Honoré d’Estienne d’Orves : un homme libre
Cher lecteur, ne penses-tu pas que chaque homme véritable diffuse un message, que ce message puisse être différent, perçu par chacun de nous à sa façon ? Ainsi en est-il de mon père Honoré d’Estienne d’Orves, et j’aimerai te faire connaître ce qu’il représente pour moi. Il me semble que cela peut être important pour toi aussi, que ce nom ne soit pas seulement celui d’une rue, d’une plaque sur un mur ou d’une station de métro avec un drôle de prénom : Trinité ! (1) Alors, écoute ce que j’ai compris, ce qui m’est cher, partage avec moi son message.
À la mort de mon père, Honoré d’Estienne d’Orves, j’avais 9 ans.
1937. Mon oreille d’enfant perçoit son pas rapide. Il monte l’escalier quatre à quatre pour nous rejoindre dans l’appartement haut perché, que nous habitions sur le Cours d’Ageot à Brest. Bientôt au bruit de ses pas s’ajoute le tintement des attaches d’argent qui retiennent sa grande cape d’un bleu sombre, un bond pour ouvrir la porte, il nous saisit dans ses bras, nous fait tourner vivement, approchant des nôtres son visage rieur, aux yeux plissés de joie. Tourbillon d’allégresse, ainsi vis-tu dans ma mémoire, éclairant les heures parfois ternes de la vie quotidienne.
Père tôt disparu, et cependant jamais perdu, compagnon, maître à penser, son image s’enrichit et se précise : aux souvenirs d’enfance, s’ajoutent les lectures, relectures de ses écrits, cahiers de bord, lettres, les récits de ceux qui l’ont rencontré, un message, parfois vieux de cinquante ans, qui nous parvient aujourd’hui, nous le rendant tout proche. Cela me fait penser à cette phrase d’étonnement naïf d’un de ses matelots auxquels il expliquait « La leçon d’anatomie » de Rembrandt, lors d’une visite d’Amsterdam : “Ce mort là, Mon Commandant, il est vivant !” Ainsi, vois-tu, le message garde la chaleur de la vie.
J’aime cette photo, où adossé au bastingage de son navire, il regarde l’horizon rêveur, semblant voir surgir quelque terre lointaine. J’aime aussi à l’imaginer dans le silence de sa cabine, pieds nus, couvrant les pages blanches de son journal de bord, de son élégante écriture penchée, avec la joie d’avoir une bonne plume, sans jamais de ratures ou de fautes d’orthographe.
D’Estienne d’Orves, homme libre, homme épris de beauté, pétri d’amour des hommes, animé d’une foi pure, tel je m’efforcerai de l’évoquer pour toi, en lisant par-dessus son épaule.
Il aime la liberté, un mot qui a des ailes et que l’on retrouve souvent dans ses écrits, la sienne et celle des autres, jusqu’à sacrifier sa vie pour elle. Est-ce la raison pour laquelle il choisira la carrière de marin, (le poète dit : “Homme libre, toujours tu chériras la mer”) (2), alors que son milieu familial est solidement attaché à la terre, celle des rudes garrigues de la Provence paternelle, celle des jardiniers qui désherbent et font naître des plantes nouvelles, à Verrières, berceau de sa famille maternelle (3).
