La mission du 4 août

La mission du 4 août

La mission du 4 août

Par le capitaine Garot, commandant le groupe Lorraine

Nous n’oublierons pas, au « Lorraine », la nuit du 4 au 5 août 1944. Dans toute l’histoire du groupe il n’y en eut pas de plus dure. La mission que l’on nous avait confiée fut exécutée ; mais sur 14 de nos appareils engagés, cinq ne rentrèrent pas au terrain. Des opérations auxquelles j’ai participé, ce fut sans contredit la plus hasardeuse, la plus mouvementée ; et pour moi la plus émouvante. Car toute la région qui m’avait été assignée en patrouille était celle où j’avais passé mon enfance ; les villages normands aux clochers familiers que je survolais étaient habités par des parents, de amis, des camarades ; les routes, les carrefours que j’avais à mitrailler étaient ceux qui m’avaient mené autrefois à l’école au lycée, au prytanée, à Saint-Cyr.

On se souvient de la position des armées en présence, huit semaines après le débarquement allié. Les Allemands, d’abord surpris, s’étaient accrochés à la ligne de l’Orne et des collines normandes. De tous leurs moyens encore puissants, ils défendaient la charnière de Caen, ils interdisaient le passage vers la Seine et Paris.

Mais le 25 juillet, ils avaient dû subir la foudroyante percée des tanks de Patton vers le Sud. Les Américains libéraient Rennes, la Bretagne, et soudain remontant vers le Nord, menaçaient d’envelopper toute l’armée allemande en une gigantesque pince qui de la région d’Alençon, où se trouvait Leclerc, allait se refermer sur Falaise. Les premières journées d’août avaient été décisives, car jusque-là les Allemands avaient tenu bon ; ils avaient même tenté par une contre-offensive, à Avranches, de couper les Américains de leurs base normandes. Mais au début d’août le danger d’encerclement était devenu tel que pour la première fois sur le front de l’Ouest le commandement ennemi donnait l’ordre de la retraite.

Or les Allemands, en Russie, dans le désert africain, en Italie s’étaient révélés des maîtres en l’art de dégager leurs troupes à temps et sans lourdes pertes, de positions jugées désespérées. Que l’armée de l’Ouest pût se retirer en bon ordre, avec tous ses blindés, son artillerie motorisée, et c’était la possibilité pour l’équipe Rommel-von Kluge de tenir sur de nouvelles positions préparées sur la Seine et devant Paris. Que l’on parvînt au contraire à détruire l’ennemi sur place, dans la poche de Falaise, et c’était la France tout entière libérée d’un seul coup. Tel était l’enjeu le soir du 4 août : et comme l’ennemi ne pouvait pas bouger de jour, comme tous mouvements importants de troupes ou de chars, lui étaient interdits par le pilonnage de notre aviation, c’était la nuit, à la faveur de l’obscurité, qu’il allait tenter de se dégager de notre étreinte pour regrouper ses forces en arrière des lignes. Et c’était à nous, aviation tactique, instrument avancé des armées de terre, qu’il incombe de les clouer sur place.

Toute la journée, le « Lorraine » avait travaillé à côté des Britanniques, et le groupe, conduit par son chef le lieutenant-colonel F… avait exécuté une de ses missions les plus réussies en saturant d’explosifs une concentration de chars ennemis dans le bois du Goulet, près de Caen. Mais à peine nos équipages étaient-ils rentrés à Hartford Bridge, leur base du sud de l’Angleterre, qu’ils apprenaient la nouvelle : il nous fallait mettre en ligne, ce même soir, le maximum d’avions disponibles. La mission : harceler, bombarder, mitrailler, anéantir tous blindés, transports, concentrations de troupes ennemies sur les routes du secteur Flers, Argentan, Falaise, Bretteville, Thury-Harcourt, Condé-sur-Noireau, Flers ; c’est-à-dire à l’intérieur d’un quadrilatère dont le plus long côté avait 40 kilomètres, en voisinage immédiat des lignes, au cœur même de la résistance ennemie.

