La justice de Vichy et les Français libres : le cas de Félix Broche

La justice de Vichy et les Français libres : le cas de Félix Broche

L’itinéraire de Félix Broche

broche-felixOfficier d’active, promu capitaine en septembre 1938, à 33 ans, Félix Broche est affecté au commandement du Détachement d’Infanterie coloniale de Papeete. Il y arrive en juillet 1939. Deux mois plus tard, à la suite de la déclaration de guerre, le Détachement devient la Compagnie autonome d’Infanterie de Marine à Tahiti. Dans les mois qui suivent, Broche se consacre à l’instruction des hommes et à l’organisation de la défense de l’île jusqu’à l’armistice de juin 1940. Il n’est pas un rebelle. Comme tous les officiers français, toutes générations confondues (à la notable exception de Charles de Gaulle qu’un conflit personnel oppose au Maréchal), il respecte et admire le « vainqueur de Verdun ». Il désire seulement poursuivre le combat aux côtés des Britanniques et espère jusqu’au bout que telle est l’intention du gouvernement de Bordeaux, qui s’installe à Vichy le 1er juillet. Il demande en vain, et à trois reprises, au lieutenant-colonel Denis, commandant des troupes françaises du Pacifique à Nouméa, à être dirigé sur l’Australie. Ses demandes sont repoussées.

L’armistice, l’occupation du territoire national par l’ennemi, puis la démobilisation de sa Compagnie (10 août 1940) l’incitent à se tourner vers de Gaulle : « Il ne s’agit que de considérer la valeur morale et spirituelle d’un homme, son courage, sa volonté, écrit-il. Et de Gaulle a une voix qui ne trompe pas. Elle vibre de foi, de sincérité, de patriotisme. Apportons-lui notre confiance et nos ressources, nos pauvres forces. Si nous pouvions rester unis pour cela ! » Mais il refuse de se mêler des préparatifs du ralliement de Tahiti : « C’est de la politique, ce n’est pas mon rôle, explique-t-il. Moi, je dois partir pour me battre. » Il ne se rallie officiellement au « Comité de Gaulle » à Papeete qu’une fois le coup d’Etat accompli et approuvé par la population tahitienne à une majorité écrasante. Dans une lettre au « Comité du Gouvernement provisoire des Etablissements français de l’Océanie », il fait savoir que son ralliement, comme celui de tous les militaires et cadres de carrière, ainsi que celui des cadres de réserve et des soldats tahitiens actuellement en service à la Compagnie n’est motivé que par le désir de « continuer la lutte contre les ennemis de notre patrie », à l’exclusion de toute considération d’ordre politique ou économique. Dans les sept conditions mises à ce ralliement, seule la deuxième avait une réelle portée : « En aucun cas, les militaires de la Compagnie autonome d’infanterie coloniale de Tahiti ne seront appelés à faire usage de leurs armes contre d’autres Français, quels qu’ils soient, le cas de légitime défense et de maintien de l’ordre public exceptés. » Ces deux dernières réserves, il est vrai, pouvaient laisser prévoir l’engagement éventuel des « Pacifiens » contre les troupes vichystes (1)

Dans les semaines qui suivent, il lève trois cents volontaires destinés à aller former en Nouvelle-Calédonie le « Corps expéditionnaire français du Pacifique ». Le 25 septembre 1940, de Gaulle le nomme commandant supérieur des troupes du Pacifique ; il quitte Tahiti pour la Nouvelle-Calédonie, le 20 octobre 1940. Avec le très actif soutien du gouverneur Henri Sautot, qui a rallié le territoire un mois plus tôt, il s’attache alors à mettre sur pied un Corps expéditionnaire ne comprenant que des volontaires de la Polynésie, de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles Hébrides. Promu chef de bataillon le 1er février 1941, il prend le commandement du premier contingent du Corps expéditionnaire du Pacifique, bataillon à l’effectif de 600 hommes, dont 300 Tahitiens, qui quitte Nouméa, à bord du paquebot Zealandia, le 5 mai 1941. En août 1941, après 45 jours d’entraînement en Australie, les « Pacifiens » arrivent enfin en Palestine. Pendant cinq mois, le contingent, devenu le Bataillon du Pacifique (BP1), est instruit, entraîné et armé, avant d’être engagé dans la campagne d’Afrique au sein de la Première Brigade Française Libre (1re BFL) du général de Larminat.

