter.
Dès lors, la route des aventures était ouverte : le 26 août, en pleine nuit, à bord d’une pirogue, en compagnie de Leclerc et de 22 volontaires, Boislambert arrive à Douala et, sans coup férir, rallie le Cameroun. Aussitôt après l’échec de l’expédition de Dakar, il tente de gagner la Gambie britannique. Après 5 jours de poursuite dramatique dans la brousse, manquant de mourir de soif par une chaleur étouffante, puis grelottant de fièvre sous les déluges d’un orage – les bras et les jambes lacérés par les herbes tranchantes, les pieds portant des blessures profondes – c’est l’arrestation, les geôles les plus infâmes de Dakar et de Bamako, le transfert aux prisons d’Alger, de Marseille, de Clermont-Ferrand, de Gannat, la condamnation à mort par une cour martiale, commuée en travaux forcés à perpétuité, l’évasion, le retour à Londres à bord d’un Lysander venu le chercher en Corrèze et, de nouveau, Carlton Gardens où de Gaulle l’accueil : « Boislambert, vous voilà ! » « Les grands bras se referment sur moi. Le Général me paraît profondément ému. Je crois que c’est la seule fois où j’ai vu ses yeux s’embuer de larmes… ». écrit-il dans un beau livre de souvenirs, Les Fers de l’Espoir – au titre emprunté à Aragon – paru il y a quelques années.
Car, pour Hettier de Boislambert, tout est parti de sa rencontre avec de Gaulle, alors commandant la 4e Division Cuirassée, sur le front le 28 mai 1940. Il passe la nuit dans la même pièce que le Général. Boislambert lui raconte ses traversées sahariennes, ses chasses solitaires, ses poursuites des grands fauves, lui parle de cette Afrique qu’il connaît et qu’il aime. De Gaulle l’écoute attentivement. Il a eu, nous l’avons vu, l’occasion de s’en souvenir… « De Gaulle, a écrit Boislambert, sera mon seul chef et l’objet de ma fidélité de trente ans ». Et récemment il m’a dit : « De Gaulle m’a toujours honoré de sa confiance, de son amitié, de son affection ».
Ce à quoi Boislambert tient le plus, dans toute sa carrière militaire, dans toute sa vie même, c’est à son action à la tête des « Missions militaires françaises de liaison administrative », chargées, après le débarquement en Normandie, d’établir les rapports entre les forces alliées et les populations libérées, et surtout de rétablir l’ordre et la loi. Tel est le sujet de l’article qu’il a bien voulu donner à la « Revue de la France Libre », Il montre bien qu’il s’agissait essentiellement d’écarter à tout prix l’abominable AMGOT (gouvernement militaire allié des territoires occupés) que les Anglais et les Américains voulaient établir et qui était une prise en main totale de l’administration de la France jusque dans ses plus petits détails. Il revient à Boislambert d’avoir persuadé les Américains et les Anglais de leur « monumentale erreur » et d’avoir gagné la partie : l’AMGOT n’aura jamais existé et les missions qui lui ont été substituées ont fonctionné à la pleine satisfaction des Alliés et du général de Gaulle. Ces missions ont eu quatre tués et de nombreux blessés, dont Boislambert, alors qu’il s’efforçait, à Rennes, en juin 1944, de s’emparer de résistants emprisonnés que les Allemands voulaient fusiller.
C’est à ce poste que Boislambert aura le mieux déployé son énergie, ses qualités d’homme d’action, son esprit de décision et ses dons d’organisateur qui, selon tous ses collaborateurs, sont grands. Il est, dans le travail, tenace, méticuleux, souvent exigeant. Il a d’abord de l’autorité et du caractère. Certains diront qu’il est autoritaire et qu’il a quelquefois mauvais caractère. Il est sûr que la compromission n’est pas son fort. Il sait commander, il est un « fonceur », « Que de fois, m’a-t-il dit, n’aurai-je pas outrepassé mes instructions ! J’avais l’habitude de n’en faire qu’à ma tête… »
Après la guerre, le général de Gaulle nomme Hettier de Boislambert gouverneur de Rhénanie, puis de l’État rhéno-palatin, poste qu’il conserve jusqu’à son élection à l’Assemblée nationale. Député de la Manche de 1951 à 1956, Boislambert est ensuite ambassadeur auprès de la fédération du Mali, puis au Sénégal. Mais il refuse l’ambassade d’Alger en dépit de l’insistance du général de Gaulle. Il sera ensuite chancelier de l’ordre de la Libération de 1962 à 1978 et donnera à cet ordre un lustre et un éclat incomparables en lui assurant un siège admirable aux Invalides et un musée, celui de la France Libre et de la Résistance. « Il a joué, depuis la guerre, a dit Jean Marin, qui fut son compagnon aux MMLA, un rôle considérable, que l’on peut qualifier d’historique. Le bilan de sa vie est exceptionnel. »
Jean Mauriac
La préoccupation du Général est de sauvegarder l’indépendance, la dignité, l’avenir de la France. La mienne est, à ma place, de chercher à lui en donner le moyen.
Un problème très grave me préoccupait et je lui en avais fait part à plusieurs reprises. Il s’agissait de l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories) qu’il fallait à mon avis écarter à tout prix. Certes nous comprenons tous le souci qu’ont nos Alliés de voir assurer la sécurité de leurs troupes et de leurs lignes de communications, mais il n’est pas admissible que la France soit traitée en « pays ennemi libéré », Grâce à de multiples contacts je rapporte à ce sujet à Alger, le 23 août 1943, des nouvelles précises. Après en avoir conversé avec le Général, je rédigeai la note suivante :
« Mon Général,
Je vous ai rapporté les renseignements recueillis à Londres et qui tendent à faire croire que la libération de la France est plus proche qu’il n’était possible de l’espérer.