C’était une mission propre à exciter l’enthousiasme, une mission à l’image de celles que le colonel F… savait obtenir pour notre groupe. Nous échappions une fois de plus à l’amertume de ces bombardements massifs de villes comme Saint-Lô, que les dures nécessités de la guerre contraignent de réduire pierre par pierre parce que l’ennemi s’y tapit, et qu’il faut l’en déloger au prix parfois de la vie même de ceux qui nous sont chers. Ce soir, nous nous attaquerions au boche individuellement, lui contre nous, notre avion contre ses tanks, nos mitrailleuses contre ses canons.

Le commandant du groupe réunit ses chefs d’escadrille et divisa la région qui nous était assignée en deux parties : le secteur nord, le mieux défendu, le plus difficile parce que les Canadiens s’y livraient à une attaque de grand style et que l’ennemi, décidé à tenir sur place, y déployait toutes ses ressources, était réservé aux équipages les plus anciens et les plus expérimentés du groupe : ceux du colonel F… – qui ce soir allait emmener à son bord le général X…, parrain du « Lorraine » et chef d’état-major des forces aériennes françaises – du capitaine G… du sous-lieutenant F… du sous-lieutenant du P… Les dix autres équipages devaient se relayer pour maintenir une patrouille continue au-dessus des routes du secteur sud.

Il est maintenant 10 heures du soir à Hartford Bridge. Le soleil, qui a brillé presque toute la journée, s’est déformé et disjoint, il se dissout peu à peu dans la brume. Il disparaît dans le prolongement de la longue piste noire où prennent leur élan, toutes les dix minutes, les Boston du « Lorraine » et leurs frères britanniques du groupe 88. Les feux de position s’allument, tout l’aérodrome s’anime et prend le rythme de sa vie nocturne. Les mécaniciens dirigent les manœuvres au sol de leurs lampes bleues voilées. Le phare rouge du terrain balaie la nuit de son indicatif cadencé. Un vaste cercle de lumières blanches marque la position de la base. Tout est prêt, décidément, pour nous accueillir au retour.

Préparatifs de départ (RFL).

Sur le « X pour Xavier », un Boston IV, lourd et bien armé, je prends ma piste et je décolle. À 300 mètres nous mettons le cap sur la France, et je continue à monter lentement dans une nuit douce, calme, limpide. Ces traînées blanches, cette écume claire que nous traversons, c’est une couche de strato-cumulus, à peine plus épaisse que de la fibre de lin. Plus bas, ce miroir strié, ce clapotis de reflets de lune, c’est la mer, ce sont les 150 kilomètres de mer qui nous séparent de la côte française.

Vingt minutes de vol aux instruments et maintenant nous fouillons l’espace de regards avides car il nous faut trouver notre point de passage convenu : le cap d’Antifer, un peu au-dessous d’Étretat. C’est là que nous devons traverser la côte et pas ailleurs. Notre route a été étudiée, tracée pour nous en fonction des positions de la « flak » allemande. Nous en écarter serait accroître nos risques, diminuer nos chances de succès : nous n’en avons pas le droit. La côte est difficile à repérer ce soir, une couche de nuages bas cache les falaises et le jeu des vagues sur les galets. Où donc se dissimule ce cap ? Je l’aperçois soudain à ma gauche, un renflement plutôt qu’un promontoire, une courbe légère se détachant à peine sur l’uniformité rectiligne de la côte. Nous sommes en France et nous obliquons maintenant vers le Sud-Est. Je reconnais la ceinture de signaux jaunâtres et clignotants dont les Allemands ont sanglé le Havre. Comme tout est simple désormais : à ma droite le ruban argenté de la Seine déroule ses boucles et ses méandres.

Au-dessus de la forêt de Brotonne nous virons à angle droit vers le Sud-Ouest, vers Bernay. J’ai perdu de la hauteur et maintenant je suis au ras des toits de chaume ; à 400 kilomètres à l’heure, je vois défiler sous la lune les barrières blanches, et les herbages, et les vergers, et les grands murs passés à la chaux. Je vois la Risle, et la grand-route de Paris à Deauville, et le terrain de Bernay qu’il y a un an déjà, par un beau soleil d’automne, j’ai bombardé avec le colonel de R… Estompés par la vitesse et par la nuit je vois les clochers de mon enfance, la ferme de mon oncle, et la ligne de chemin de fer d’intérêt local dont j’ai pris cent fois le tortillard.