Promu lieutenant-colonel en octobre 1941, Félix Broche conserve, à sa demande, le commandement du bataillon, qui se met en marche vers la Libye (fin décembre 1941). Le BP1 se signale d’abord dans les combats d’Halfaya et de Tengeder (mi-janvier 1942), avant d’être dirigé sur Bir Hakeim, où la 1re BFL a reçu l’ordre de relever une unité britannique (15 février 1942). Trois mois plus tard, les forces germano-italiennes, commandées par le général Rommel, attaquent la position française, qui résiste vaillamment, compromettant ainsi irrévocablement la tentative ennemie de s’emparer de l’Egypte et du canal de Suez. La veille de l’évacuation de Bir Hakeim, Félix Broche est tué, avec son adjoint, le capitaine Duché de Bricourt (9 juin 1942). Tous deux seront faits Compagnons de la Libération l’année suivante.

Félix Broche jugé par Vichy

La première sanction intervient au début de 1941. Mme Broche, qui vit à Tunis avec ses deux enfants en bas âge, reçoit une lettre du Secrétariat d’Etat aux Colonies (2), Direction des services militaires, 1er Bureau, ainsi libellée :

Clermont-Ferrand, 30 janvier 1941

Madame,

J’ai le pénible devoir de vous informer que les renseignements reçus sur l’activité et l’attitude de votre mari ne me permettent plus de le considérer comme un officier resté loyal vis-à-vis du gouvernement légal.

En conséquence, je suis au regret de vous faire connaître que la délégation mensuelle de Frs. 1500, que votre mari a souscrite en votre faveur, se trouve révoquée à partir du 1er janvier 1941.

Toutefois, dans un but d’humanité, et pour éviter que les familles ne soient frappées trop durement par la faute de leur chef, il vous sera alloué un secours sur votre demande, justifiant que vos ressources personnelles sont insuffisantes pour subvenir à vos besoins (et à ceux de votre famille). Ce secours consistera en une allocation journalière de 10 frs. En ce qui vous concerne et de Frs. 4,50 par personne à votre charge. Il vous sera payé dans les mêmes conditions que la délégation dont vous jouissiez précédemment.

Veuillez agréer, Madame, l’assurance de ma considération distinguée.

P. le Contre-Amiral, Secrétaire d’Etat aux Colonies et p. o.,
Le colonel Casseville, directeur des Services militaires
(3)

Le 4 mars, Mme Broche adresse au secrétariat d’Etat aux Colonies une demande de secours. Bien qu’elle soit aidée par ses parents, ses ressources personnelles demeurent en effet insuffisantes pour subvenir à ses besoins. Six semaines plus tard, le 13 mars 1941, la direction des services militaires, 2e Bureau, l’informe qu’elle bénéficie à compter du 1er janvier 1941 d’un secours de 570 francs par mois, qui lui sera payé à la fin de chaque mois par l’Intendant chef du service de l’Intendance des Colonies, à Marseille, auquel elle est désormais invitée à s’adresser pour tout ce qui concerne cette allocation. Le 28 mars, elle reçoit une nouvelle lettre, émanant cette fois du Secrétariat d’Etat à la Guerre, Cabinet du Ministre, portant le n° 5.950/SP/CAB. Curieusement, cette lettre officielle porte l’en-tête « République française » (4) :

Vichy, 28 mars 1941

Madame,

En réponse à votre lettre du 4 mars 1941, à la suite d’une enquête auprès de la Direction des Troupes coloniales, le général Huntziger (5) me charge de vous faire savoir qu’il est impossible de revenir sur la décision prise concernant votre délégation de solde ; tout en étant inspiré par des sentiments très patriotiques que personne ne met en doute (6), le capitaine Broche a pris une position tellement nette qu’il n’est pas permis au commandement de l’admettre. Il s’est rallié au mouvement de dissidence de l’ex-général de Gaulle et a entraîné l’adhésion de sa troupe et de ses cadres au mouvement insurrectionnel. Il l’a signifié d’ailleurs dans une lettre adressée le 3 septembre au Gouvernement provisoire local.