« Joyeux, comme voient ses soleils,
À travers la plaine splendide du ciel,
Courez, frères, votre chemin, joyeux
Comme un héros vers la victoire… »
SCHILLER
Hymne à la joie
En 1923, il est midship à bord du navire école, la Jeanne d’Arc, embarqué pour le traditionnel tour du monde. Ouvrons le premier cahier, c’est celui d’un étudiant qui échappe à l’austère discipline du bord, lors des escales, avec toute la fougue de la jeunesse. Nous le suivons habité par l’intense joie de vivre, qui ne le quittera jamais, escaladant, explorant, découvrant les exquises baignades, le sommeil ensuite, sur le sable pur, brûlé de soleil, dansant avec « les jeunes filles drôles et ravissantes », recevant à bord les invités: “… un monde fou mais fort discipliné, on s’écrase les pieds en cadence mais avec enthousiasme…”
“FUNCHAL, 26 octobre, … les rues sont pavées de galets rendus brillants par le passage des traîneaux à bœufs, à mulets et à hommes qui sillonnent ce pays sympathique… Nos chevaux – entiers – sont minuscules et très ardents. Ils trottent et galopent avec enthousiasme dans ces terribles petites rues pavées dont la pente doit atteindre 25 %. Notre cicérone – maquignon – conducteur de toboggan, le nommé Vicira, trotte derrière nous avec non moins d’enthousiasme, mais transpire abondamment. Il est fort propre et bien rasé, et ne manque pas d’un certain chic anglo-portugais… Retour à Funchal en toboggan, fauteuils d’osier où l’on tient deux, et qui dévalent la pente à toute allure, guidés pas deux bonshommes qui se tiennent debout derrière et freinent au besoin avec le pied, C’est assez vertigineux et fort amusant. Nous sommes redescendus en vingt minutes, alors que nous avions mis près de deux heures à monter. Je passe sur les arrêts dans les différents bistros où il fallait goûter du Madeira – the finest – et abreuver nos cochers…” (4).
Les escales lui permettent de découvrir les beautés dont il fait ample moisson, beautés de la nature, beauté mystérieuse des sites où s’inscrivent les civilisations anciennes, il les dit avec la vive sensibilité d’un poète, la profondeur d’un homme de culture qui en connaît le langage secret. Ainsi nous raconte-t-il Chellah, au cours d’une visite de Rabat :
“Chellah, murs épais, bruns, dévalant le long de la colline et en bas, gardée par la double enceinte, l’adorable ruine avec son allée d’orangers couverts de fruits d’or… et le bassin plein d’eau claire, entre les deux vasques de marbre, la stèle à inscription arabe d’un côté, latine de l’autre… un buste de femme et cette robe de marbre aux plis purs et forts.
Je veux caresser de la main cette terre compacte, de quoi je sens qu’elle contient des trésors et des événements sans nombre…” (5).
Le voici en mer de Chine, dans le recueillement de sa cabine revivant l’exquise errance parmi les tombeaux de Hué : « Chassé de ma table tous les papiers – les compte rendus de torpille à faire (je les ferai) – les papiers de l’école… Tout cela n’est rien, ce n’est pas pour cela que je suis ici, tout cela je le dépasse et l’annihile, O ! puissance, tout à l’heure, de cette musique qui ne laissait en moi, dans l’atmosphère même, place à rien d’autre, qui annihilait en remplissant, semblable à l’éther. Je viens longuement de lire le Buddha du docteur Ismard. Me sens d’une euphorie parfaite, tout souriant. Petit, ferme cette porte, que l’extérieur ici ne pénètre point… cette traversée de la rivière des Parfums, là-haut, loin en amont, dans ce sampan glissant, calme sur la surface de l’eau, entre les rives ombragées. Je vous dirai, ô cyprès dont la ramure s’approche, et tout humide se tend vers moi pour m’accueilli… le jardin de la mort et ses collines amicales, et son lac vert. Et surtout les yamens qui se suivent, bas, et dont les stores tamisent la lumière pâle de ce ciel gris… la pluie vraiment tombe, nous nous perdons dans les mille routes, entre les collines et les maigres rizières de ce grand parc. Voici la plaine, le puissant Nam Giao, évoquant la suprême communion de l’empereur et du ciel, voici les modestes tombeaux, voici les fumées de la ville… » (6).
J’aime qu’il soit un homme sans frontières, sans idées préconçues, jamais snob ou distant. Aussi le sent-on profondément fraternel, homme parmi les hommes tout simplement. Il s’insère naturellement dans la trame de leurs vies, dans l’infinie diversité des conditions sociales, des religions, des modes de pensée. Son élan vers eux, n’est jamais curiosité de voyageur, mais désir de comprendre, de partager, communion de l’esprit et du cœur, amour de l’autre.
“… Je rencontre Rowgee, et à partir de ce moment j’entre en plein dans la vie de ces jeunes brahmines, pour qui je suis une attraction (leur étonnement de voir l’intérêt que je prends aux choses de leur vie), et qui me font passer de merveilleux moments. Ces heures passées devant le logement de Patwardan, assis sur une chaise, buvant de l’eau glacée, pendant qu’ils sont cinq ou six debout autour de moi, discutant, et qu’apparaissent, à la fenêtre ou à la porte, des enfants rieurs, vite fuyant devant nos airs absorbés…” (7).