Des informations nouvelles confirment l’intention du commandement américain de faire opérer vers la France la Ve armée américaine sous les ordres du général Clark. Ces opérations pourraient être synchronisées avec celles qui auraient lieu au départ d’Angleterre, soit en cas d’évacuation du territoire par les forces d’occupation, soit un peu avant de façon à déjouer le plan allemand qui consisterait à laisser la France dans le vide-et, comme en 1917 en Russie, à susciter la création d’un gouvernement extrémiste, accompagnée de troubles auxquels se heurterait aussitôt le commandement en chef militaire.
La concordance des renseignements permet d’estimer qu’il y a là une hypothèse impossible à négliger. Pour déjouer le plan allemand et assurer l’administration sur le territoire libéré, les Alliés ont monté l’organisation de l’AMGOT et ses services de liaison administrative. En face de ces éléments, le Comité français et le Commandement en chef n’ont, à l’heure actuelle, à présenter qu’une réunion hétéroclite d’officiers de valeur inégale et dont le commandement est inorganisé (…).
Devant la quasi-certitude que les forces alliées, au moment de leur entrée en France, n’accepteraient de prendre à leurs côtés que des officiers de liaison de caractère militaire, je vous ai demandé l’autorisation de constituer ce corps d’officiers de liaison. Les rapports de confiance qu’ont établi avec le War Office mes services auprès de l’armée britannique en 1939-1940 me permettent d’espérer que j’en obtiendrai la garantie que mes officiers et moi-même ferons partie des premières troupes de débarquement. Je puis faire valoir auprès du War Office le fait que je connais parfaitement les régions dans lesquelles les opérations se feront et que j’y suis connu. Il est évident que, dès les premières heures, il sera essentiel d’établir des contacts avec les populations, de prendre liaison avec les éléments d’armée secrète, ainsi qu’avec les organisations de résistance et cela au fur et à mesure de l’avance des troupes alliées.
Même en se bornant à leur rôle de liaisons militaires, il est évident que les officiers qui seront les premiers Français à reprendre contact avec les populations des zones occupées auront une influence capitale au point de vue politique (…).
La situation à Londres se présente d’une manière très spéciale. Dans l’état normal des choses, le gouvernement français siégeant à Paris, par l’action de ses ministères, gérait l’essentiel des intérêts français dans le lieu même où il se trouvait. Dans la situation actuelle, l’Afrique du Nord et Alger, sur lesquels s’exerce l’action du Comité de Libération Nationale, apparaissent comme un centre absolument accessoire, alors que de Londres et de Washington partent les directives de la guerre et s’élaborent les grandes lignes du programme des années à venir. Or, sur Londres, et sur Washington s’exerce l’autorité du commissaire aux Affaires étrangères, cela dans des conditions dont il vous appartient de juger.
Je n’ai pas le droit de vous cacher l’inquiétude que cause à tous les Français, et aux Alliés qui ont soutenu avec ferveur la cause de la France Combattante, la manière dont sont composées les missions appelées à représenter le Comité de la Libération Nationale en Grande-Bretagne, bien qu’aucun d’entre nous n’ait songé à réclamer l’exclusivité des postes de commandement pour des Français combattants.
Le travail immense accompli par vous-même et les vôtres de Grande-Bretagne depuis trois ans, et qui a sauvé, à une époque où elles auraient pu disparaître, les possibilités d’entente durable franco-britannique sur des bases d’égalité, risque de se voir détruit ou tout au moins compromis par cette quasi-élimination des éléments français combattants.
Mes conversations personnelles me font comprendre qu’on considère comme surprenant le fait que l’armée française disposant grâce aux Forces Françaises Combattantes, de nombreux officiers ayant l’habitude du contact avec les Britanniques et l’expérience du combat à leurs côtés, ce ne soit pas dans leurs rangs que soient sélectionnés les officiers de liaison et qu’ils soient recrutés dans l’armée d’Afrique qui vient de subir trois ans de propagande anti-britannique, ou parmi les embusqués du continent américain.
La situation justifie que soient retirés des unités combattantes des officiers de valeur. Des mesures de cet ordre, qui paraîtraient peut-être difficiles à faire admettre à certains officiers qui désirent avant tout combattre, seront comprises par eux et, mis au courant de la situation, ils se rendront compte de l’importance du rôle qu’ils peuvent avoir à jouer, pour ainsi dire immédiatement. »
Certes des négociations diplomatiques auront lieu. À Washington, Hervé Alphand fera valoir la thèse de la France. Pierre Viénot en fera autant à Londres. La présence du générai Kœnig, un peu plus tard, apportant avec lui le prestige de Bir-Hakeim et l’atout capital que représente son talent réel du contact humain, jouera un rôle important. Mais ma note est le reflet d’inquiétudes sérieuses. L’armée d’Afrique du Nord a, en effet, détaché à Londres quelques officiers qui prétendent constituer une mission de liaison tactique. Le projet a une consistance politique évidente. Liaison tactique veut en effet dire liaison entre armées. Or, il est hélas! probable que la France n’aura que peu de forces engagées au début des opérations.
Pour le général Giraud il faut seulement glisser en France, au moment de la Libération, des hommes dont il sera sûr. Quant à l’autorité française, à la sauvegarde de nos intérêts et de nos institutions, de notre indépendance, on y pensera plus tard. Or, c’est le contact entre les forces de débarquement et les populations civiles épuisées par des années d’occupation, choquées par les combats de la libération du territoire, c’est la remise en place de nos institutions, qui importent et cela doit se faire immédiatement, dès les premières heures, pour ne pas laisser se créer une situation irréversible.