Que pensent les villageois étendus dans les lits profonds de ces maisons basses que j’ébranle du vrombissement de mes deux moteurs de 1.800 chevaux ? Éveillés en sursaut par le tonnerre de mon approche craignent-ils pour la vie de leurs enfants, pour la sécurité de leurs biens ? Me croient-ils leur ennemi, me maudissent-ils ? Comme je voudrais les rassurer, leur faire voir que je suis l’un des leurs, que j’agis pour leur compte, et que toute ma mission s’inspire de l’affection que j’ai pour eux.

Dans quelques minutes, l’envol (RFL).

Le Ménil-Hubert, Ménil-Vicomte, Ménil-Froger… quelques secondes encore et je serai au-dessus de l’embranchement de Surdon, le point où se rencontrent les lignes d’Alençon à Argentan et de Caen à Paris, la gare de triage dont, enfant, j’arpentais impatiemment les quais en attendant les correspondances. D’assez loin je vois les wagons garés le long des plates-formes. Que peuvent-ils transporter ce soir sinon des munitions pour l’ennemi ? C’est le moment des décisions rapides. Je ne suis plus qu’à 500 mètres, c’est-à-dire à trois secondes de Surdon. Dois-je bombarder ? Dois-je mitrailler ? Est-ce un train de marchandises ou de passagers ? Puis-je tuer des Allemands sans toucher aux Français ? Je pense, aux employés de la gare que j’ai connus, aux cheminots mes frères… Les trois secondes ont passé. Surdon, intact, est loin derrière moi. D’ailleurs ce n’était pas mon secteur…

Je passe Argentan au ras des toits. La ville est morte, irréelle, inerte, lunaire. Les maisons basses sont bien mal alignées le long des rues ; mais elles paraissent inanimées, désertes, désolées. Pourtant les Allemands doivent être là. Mais ils ignorent ou dédaignent notre passage, et nous ne leur arrachons pas un coup de feu. D’Argentan, je remonte sur la route de Caen. Le paysage change. Des landes, des collines, du grès triste et du schiste, les premiers contreforts du massif armoricain si pittoresque que là-bas nous l’appelons la Suisse normande. Nous sommes dans notre secteur. Notre mission est commencée.

Je n’ai pas à attendre longtemps. Ces formes confuses entassées à gauche sur la route de Falaise ? Pas de doute, c’est une colonne de camions ennemis. J’alerte mon mitrailleur de queue – qui est de la région, lui aussi – et ensemble nous tirons à bout portant au ras des boches. Je tourne et je reviens. Cette fois, c’est le mitrailleur de tourelle qui balaie la route de ses rafales. Je tourne encore pour un troisième passage : nous y mettons tout notre cœur. La tâche m’absorbe tant que c’est très tard que j’aperçois une silhouette orgueilleuse qui se profile sur la route : je tire brutalement le manche à moi et j’évite de justesse un peuplier solitaire qui tentait de nous barrer le passage.

Inutile de nous attarder davantage ; je ne sais si nous avons mis le feu au convoi ; ce qui est certain c’est que nous avons infligé des dégâts ; nous avons blessé, tué des Allemands ; nous avons harcelé, retardé l’ennemi, jeté la panique dans ses rangs ; il nous faut maintenant poursuivre notre patrouille et je remonte vers Falaise le long de la voie ferrée. Falaise est un coin malsain dont je sais par expérience qu’il est bien gardé par une D.C.A. dense et précise. J’essaie d’éviter de passer au-dessus de la ville pour rejoindre Bretteville et Thury-Harcourt. Malgré ma manœuvre, les projecteurs ennemis nous happent et pendant quelques secondes mon avion se débat au milieu de la flak qui éclate de toutes parts. Mais nous oublions vite ce moment désagréable devant l’extraordinaire, le féerique spectacle qui nous attend à Thury-Harcourt, où le ciel entier est embrasé par les éclats rouges, jaunes, violets, verts, de la D.C.A. qui a dressé là un mur de feu pour protéger les ponts de l’Orne que les troupes allemandes tentent en ce moment même de repasser.

