La Flak et la peur

La Flak et la peur

La Flak et la peur

Par le lieutenant-colonel André Ribeiro

Le 28 février 1944, au-dessus du bois de la Justice. Un bombardier du groupe « Lorraine » est pris sous le feu de la Flak. (Photo : André Ribeiro).

Le 8 février 1944, pour ma toute première mission au « Lorraine » avec l’adjudant Issard comme pilote, le sergent Veuillet radio et le sergent Brabant mitrailleur, je suis désigné pour aller participer à un « no ball », c’est-à-dire aller bombarder un de ces fameux sites de V 1, redoutés pour leur défense antiaérienne.

Dans notre formation, notre leader est le capitaine Garot, son navigateur le lieutenant Jean. Le numéro deux est le sous-lieutenant Allégret, le numéro trois le lieutenant Forsans, le numéro quatre l’adjudant Kerbrat, nous sommes numéro cinq et le sergent Pierre est numéro six.

Tout va bien jusqu’à la côte française que nous franchissons à 11 000 pieds entre Le Touquet et Berck. Là, nous changeons de route pour éviter Montreuil, où l’on nous a signalé des batteries de 88 allemandes, et pour nous diriger vers le Bois de la Justice, près de Fruges.

L’altération de cap est trop violente et un peu prématurée, nous empiétons dans la zone de DCA active. Le résultat ne se fait pas attendre, et il n’y a pas cinq minutes que nous sommes au-dessus de la France que je vois s’aligner, exactement à notre hauteur et un tout petit peu sur notre gauche, deux flocons noirs au cœur rouge ; c’est la DCA. Je n’ai guère le temps de réfléchir que se produit la troisième explosion, sur le numéro 3 de notre boîte.

Le Boston du lieutenant Forsans est instantanément coupé net au ras du bord de fuite des ailes, le fuselage et l’empennage ont totalement disparu. Pendant un très court instant, ce qui reste de l’avion continue à voler, à sa place, dans la formation. Ses moteurs tournant toujours.

Un équipage du « Lorraine » en août 1944. On reconnaît André Ribeiro (navigateur), Koll (mécanicien), Binesse (mitrailleur) et Louis Vannier (pilote).

De l’équipage, seul le lieutenant Forsans s’en tirera et sera fait prisonnier après avoir sauté en parachute. (Ce qui est pratiquement impossible à réaliser avec un Boston entier : le pilote s’éjectant par le haut est systématiquement chopé par le plan fixe de la dérive ; mais là il n’y en avait plus.)

Après ce coup direct, que je ne reverrai jamais plus, je suis littéralement vidé de peur. C’est un automate qui fait ouvrir les portes de la soute et qui largue ses bombes au « top » du leader. Heureusement, car j’aurais bien été incapable de faire une visée correcte, tant mon estomac fait des nœuds.

Le reste de la mission se déroule sans incident.

De retour au dispersal, le lieutenant-colonel de Rancourt, déjà au courant des faits, vient à notre rencontre :

« Vous êtes sur les ordres de cet après-midi. Il ne faut pas rester sur une mauvaise impression. »

Et c’est l’estomac vraiment serré que j’ingurgite le repas de midi.

Puis, sans transition, c’est un nouveau briefing pour un nouveau « no ball ».

Mais la mission de l’après-midi, menée par Sommer, qui sait louvoyer entre les zones de Flak, est sans histoire.

Au retour le moral est vraiment meilleur. Dire que je n’ai plus peur serait inexact. Mais il y a des degrés et de ce côté-là c’est en nette régression.

Et puis, les missions s’ajoutant aux missions, cette notion de peur continuera à s’amenuiser, pour disparaître presque complètement et me donner l’impression que je suis devenu invulnérable.

Ce qui n’est peut-être pas tout à fait vrai car, six mois plus tard, le 26 août exactement, avec P’tit Louis Vannier, pilote, nous volerons comme leader d’une boîte de six avions, aux abords de Rouen, et nous nous préparerons au « bombing run », quand je serai surpris de voir la très épaisse glace anti-balles du viseur se creuser d’un gros impact.

Attentif à mon travail de bombardier, je n’avais pas remarqué la Flak qui nous harcelait.

« Et pourtant, il devait y en avoir », me dira le préposé à la réintégration des dinghys quand je lui rendrai le mien. Et, pour appuyer ses dires, il me fera remarquer que mon canot pneumatique est percé, et d’en extraire et de me remettre un éclat d’obus plus gros qu’une noix.

Sachant que ce dinghy me servait de siège, pour un peu !!!

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 291, 3e trimestre 1995.