J’indique au Général que je connais la région où se développeront les entreprises alliées. C’est lui dire : la Normandie. J’ai eu l’information certaine quelque temps auparavant. Elle me sera confirmée un peu plus tard.
Pendant ce temps la pression des Soviétiques pour exiger un deuxième front se renforçait. Malgré leur courage les armées russes s’usaient les dents sur la Wehrmacht et, sans une diversion majeure, le sort de la guerre pouvait être mis en question.
Par ailleurs, la Résistance française, considérablement développée, unifiée, sous l’autorité de De Gaulle, par Jean Moulin, mais poursuivie avec fureur et efficacité par la Gestapo, martyrisée par ses agents et par la milice, ne pouvait indéfiniment continuer son action.
À Londres, la mise au point des plans de débarquement se poursuivait activement. On ne parlait pas encore de dates, mais on sentait que la pression montait. Les bombardements intensifiés sur l’Allemagne devaient commencer à peser assez lourd pour qu’une opération de débarquement soit envisageable.
Le 30 août, à la fin d’une dernière étude du sujet, je reçois des mains du Général l’ordre de mission tant attendu et en même temps l’ordre de rallier Londres et de commencer le vrai travail :
Alger, le 30 août 1943
« ORDRE DE MISSION
Le commandant de Boislambert assumera le commandement du détachement d’officiers de liaison français auprès des armées alliées sur le théâtre d’opérations du nord de la France.
Il recevra ses instructions administratives du Comité Français de Libération Nationale par l’intermédiaire du représentant du Comité Français de Libération Nationale sur le théâtre d’opérations précité, et ses instructions militaires du commandement en chef français par l’intermédiaire du commandement français sur ledit théâtre d’opérations.
Il constituera le détachement de liaison auprès des Armées alliées, notamment par choix parmi les officiers reçus à l’examen d’officiers de liaison en Grande-Bretagne. »
Le général de Gaulle président du Comité de la Défense Nationale
Le 30 août 1943
« ORDRE DE MISSION
Le commandant de Boislambert, directeur adjoint de mon cabinet, rejoindra de toute urgence son poste à Londres, auprès de la Mission militaire française ».
Signé: C. de Gaulle
Un dernier dîner intime avec lui et en route. Le verso de l’ordre de mission du 30 août est timbré « Aérodrome de Maison-Blanche, départ : 1er septembre 1943 ».
À peine à Londres, c’est avec Viénot, aussitôt mis au courant, que commence l’action. Bientôt, ce dernier adressait à René Massigli, commissaire aux Affaires étrangères, un important rapport sur les perspectives d’une négociation relative à l’administration des territoires libérés. De façon très pertinente Viénot analyse la situation. De l’origine de l’idée, passant par l’étude de son application, en particulier en Sicile, l’ambassadeur en arrive à la situation de la France. L’AMGOT prévoit deux qualités de régimes. Celui à appliquer aux territoires amis, libérés et représentés par un gouvernement reconnu. Celui des territoires libérés mais non représentés par un gouvernement reconnu. Mais dans quelle catégorie ranger la France? En septembre 1943 la question se pose et aucune décision alliée n’est prise. De plus, Britanniques, plus compréhensifs et proches de nous, et Américains, méfiants, imbus de préjugés défavorables (en ce qui concerne le général de Gaulle en particulier), sont en partait désaccord.
Les agents des « civil affairs », représentant un gouvernement militaire allié, ne seraient pas à proprement parler des officiers de liaison mais bien des délégués investis de vastes pouvoirs, véritables fonctionnaires d’autorité. Et cette autorité leur serait donnée par un étranger ami, allié, libérateur, mais un étranger tout de même.
Les uns et les autres veulent amener leurs « civil affairs » sur le terrain et avoir contact direct avec les administrations, remises en place par eux. Sur quels critères, grands dieux ! En un mot rétablir la loi et l’ordre. Ils pressentent bien que les réactions des populations ainsi libérées risquent d’être fâcheuses, mais n’ayant rien en face d’eux, on peut à peine leur en vouloir de mettre au point ce mauvais expédient. Cependant il ressort du rapport de Viénot que les négociations diplomatiques ne sont pas réellement engagées.
Si Eden dit « peut-être », Strang, au Foreign Office, dit « plus tard », Les Britanniques se retranchent derrière les Américains et même Couve de Murville, de passage à Londres, va repartir bredouille.
Fort heureusement la présence du brigadier Lee à la tête de la mission britannique, avec qui vont s’établir des rapports confiants et amicaux, arrange bien des choses. Lee n’est pas officier de carrière: homme de la Cité puisqu’il est « broker », c’est-à-dire agent de change, rompu aux transactions du monde de la finance, distingué, naturellement bienveillant, il aime vraiment la France et cherche à la comprendre. Bientôt nous traiterons avec lui en recherchant toujours la solution la meilleure et non celle qui convient aux états-majors. Il y a souvent une grande marge.
Pierre Laroque, avisé et intelligent, qui devient mon adjoint chargé des questions administratives, jouera, en particulier dans le cadre des tractations du Service militaire d’études administratives, qui nous concerne bien entendu directement, un rôle important.
L’impression majeure qui se dégage est celle-ci négociations diplomatiques ou non, les Alliés accepteront la présence d’officiers de liaison en qui ils auront confiance, sinon ils maintiendront leur AMGOT contre vents et marées. Ils préfèrent le risque de hérisser contre eux les populations libérées à celui de présences douteuses en leur sein.