Rencontre encore, celle de « cet étudiant de Lucknow, voyageant à travers les Indes, sans chaussures, vêtu d’un simple pagne, émerveillé car c’est la première fois de sa vie qu’il parle avec un Européen, il en oublie de regarder les sculptures que je dois moi-même lui expliquer. » (8).
C’est avec l’impatience de celui qui va retrouver les siens, qu’il saute sur le quai du port d’Alger :
“Je me plonge de nouveau dans la vie arabe. Assis sur un banc de pierre, longue conversation avec deux « jeunes indigènes », très violents contre les Français, (quoique se disant aimer la France, grande dame noble et amie). Mais les passeports refusés, les procès toujours perdus par les indigènes, contre qui toujours on donne raison aux blancs (même juifs ou Espagnols). La naturalisation qui ne sert à rien. Le service militaire de deux ans et moins de droits que les blancs… bien souvent, que répondre ? Et puis je veux être un ami, non un orateur politique… je m’en tire avec un sourire.” (9).
Et combien lui est douloureux de tourner la page, de voir disparaître à jamais ses familles de rencontre : “Quelle tristesse de quitter dès ce soir ces braves gens, enfin… c’est le lot du marin, mais jamais je ne vis une campagne tissée comme celle-ci, d’arrachements successifs…” (10).
“La plage de Sanur… les indigènes sont là, près de nous, semblant comprendre l’amer regret qui nous étreint, nous qui partons…” (11).
Car c’est l’approche des autres qui lui rendent les escales si chères, si précieuses. Ses lectures l’y préparent, lui rendent à l’avance familiers les hommes et les pays vers lesquels le mène son voyage. Et lorsqu’il reprend la mer, ce sont encore des livres qui enrichissent la connaissance acquise. Chez ce chrétien profondément sincère, on lit à chaque pas l’intérêt qu’il porte aux autres religions (l’essentiel pour bien des hommes, n’est-il pas leur foi ?) Tel est le sens de ses discussions théologiques avec les brahmines ou les jeunes étudiants du Caire, (“à El Azhar où je me sens chez moi”), de ses dialogues sur quelque banc, avec un vieil érudit rencontré dans la Medina d’Alger ou celle de Tunis. Et je citerai, ici une escale à Djibouti :
“Je veux être à la mosquée pour la prière du soir. Grande salle carrée, sans aucun ornement, passée, murs, colonnes et plafonds, à la chaux blanche. Seul le mihrab est peint en bleu – et à côté, le member n’est qu’un escabeau de quelques marches. Mais la foule… la foule pieds nus, bigarrée, qui tout à l’heure sera si recueillie. Près du grand bassin aux ablutions, semblable à un lavoir, sous un petit groupe de palmiers, je me déchausse, puis marche sur les nattes usées. Je m’assieds, calme, objet pourtant de grosse curiosité pour tous ces hommes. On me parle arabe, je souris sans répondre, mais bien vite quelques mots de français, puis grande conversation avec un Égyptien, la figure encore ruisselante de l’eau des ablutions. L’imam m’admet dans la mosquée, je m’accroupis au dernier rang, mais vite on vient me chercher et je dois me mettre debout parmi les autres, rangés en lignes bien droites, les jambes légèrement écartées et mes pieds touchant les pieds nus de mes voisins. À partir de ce moment, personne ne me regarde plus, tous sont tournés vers la Mecque, la prière commence…” (12).
Combien la prière lui est chère, celle préférée de Dieu, nous dit-il, la prière en commun : car il lui semble que la prière n’est pas seulement un acte de dévotion individuelle, qu’elle se doit d’être communion, d’effacer les différences, qu’elle prend tout son sens lorsqu’elle réunit les hommes, côte à côte, dans un même recueillement.