À 100 mètres au-dessus des collines nous essayons de repérer la position des ponts et des batteries, tout en faisant du tir de harcèlement, puis nous mitraillons un poste de D.C.A. en plongeant vers le sol. Nous ne pouvons pas nous plaindre : le secteur – que l’on nous a confié – est vraiment actif. Nous poursuivons notre route en direction de Condé-sur-Noireau. Mais, aveuglés par les projecteurs, nous traversons l’Orne sans la voir. Mon navigateur s’oriente et nous descendons vers le Sud, où soudain à Athis nous apercevons, magnifiquement illuminé par la lune, un convoi de camions se faufilant à travers le village je tourne et je repasse deux fois, mais sans réussir à me mettre en direction pour lâcher mes bombes ; et finalement nous perdons l’ennemi de vue.

Un court crochet vers l’Ouest nous mène à l’extrême limite de notre secteur et je reviens vers Argentan. Je suis maintenant à 300 mètres. Et alors que tout à l’heure, en rase-mottes, nous avions survolé une ville éteinte et sans réaction, cette fois c’est l’enfer qui se déchaîne d’un coup sur notre passage. J’ai le sentiment que nous nous sommes fourvoyés dans une allée d’explosifs qui s’embrasent et détonnent à notre contact. Je suis environné, encerclé, submergé, ébloui et abasourdi par la flak, je ne m’arrache à un projecteur que pour être pris par un autre, j’évolue en courbes désordonnées, je vire, je pique sur les pommiers et je redresse, je monte en chandelle et je tourne à nouveau. Et d’un coup, aussi soudain que tout à l’heure l’embrasement, c’est le silence et la nuit.

J’ai donné du travail à mon navigateur. Car s’il est difficile dans le clair-obscur de suivre la route au sol quand le pilote maintient un cap constant, la tâche devient surhumaine en cas de manœuvres improvisées comme celles auxquelles j’ai dû me livrer. Pendant quelques minutes nous essayons sans succès de fixer notre position, et nous décidons de mettre le cap plein nord, certains de bientôt rencontrer la Seine. De fait nous nous retrouvons à Honfleur.

Nous avons passé beaucoup plus de temps au-dessus de notre secteur que nous ne l’avions prévu. Mais si nous avons beaucoup mitraillé, nous n’avons pas eu l’occasion de larguer nos bombes sur une cible digne d’elles. Aussi, plutôt que de rentrer à la base, nous décidons de revenir sur nos pas et d’aller bombarder la gare de triage de Serquigny, sur la Risle, où l’on nous a signalé la veille des objectifs importants. On ne nous avait pas trompés : sur la voie de chemin de fer qui longe la rivière, j’aperçois soudain un train de marchandises : cette fois nous tenons notre proie et nous sommes résolus à ne pas la manquer. Je monte à 600 mètres pour donner à mon navigateur une bonne ligne de visée. La visibilité est suffisante, les conditions de l’attaque sont excellentes. Nous voyons les bombes tomber le long du train, entre la route et la voie ferrée, je repasse en rase-mottes entre les collines qui bordent la rivière pour observer les résultats ; le train s’est arrêté, il est enveloppé d’une épaisse fumée noire et blanche. Je veux le mitrailler de ma seule mitrailleuse restée valide, car l’autre s’est enrayée tout à l’heure sur la route d’Argentan. Je l’entends cracher deux, trois balles et elle s’arrête. Nos possibilités d’action sont épuisées. Il ne nous reste ni bombes, ni munitions, et nous avons tout juste l’essence nécessaire pour rentrer.

Mon navigateur me donne le cap du retour. Un peu avant de traverser la côte, nous apercevons un avion qui paraît piquer vers nous. Nous a-t-il vus ? Il ne tire pas. Nous sommes tous très las. Notre patrouille a duré deux heures ; deux heures lourdes d’incidents et d’émotions. Nous avons été en l’air trois heures et quarante minutes. La mer au-dessous de nous est toujours aussi pure.

L’obscurité nous abrite, mais elle nous tend aussi des pièges. Invisibles, nous sommes aussi aveugles : nous ne redoutons la D.C.A., mais la brève rencontre avec le chasseur ennemi qui monte la garde sur les chemins du retour. Comme les navires de ligne qui changent leur cap toutes les 30 secondes pour tromper les sous-marins je penche mon avion d’un mouvement rythmique tantôt vers la droite et tantôt vers la gauche, pour rendre plus difficile une attaque par l’arrière, la plus dangereuse pour le Boston, et pour que mes mitrailleurs puissent scruter tour à tour tous les points de l’horizon.