Belges, Hollandais, Norvégiens se débattent aussi devant les problèmes de l’AMGOT – omniprésent; en puissance tout au moins. Mais leurs situations sont relativement moins difficiles que la nôtre (1). Je garderai toutefois un contact constant et très ouvert avec eux, car en définitive chaque pas accompli par les uns ou les autres peut être exploité pour le bien commun.
Dès le départ, et avant même de savoir si – et comment – il servira, je décide de créer l’instrument. L’essentiel de la mission n’est pas de se former pour le plaisir de le faire: il faut parvenir à se substituer complètement à ce que les Alliés envisagent. J’ai multiplié les contacts avec mes amis dans les états-majors alliés. Le colonel Brunschwig, qui a de nombreuses et excellentes relations aux USA, m’aide grandement. Les membres des gouvernements alliés réfugiés à Londres ont tout à gagner à aider la France. Ils le comprennent bientôt, et une sorte de front commun se dégage peu à peu (…).
Les rencontres se multiplient. Nous progressons peu à peu. Les gouvernements repliés sont intéressés au plus haut point par la question. Et pour cause… car leur régime au moment de l’invasion de l’Europe, sera sans doute calqué sur celui de la France. M. Spaak me voit souvent. Il suit au plus près mes démarches et leurs résultats.
L’intransigeance bien connue, en définitive indispensable à la sauvegarde de l’indépendance française, du général de Gaulle, rend les choses évidemment difficiles pour nous. Difficiles mais possibles, alors qu’une attitude d’abandon et de facilité aurait amené nos futurs libérateurs à être, eux, intransigeants, c’est-à-dire à agir en maîtres.
Je trouve un concours précieux en la personne du lieutenant général Morgan. Bill Morgan, ce puissant et grand bonhomme, un des anciens commandants de brigade de la 1re Division Cuirassée Britannique, m’a conservé l’amitié nouée au cours de la bataille de France. Il est l’adjoint immédiat du général Eisenhower. C’est lui qui a la charge d’organiser tout le côté matériel et technique de l’opération Overlord.
Morgan connaît mes sentiments profonds, est sûr de pouvoir me faire confiance et aidera puissamment à la solution du problème.
Avec le temps, le camp d’entraînement, de formation et de mise au point des officiers de liaison de Camberley, s’est solidement établi. Les cours les plus divers destinés à former des agents aussi utiles pour nos Alliés que pour nos populations de France, sont faits par des officiers remarquables, spécialistes dans leurs domaines.
Renouard dirige le côté instruction militaire proprement dit, avec bienveillance mais une solide rigueur.
J’encourage des officiers étrangers et des personnalités importantes à se rendre compte de la valeur de l’instrument qui se forme rapidement et qui prend évidemment beaucoup plus de consistance et d’homogénéité que l’ensemble des officiers de « Civil Affairs » n’en pourra jamais avoir Le 3 octobre, le commissaire à l’Intérieur, A. Philip, m’informe que mes instructions viendront directement de lui, en fonction d’un ordre du président du Comité de la Libération Nationale. Cependant, comme je suis toujours directeur adjoint du Cabinet du général de Gaulle, c’est en fait de lui que je recevrai mes ordres essentiels.
Un décret du 2 octobre et une ordonnance du même jour ont donné consistance légale au corps des Missions. Leur tâche est définie, leur recrutement et leur hiérarchie prévus, leur administration organisée. Cela va me faciliter bien des choses, car le vague a régné jusqu’ici sans toutefois m’empêcher d’agir.
Mon rapport du 12 octobre résume la situation à ce jour :
Rapport sur la Mission de Liaison Française auprès des forces alliées en Grande-Bretagne
BUT DE LA MISSION
Les buts de la Mission sont définis notamment par les articles 4 et 5 du projet d’accord établi à Alger le 30 août 1943.
La Mission de Liaison administrative française s’attachera donc à organiser le concours que les autorités et la population française seront amenés à fournir aux armées alliées lors de l’invasion du continent.
Sur le plan moral, la présence d’officiers français auprès des forces alliées à ce moment s’impose et il n’est pas besoin d’insister sur cette nécessité évidente.
Par ailleurs, la nécessité de sauvegarder la souveraineté française exige la constitution d’une mission homogène et étoffée de façon à remettre les services français en marche normale et cela sans délai.
L’intervention alliée sera limitée à un strict minimum partout où cela sera possible et il semble dès maintenant évident que la Mission de Liaison administrative permettra de rétablir le fonctionnement normal de la vie en France si elle dispose du personnel nécessaire pour le faire.
Les négociations diplomatiques entre le Comité Français de la Libération Nationale et les gouvernements alliés ont déjà commencé à Alger et à Londres. Ces négociations peuvent cependant se poursuivre pendant un certain temps avant leur conclusion et il apparaît dès maintenant comme nécessaire de monter complètement la Mission de Liaison administrative.
Il est en effet impossible de savoir à quel moment elle sera appelée à fonctionner et nous avons admis la nécessité d’être prêts à tout moment.
À défaut d’une mission correspondant aux besoins réels, aucun résultat, tant sur le terrain des négociations que sur le plan pratique, ne sera obtenu.
Nos Alliés savent le travail réalisé à Londres pour l’établissement de la Mission et suivent ce travail avec intérêt.
Au moment où un puissant instrument aura été constitué, le Comité Français de la Libération disposera d’un argument de premier ordre à utiliser dans les négociations en cours.
La constitution définitive de la Mission avec les effectifs nécessaires, et de la qualité nécessaire, implique, au moment du débarquement, le maintien de l’ordre en France, la remise en marche normale des administrations et de la vie dans le pays libéré, et, dans une très large mesure, éliminera l’action alliée au-delà des opérations militaires.