“Le jour tombe et l’extraordinaire profil du Bouddha est plus mystérieux encore. Sa bouche respire la bonté et la sérénité du bonheur atteint, tandis que ses grands yeux baissés semblent le savourer. Cette statue, c’est l’intelligence elle-même. Que je comprends qu’on aime un dieu qui manifeste de si douce façon sa puissance. Nous sommes assis sur de gros coussins poussiéreux, les yeux tournés vers le dieu sage. 0 ! Bouddha, donne nous un peu de ta sagesse profonde. Tu vois autour de toi, réunis, d’autres dieux de bois doré, tous dans la même attitude méditative, s’efforçant à la perfection par toi seul atteinte. Et nous, venus d’Occident, à qui notre Dieu tout puissant a donné la force en même temps que l’amour, nous retrouvons en ton image la sérénité parfaite du Créateur.
L’encens jeté sur le charbon du brûle-parfum, de nouvelles torches odorantes allumées ont animé l’obscurité. Une psalmodie commence, un langage inconnu scandé par des coups régulièrement frappés sur le gros tambour dont le parchemin résonne. Et Bouddha, impassible, continue son éternelle méditation… Les litanies finissent, tout rentre dans le calme, il fait plus sombre encore, la lumière des torches a attaché un reflet au coin de l’œil de la statue, le Bouddha gigantesque a pleuré… et nous, émus et recueillis, quittons le sanctuaire.” (13).
1940, la guerre, monstrueuse, niant toutes les valeurs dont il est imprégné, comment d’Estienne d’Orves va-t-il la vivre ? Une seule voie pour lui, lutter, se démarquer de la ligne d’abandon suivie par ses chefs. Son engagement dans la Résistance est l’évolution logique de son sens atavique de l’honneur. Il rejette l’esclavage, et lorsque les verrous de la prison se referment sur lui, son esprit demeure libre, plus encore, un esprit que rien ne saurait arrêter, qui pénètre dans les cellules de ses compagnons, insuffle l’espoir, enseigne des moyens de défense, imagine toutes les ruses pour leur épargner la peine de mort. Car, celle-ci, d’Estienne d’Orves la revendique pour lui seul. Les autres n’ont fait que le suivre, dit-il, il est seul responsable.
À la prison de Fresnes, il est terriblement occupé, pas question de paresser sur un bas-flanc en comptant les heures. Prier, réfléchir, écrire, lire, jusqu’au bout, jusqu’à l’aube cruelle du 29 août 1941. Le talus du Mont-Valérien semble se souvenir : ni bandeaux, ni entraves, ni haine, ni désir de vengeance, mais seulement l’espoir et l’amour. Trois hommes, trois frères de combat, tombent pour un monde libre : d’Estienne d’Orves, Barlier, Doornik.
À lire ses lettres et ses cahiers de captivité (14) ami, tu n’éprouveras nul ennui, nulle tristesse, tu y trouveras la fin du message, solidement pratique et d’une haute spiritualité tout à la fois. En guise de conclusion à ces lignes, je te dirais ce qui m’y semble le plus précieux, le plus actuel aussi, l’esprit de tolérance, la forme la plus généreuse de l’amour, celle qui seule peut sauver la paix, la justice, la liberté.
Monique et Rose d’Estienne d’Orves
(1) À Paris, dans l’église de la Sainte-Trinité, d’Estienne d’Orves donnait ses rendez-vous à ses compagnons résistants. La place et la station de métro s’appellent aujourd’hui «Trinité d’Estienne d’Orves ».
(2) « L’homme et la mer » de Baudelaire.
(3) La famille de Vilmorin, qui avait à Verrières-le- Buisson ses terres de culture et ses laboratoires.
(4) Funchal, île de Madère, octobre 1923.
(5) Nécropole de Chellah, Maroc, janvier 1931.
(6) Viêtnam, mars 1932.
(7) et (8) Bombay, novembre 1931.
(9) Alger, 1932.
(10) Singapour, décembre 1931.
(11) Bali, janvier 1932.
(12) Djibouti, novembre 1931
(13) Île de la Grande Putu, mer de Chine, novembre 1926.
(14) « Honoré d’Estienne d’Orves » Rose et Philippe Honoré d’Estienne d’Orves, éditions France Empire, 1985.
* Tous les documents photographiques de cet article proviennent de la collection privée de Mme Honoré d’Estienne d’Orves.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 276, 4e trimestre 1991.