Une escadrille au sol (RFL).

Nous sommes las, mais chacun demeure tendu à son poste ; car c’est le moment que l’ennemi, si souvent, guette le moment où la vigilance se relâche. Et maintenant, très loin, très haut sur l’horizon, droit devant moi, j’aperçois le petit point rouge intermittent qui nous annonce la côte anglaise, le havre de grâce, la fin de tout danger. Je le vois, et puis je ne le vois plus, et je ne sais à quel moment mes yeux fatigués m’ont trompé. Mais il reparaît à nouveau, le petit phare rouge de Ford, tout près cette fois, et il grandit, et maintenant les phares amis ne nous quitteront plus jusqu’à notre terrain. Nous ne pensons plus qu’à rentrer, à dormir. Nous nous posons. Mais nous dormons mal : car lorsque nous nous couchons, très tard, presque à l’aube, cinq de nos équipages ne sont pas encore rentrés.

Le lendemain matin nous apprenons que l’un des avions manquants s’est posé, une hélice en drapeau, sur un terrain de secours, près d’Arromanches.

Les quatre autres appareils ont été descendus : quatre équipages, seize de nos camarades, ont disparu.

Le mystère de leur destinée planera sur nous pendant de longs mois.

Et puis, un jour, nos avions se posent enfin sur le sol de France. Les nouvelles nous arrivent par bribes :

L’équipage du sous-lieutenant Dubois et celui du sergent Houriez ont été tous deux abattus dans l’enfer multicolore de Thury-Harcourt. Avec Houriez est tombé un de nos enfants des îles du Pacifique, le sergent-chef Kainuku. À l’appel du général de Gaulle il était accouru de la lointaine Tahiti sacrifié pour cette France entrevue seulement au travers d’un collimateur de mitrailleuse, pour cette France tant aimée mais jamais atteinte, pour cette France au sein de laquelle il repose maintenant d’un éternel sommeil.

Mon ancien avion, le « U », cette nuit-là avion de l’équipage du sergent-chef Bonneville, a été abattu par la D.C.A. près de Condé-sur-Noireau. C’était l’avion le plus « troué » du groupe ; depuis plus d’un an il semait la mort dans les rangs ennemis. Rapiécé, repeint, entretenu comme un bijou par mon mécanicien le sergent-chef Jean, il avait fière allure. Jean et moi nous nous sentions invulnérables à son bord, et pourtant, ce soir-là il ne devait pas revenir, lui pourtant toujours si fidèle. Dans ses ferrailles tordues et brûlées, le sergent-chef Jean a trouvé la mort.

L’avion du sergent-chef P… s’est écrasé dans un bois au Nord-Est de Falaise. P…. un de nos meilleurs pilotes, totalisait déjà près de 50 missions, parmi les plus dangereuses. Il avait eu l’honneur exceptionnel, comme sous-officier, de mener plusieurs fois l’escadrille « Metz » au combat.

Ricardou, le mitrailleur de P…, avait été tué en plein vol. Amputé d’une jambe deux ans plus tôt, ce soir-là et pour la cinquantième fois, Ricardou enleva sa jambe artificielle et monta à son poste de mitraillage en s’aidant de ses deux béquilles. Sur sa tombe normande, hâtivement creusée, on a retrouvé deux béquilles brisées. Cornement le navigateur, affreusement blessé et mourant dans les débris de son avion, fut découvert à l’aube par une patrouille de S.S. qui l’acheva bestialement à coups de mitraillette. P… et D…. tous deux blessés, furent recueillis et cachés pendant plusieurs jours par de courageux fermiers normands. Échappant aux recherches de l’ennemi, ils réussirent à gagner les lignes alliées 15 jours plus tard, pour venir, indomptés, reprendre leur place au combat.

Au début d’octobre 1944, par une coïncidence extraordinaire, j’ai rencontré à Camberley un Alsacien, engagé de force dans l’armée allemande, qui la nuit du 4 août 1944 servait une pièce de D.C.A. à Argentan. Nous avions quelques souvenirs communs, et pourtant, son nom, son visage se perdent dans ma mémoire.

Mais nous tous, au « Lorraine » nous n’oublierons pas la nuit du 4 au 5 août 1944.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 3b, octobre-novembre 1946.