En général, les élèves qui ont suivi les cours sont destinés à la liaison administrative avec les populations et devront être placés ultérieurement auprès des unités alliées. Parmi eux, par choix spécial, un certain nombre d’officiers particulièrement qualifiés suivent, sous la direction du commandant Laroque, l’étude des questions d’affaires administratives.
Afin d’effectuer un tri parmi les officiers déjà reçus et de sélectionner ceux qui devraient suivre le cours de la troisième section, une commission d’admission a été formée.
Cette commission s’est réunie te samedi 11 septembre et a admis définitivement 59 officiers. Par ailleurs, elle a autorisé 70 élèves à poursuivre le cours.
À la date du 10 octobre, plus de 100 officiers sont affectés et environ 20 sont en instance d’affectation. Les cours de la troisième section ont été inaugurés le 7 octobre 1943.
Aux premières conférences assistaient 70 candidats, plus 12 volontaires féminines destinées à la formation de la Liaison féminine qui vient d’être constituée.
La Section de Liaison féminine est organisée sous le commandement du colonel Renouard. Elle dépend de la Mission de Liaison administrative et comportera un nombre d’officiers de Liaison féminine suffisant pour accompagner les formations féminines des armées alliées au moment de leur venue en France. L’organisation de la section féminine est prévue dans des conditions analogues à celles de la Section de Liaison administrative avec les populations.
Une commission d’admission a été constituée et s’est réunie le 5 octobre 1943. Elle a admis 12 élèves à suivre les cours. La formation des officiers de Liaison féminine sera complétée par des stages appropriés. La constitution d’un 1er Bureau à l’intérieur de la Mission de Liaison est à l’étude. Ce 1er Bureau s’occupera de toutes questions de personnel, de comptabilité, de chancellerie, etc.
Il importe, en effet, que la Mission de Liaison, qui peut se trouver en partie ou entièrement déplacée sur un terrain d’opérations, puisse avoir une autonomie complète.
Un Service d’étude de presse fonctionne et communique aux autorités intéressées tous renseignements utiles au point de vue pratique qui intéressent la Mission (administration des pays libérés, AMGOT, etc.).
Une section de défense passive est constituée sous les ordres du capitaine de Sibour. Elle comporte une vingtaine d’officiers, sous-officiers et hommes de troupe qui ne comptent pas dans le cadre des officiers de Liaison administrative mais dépendent cependant de la Mission.
COURS. – Les cours sont établis d’une façon essentiellement pratique. Des notions d’ordre militaire élémentaires sur le fonctionnement des grandes unités et des états-majors ont été considérées comme utiles à donner.
Toutes les questions de détail, sur des points strictement militaires et sur lesquelles il n’apparaît pas nécessaire d’insister, ont été éliminées.
Par contre, une place très importante est donnée à des notions d’ordre pratique. Des conférenciers des plus autorisés sur la vie et l’administration françaises, sur l’histoire, et spécialement sur la Résistance française, ont accepté de venir donner des cours. Ces cours seront suivis non seulement par les élèves de la troisième section mais aussi, comme complément d’instruction, par ceux des sections précédentes.
Un cours de géographie élémentaire, dirigé sur la connaissance des régions qui peuvent être intéressantes et sur les côtes nord et ouest de la France, a été créé.
OFFICIERS ÉTRANGERS. – Des rapports ont été établis avec les Missions de Liaison belge, néerlandaise et norvégienne, qui détachent des officiers de leur Mission de Liaison pour assister à ces cours. Des officiers anglais et américains ont été invités et le général Lee lui-même ‘a assisté à la première séance des cours.
STAGES. – Des stages sont prévus et sont déjà en cours dans l’armée britannique Tous les officiers passeront à tour de rôle dans des divisions ou des brigades britanniques.
Chaque stage fait l’objet d’un rapport et ces rapports seront groupés et communiqués à la commission de débarquement.
Tous les efforts sont faits pour multiplier les stages et les rendre possibles à des moments particulièrement intéressants.
Des stages de défense passive ont déjà été achevés par huit élèves, une quinzaine de nouveaux élèves partent dans quelques jours.
Par ailleurs, des tirs et des exercices d’entraînement sont prévus et vont commencer très prochainement. Ils auront lieu à Londres et tous les officiers de la Mission de Liaison seront invités à y participer.
WIMBLEDON. – Quatre officiers de la Mission de Liaison viennent de terminer le cours de cinq semaines à Wimbledon: Dix officiers sont désignés pour suivre le nouveau cours de cette école à partir du 14 octobre.
Des contacts sont établis avec le brigadier Robbins, qui commande cette école, et les rapports établis par, les élèves seront communiqués aux autorités intéressées.
RAPPORTS AVEC LES SERVICES « CIVIL AFFAIRS » BRITANNIQUES. – Des rapports personnels et très suivis sont établis avec le brigadier Lee, chef de la section « Civil Affairs » (France).
Le brigadier Lee dépend du général Lumley qui, lui-même, relève du général Kirby du War Office (« Civil Affairs »).
Le brigadier Lee a détaché auprès de la Section d’études administratives le major Menzies comme officier de liaison, tandis que le lieutenant-colonel de Boislambert détache auprès de lui le capitaine Blondel qui a ses bureaux auprès du brigadier Lee. Des contacts fréquents ont été pris par nos officiers avec les spécialistes du général Lee. Chaque entretien fait l’objet d’un rapport détaillé.
Le lieutenant-colonel de Boislambert insiste particulièrement pour que le statut des officiers de liaison soit étudié le plus tôt possible, notamment quant aux questions de nomination à titre fictif, d’assimilation de grade, d’indemnité spéciale, etc.