Avec tous mes regrets, je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes respectueux hommages,

L’Officier d’Ordonnance :
Capitaine de Chabot

Cette lettre est remarquable en raison de l’appréciation portée par son signataire – et peut-être même par le secrétaire d’Etat à la Guerre, figure emblématique de la collaboration avec l’occupant – sur Félix Broche. On reconnaît ainsi à Vichy que le ralliement du « capitaine » (et non « ex-capitaine ») Broche à la « dissidence » gaulliste a été inspiré par des « sentiments très patriotiques ». La personnalité du signataire explique, il est vrai, cette surprenante appréciation : ancien des Scouts de France, le capitaine de Chabot fait partie de ces officiers de l’armée de l’armistice opposés à la collaboration, non gaullistes mais résolus à préparer la revanche, qui grossiront plus tard les rangs de l’Organisation de résistance de l’armée (ORA) : « Pétain est un vieux con entouré de généraux battus (7) », professe-t-il. La formule de politesse tranche avec les précédentes : à la « considération distinguée » des autres courriers, succèdent un inhabituel « avec tous mes regrets », suivi de « respectueux hommages », où il est permis de voir ce qui ressemble fort à une marque déguisée de sympathie.

Jusqu’au début de l’automne suivant, on ne s’occupe pas, à Vichy, du chef du Bataillon du Pacifique. Le 4 octobre 1941, alors qu’il est sur le point d’être promu lieutenant-colonel par de Gaulle, Félix Broche, comme plusieurs protagonistes du ralliement de Tahiti à la France Libre (parmi lesquels le docteur Émile de Curton, gouverneur de l’Océanie), est visé par un décret portant déchéance de la nationalité française, signé du Garde des sceaux, ministre secrétaire d’Etat à la Justice, Joseph Barthélemy (8). Quatre mois plus tard, son dossier est transmis à la Cour martiale de Saïgon, qui prononce à l’encontre du « capitaine d’infanterie coloniale » Broche une condamnation à la peine de mort, accompagnée de la dégradation militaire et de la confiscation des biens (arrêt du 5 février 1942). Cette condamnation, par contumace, sera exécutée quatre mois plus tard à Bir Hakeim (9).

François Broche

(1) En fait, cette éventualité ne se produira pas, le Bataillon du Pacifique n’étant arrivé au Moyen Orient qu’après le conflit fratricide de Syrie…
(2) Curieusement, cette lettre portait le tampon de la signature d’Henry Lémery, qui avait été secrétaire d’État aux Colonies du 12 juillet au 6 septembre 1940. Il avait été remplacé par le contre-amiral Charles Platon, qui, sera secrétaire d’Etat aux Colonies jusqu’au 18 avril 1942.
(3) Le colonel Casseville avait retrouvé au cabinet de Platon l’ex-gouverneur vichyste de l’Océanie Chastenet de Géry, nommé après son départ de Papeete, chef de cabinet du Secrétaire d’Etat aux Colonies.
(4) La République française avait été remplacée par l’Etat français, à la suite du vote de l’Assemblée nationale, le 10 juillet 1940.
(5) Le général Charles Huntziger était secrétaire d’Etat à la Guerre depuis le 6 septembre 1940. Il disparaîtra dans un accident d’avion le 12 novembre 1941. Cette mention de son intervention a été ajoutée à la main au-dessus de la ligne dactylographiée.
(6) L’« ex-capitaine » Félix Broche sera néanmoins déchu de la nationalité française par un décret du Maréchal de France, chef de l’Etat français, daté du 4 octobre 1941. Le 5 février 1942, il sera condamné (par contumace) à la peine de mort, à la dégradation militaire et à la confiscation de ses biens par la cour martiale de Saïgon.
(7) Voir notamment Mathias Orjekh, Du scoutisme juif à la Résistance, un même engagement. Le capitaine de Chabot ne cachait pas son hostilité au statut des Juifs.
(8) La décision de déchéance de la nationalité française sera rapportée par l’ordonnance du 18 août 1943.
(9) Cette condamnation sera annulée par un arrêt de la cour d’appel de Saïgon, chambre de révision, du 17 mai 1947.

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