INSIGNES ET CARTES D’IDENTITÉ. – Une carte d’identité, analogue à celle que recevaient les officiers de liaison français pendant la période des opérations 1939-1940, est à l’étude.
Les autorités alliées semblent d’accord pour valider cette carte d’identité, qui permettra la libre circulation de nos officiers dans les unités alliées.
Un insigne pour les officiers de liaison est étudié (…).
Pour la première fois il est fait mention de l’existence officielle de la section de liaison féminine. Il m’a fallu braver beaucoup de critiques et faire face à des plaisanteries d’un goût douteux pour créer cette section. On verra plus tard combien j’ai eu raison. L’attitude des femmes pendant les combats m’amènera à l’Assemblée consultative à prendre hautement parti pour le vote des femmes, au moment où le général de Gaulle proposera cette décision. Lui aussi aura eu à faire face à bien des contre-courants politiques avant d’aboutir. On l’oubliera facilement plus tard.
Il faudra encore beaucoup de temps pour que l’on arrive à avoir la certitude que l’AMGOT ne sera pas appliqué à la France et que les officiers de liaison français accompagneront, dans les premières heures du combat, les vagues des forces alliées.
Une commission de débarquement a été constituée. Elle travaille avec conscience et définit heureusement les bases des instructions à donner aux officiers de liaison qui devront assumer, dans le cadre des communes en particulier, des tâches inhabituelles. Tout sera prévu. En fait, il faudra tout de même improviser, mais au moins avec des bases solides. Le 21 janvier 1944, je remets au général François d’Astier de La Vigerie, devenu commandant des forces françaises en Grande-Bretagne, une note qui fait sommairement le point des négociations.
Je lui indique que je me suis entretenu sur un plan militaire et pratique avec l’amiral Stark et le général Devers. L’armée américaine commence à échanger des stagiaires avec nous. Je m’attache aux problèmes qui permettront à nos officiers de se mettre en place et d’agir.
Cependant, pour la première fois, je fais allusion à la nécessité d’un contact avec le général Eisenhower. Veut-il, oui ou non, que nos rapports se précisent déjà avec son état-major ? À nous d’avancer empiriquement. La diplomatie suivra…
L’agence Reuter vient de diffuser la nouvelle que je conduis à Londres les négociations. C’est en principe faux – en réalité assez juste – et en tout cas cela me rend service.
Le 13 décembre j’adresse à André Le Troquer, commissaire à la Guerre et à l’Air, un rapport qui est en fait un appel au secours. J’ai besoin d’officiers. Alger freine. Au ministre de jouer. Il le fera avec une parfaite compréhension du but recherché et qu’il faut atteindre à tout prix.
Malheureusement, l’homme important du côté américain est le général Holmes. Il a appliqué l’AMGOT en Sicile et voudrait bien manger la France à la même sauce.
Il est le type parfait de l’Américain qui sait tout, et se trompe avec régularité, disposant pourtant d’un des plus lourds et onéreux services de renseignements du monde.
Plus de dix fois avant le débarquement il me faudra faire le voyage d’Afrique du Nord (…).
Du côté britannique le général Lee est devenu pour moi un ami très sûr. Tellement sûr que, le 15 mai 1944, Lee m’apporte un exemplaire du fameux « Civil Affairs Handbook ».
Il s’agit d’un volume ultra-secret, encore à l’état de projet, mais où l’essentiel de la doctrine est au clair. J’ai enfin entre les mains la Bible des états-majors alliés concernant l’implantation en France du fameux « AMGOT ».
Une première et hâtive lecture, puis une étude attentive me révèlent le caractère exorbitant des prétentions alliées.
Jamais le peuple de France, jamais la Résistance, et encore moins le général de Gaulle, n’admettront ce qui n’est même pas une ingérence dans nos affaires, mais une prise en main totale et incontrôlée par nous, de l’administration de la France jusque dans ses plus petits détails.
Il y aurait une monnaie alliée, il y aurait des officiers faisant fonction de maires, les finances municipales seraient gérées par nos libérateurs, nos chemins de fer, nos postes, nos réseaux de distribution de force, toute l’infrastructure du pays, seraient entre les mains de ceux qui ne manqueraient pas bien vite d’être appelés « nos nouveaux occupants ».
Il va me falloir remonter le courant. Avant même d’informer le général de Gaulle, j’analyse sommairement le texte et mets Kœnig au courant. Ce dernier bondit et convoque aussitôt le charmant Tony Biddle, chargé par l’état-major américain des relations avec nous, promu général de brigade pour la circonstance. Distingué, mondain, facilement dépassé par les événements, Tony baisse la tête sous l’orage. Il excipe de sa bonne volonté, indiscutable mais gratuite. Il n’a aucune espèce d’influence mais j’ai le sentiment qu’il est soulagé de voir l’abcès enfin ouvert.
La note remise par Kœnig et ma note du 18 mai au général de Gaulle résument la situation et le fameux « Handbook » :
COMMANDEMENT SUPÉRIEUR DES FORCES FRANÇAISES EN GRANDE-BRETAGNE
DÉLÉGATION MILITAIRE DU C.F.L.N.
ÉTAT-MAJOR DES FORCES DE l’INTÉRIEUR ET DE LIAISON ADMINISTRATIVE
Note verbale pour le colonel Biddle et remise par le général Kœnig, le 16 mai 1944, à 10 h 15
Le général Kœnig a reçu du lieutenant-colonel de Boislambert le compte rendu de la remise par le brigadier général Lee d’un exemplaire des instructions du Supreme Allied Commander à l’usage des officiers des Civil Affairs.
Après une très rapide étude du document très important, et certainement préparé de longue date, il ressort que :
a) Tout ce qui concerne les généralités paraît empreint d’un esprit de grande compréhension.
b) Un grand nombre de points concernant les détails d’exécution sont proprement inacceptables, dans la mesure où ils enlèvent au CFLN toute souveraineté. On peut d’ailleurs dire que, sur un grand nombre de points, toute souveraineté serait enlevée à n’importe quel gouvernement français.
Dans ces conditions, le général Kœnig a fait connaître au colonel Biddle qu’il fait toute réserve sur le document remis et qui ne peut avoir aucune valeur en ce qui concerne le CFLN devenu depuis le 15 mai : gouvernement provisoire de la République française.
Signé: Kœnig
Londres, le 18 mai 1944
NOTE SUR LE « FIELD HANDBOOK OF CIVIL AFFAIRS »
Le « Field Handbook of Civil Affairs » qui est en notre possession implique dans son ensemble une série d’observations de notre part.
1) – D’une part, tant dans le chapitre premier de politique générale, que dans certains paragraphes du chapitre Il (paragraphe 13) et du chapitre III (paragraphe 38), les lignes générales de la conduite que le Commandement Suprême Interallié entend tenir en France au moment de la Libération paraissent bien cadrer avec les desiderata du CFLN et du peuple français. Il y est précisé notamment qu’aucun gouvernement militaire ne sera établi en France libérée, que le régime de Vichy disparaîtra, et que les autorités françaises assumeront toute la responsabilité de l’administration et de l’assistance à apporter aux forces alliées pour la poursuite des opérations.
Par contre, dès les premières pages, on trouve, notamment dans les paragraphes 18, 19, 39, des affirmations de principe qui impliquent des atteintes particulièrement graves à la souveraineté française, atteintes qui paraissent en contradiction formelle avec les considérations générales précédemment exposées.
L’examen de l’ensemble du Handbook conduit d’ailleurs à constater que, dans la plupart des matières, les auteurs ont conçu en fait la mission des officiers de Civil Affairs comme celle d’administrateurs véritables, agissant directement, et intervenant dans tous les aspects de l’administration française. C’est donc bien, malgré l’affirmation initiale’ excluant tout gouvernement militaire, un véritable AMGOT qui serait établi si les officiers de Civil Affairs appliquent de telles instructions.
2) – À la vérité, dans la plupart des chapitres du Handbook, on trouve l’indication généralement peu apparente et toujours résumée en deux ou trois lignes, que les officiers de Civil Affairs n’auront à exécuter les instructions qui leur sont données, qu’en cas de défaillance des autorités administratives françaises, ou dans celui où l’action de ces autorités ne donnerait pas satisfaction au Commandement allié.
D’une part, une telle formule ne saurait offrir aucune garantie sérieuse pour les autorités françaises; du fait qu’elle laisse à la discrétion du commandement allié ou même de l’officier de Civil Affairs l’appréciation du point de savoir si l’activité de l’administration française est ou non satisfaisante.
D’autre part, si nous excluons du Handbook les développements consacrés à l’hypothèse que nous voulons supposer exceptionnelle où l’administration française serait défaillante ou insuffisante, il ne reste pratiquement rien. Il ne subsiste aucune instruction pour l’éventualité normale où l’administration française conserverait une activité suffisante. Il est permis de se demander quelle serait, en pareil cas, l’attitude des officiers de Civil Affairs, privés de toutes directives, même générales.
Enfin, même dans l’hypothèse où l’administration française serait défaillante, nous ne saurions envisager qu’il incombe à des autorités militaires alliées de se substituer à cette administration, sauf dans les cas strictement limités où des nécessités militaires urgentes seraient en jeu. Ce serait au délégué du gouvernement provisoire français, délégué civil ou délégué militaire agissant directement ou par l’organe de représentants locaux, notamment des officiers de Liaison administrative, de prendre en pareil cas les mesures qui s’imposent.
Quelle que soit donc l’hypothèse dans laquelle on se place, les instructions contenues dans le Handbook apparaissent dans leur ensemble inacceptables.
3) – Il importe de souligner, indépendamment des observations particulières qui pourraient être faites sur les différentes parties de ce Handbook, qu’un certain nombre de règles doivent être dès l’abord condamnées avec énergie, comme apportant à la souveraineté française des atteintes d’une exceptionnelle gravité.
Il s’agit :
a) du droit reconnu au commandement allié de procéder à la désignation ou à la suspension d’autorités françaises (paragraphes 19 et 39) ;
b) du droit général reconnu au commandement allié d’édicter en France des dispositions législatives ou réglementaires ;
c) de l’établissement possible de cours militaires alliées compétentes pour juger des civils français ;
d) de la possibilité reconnue au commandement allié de procéder à l’internement de civils français dans des camps ou établissements dépendant uniquement des autorités militaires alliées ;
e) du contrôle que le commandement allié se reconnaît sur la libération des prisonniers ;
f) de l’intervention possible du commandement allié sur les prix, les salaires et la surveillance des finances publiques.
Signé: Le lieutenant-colonel de Boislambert
chef de la Mission Militaire de Liaison administrative
Le soir même je suis en route vers Alger, le précieux volume serré sur mon cœur. Ultime et précieuse courtoisie : Lee a consenti à n’avouer la remise du Handbook qu’avec vingt-quatre heures de retard. J’ai estimé cela plus prudent ! Et lui aussi.
Il faut maintenant persuader Américains et Anglais (qui se laissent plus facilement informer) de leur monumentale erreur.
Les Français ne mettront jamais en cause la sécurité des troupes alliées si celles-ci sont considérées comme libératrices. La Résistance, faite d’une minorité de Français, doit leur montrer cependant quelles sont les intentions vraies de la nation. Tandis que les officiers de Civil Affairs seraient considérés comme des occupants abusifs, gênants et inquisiteurs, des Français connaissant leur patrie et leur métier, insérés auprès de toutes les unités qui prendront pied en France, assureront une progression harmonieuse au sein des régions libérées.
En outre, les Alliés ne pourront nécessairement pas effectuer le tri de ceux en qui ils pourront avoir confiance, alors que nous sommes informés et que là où nous ne le serions pas, nous recueillerons beaucoup mieux que des étrangers les renseignements qui permettront une appréciation valable.
Malgré tout il était temps! Le Handbook était sur le point d’être édité et distribué. Et cela, parce que la machine était en marche, malgré le coup de frein majeur qui, le.8 mai, m’avait apporté la certitude de la réussite, tout au moins de la partie initiale et essentielle de ma mission. En effet, dans l’après-midi du 8, Bill Morgan m’avait téléphoné – j’ai dit l’importance de son poste : adjoint direct d’Eisenhower, commandant en chef.
Bill est l’organisateur en chef de l’opération de débarquement. Il est plus pratique que politique, mais son influence est capitale.
« Pas de question. Vous venez avec moi, je passe vous chercher. »
Nous voilà en route… grosse voiture d’état-major, Nous sortons de Londres. Morgan s’amuse à m’intriguer :
« Vous verrez où nous allons quand on y sera », Il veut me laisser la surprise de notre destination. Un grand jardin entouré de solides grillages, des sentinelles armées, une allée, une grande maison banale. C’est le général Eisenhower qui nous accueille.
Dîner intime et très simple. Nous parlons des perspectives du débarquement, abordant tout spécialement l’aspect des relations entre les forces combattantes et les populations civiles.
Eisenhower est très détendu. Il me pose cent questions sur la France occupée, sur de Gaulle aussi, bien sûr. Il n’est plus sérieusement question d’AMGOT. Je sens la partie gagnée. Il n’y a plus qu’à orchestrer l’affaire.
En fin de conversation, Eisenhower, après un silence, se tourne vers moi :
« I think I can trust you. »
L’AMGOT est blessé à mort. Restera à le tuer.
Après dîner, nous passons au fumoir. Sur une table de billard attendent de grands albums de photographies.
Au premier coup d’œil, je reconnais – les vues aériennes sont parfaites – ma côte du Cotentin, les rivages qui, depuis la baie de Saint-Vaast, s’en vont au sud vers les estuaires de la baie des Veys et aux chenaux de Carentan et d’Isigny. Ma ferme est là, petite tache en bordure des dunes, devant lesquelles étendent les grands bancs de sable, les vasières, les chenaux et puis la mer. Je n’ai pas besoin de poser de question. Je sais maintenant où va avoir lieu le débarquement. Un hasard curieux fait que l’un des hommes qui connaît le mieux cet endroit et ces côtes, où il a tant erré et chassé, soit l’officier français qui plaide, à son échelon, la cause de l’indépendance française et le respect de la personnalité de son pays, et en qui le haut commandement allié sait pouvoir avoir confiance.
Comme je sais quel point de marée va être nécessaire pour amener jusqu’à la côte, dans les meilleures conditions possibles, les barges et les automoteurs de débarquement, je sais à très peu de chose près quelle doit en être la date. Et j’en connais le site. Deux officiers m’interrogent longuement. Ce qui les intéresse surtout, c’est la consistance du terrain et des plages, des sables et des vasières que les meilleurs clichés n’ont pu leur indiquer.
Je vais bien entendu – et Morgan, sur le chemin du retour, me fait l’honneur de ne même pas me demander ma parole – garder le secret le plus absolu sur tout ce que je viens d’apprendre. Mais sachant le terme impératif de ma mission, je vais pouvoir travailler en en tenant compte.
Le lendemain matin Morgan me fait porter une lettre. C’est l’aboutissement de longs mois de travail et d’efforts. Je suis profondément heureux et soulagé pour la France.
Du lieutenant général F.E. MORGAN
État-Major Suprême
Corps expéditionnaire allié
Londres, 9 mai 1944
Mon Cher Boislambert,
Maintenant que nous commençons à approcher, dans quelque mesure, d’une coopération effective avec vous et vos compatriotes, je tiens à saisir cette première occasion pour m’excuser auprès de vous de la façon absurde avec laquelle j’ai dû me conduire vis-à-vis de vous, personnellement, au cours des derniers mois.
Comme soldat, j’espère et je compte bien que vous comprendrez les motifs qui m’ont amené à faire ce que j’ai fait.
J’espère sincèrement qu’il en sera ainsi. Tout comme j’espère que vous vous souviendrez, depuis le temps de notre collaboration au cours des jours tragiques d’il y a quatre ans, que j’ai toujours la plus grande considération pour votre pays et vos compatriotes. Ceci demeure intact aujourd’hui et vous comprendrez donc que l’attitude à laquelle m’ont contraint les circonstances a été pour moi profondément pénible. Heureusement, les mauvais jours sont passés et j’espère bien, dans l’avenir, pouvoir vous accueillir comme j’ai toujours désiré le faire.
Je compte que notre prochaine rencontre aura lieu bientôt et que j’aurai bientôt le plaisir de vous serrer la main une fois de plus.
Sincèrement à vous,
Signé: F.E. MORGAN (2)
Claude Hettier de Boislambert
(1) Ce sont leurs gouvernements réguliers qui siègent à Londres (NDLR).
(2) Toutes les pièces dont il vient d’être question figurent en originaux dans les archives de l’auteur ou de l’ordre de la Libération.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 240, 3e trimestre 1982.