Le groupe « Bretagne »
par le lieutenant-colonel de Saint-Péreuse
Le groupe « Bretagne » (reconnaissance et bombardement) mérite une place à part dans les Forces aériennes françaises libres. Ce groupe fut toujours sous commandement français.
Il acquit son originalité, son esprit d’équipe si particulier, au cours des campagnes d’Afrique : Koufra, Fezzan, Fezzan-Tripolitaine où il fit ses premières armes sous les ordres du général Leclerc. Par la suite, à partir de 1943, devenu un groupe de bombardement moyen, il fut intégré dans l’aviation d’Afrique du Nord, sans perdre pour cela ses traditions et ses caractères originaux ; il participa alors aux campagnes d’Italie, de France, d’Allemagne.
C’est le détachement permanent des Forces aériennes du Tchad qui est à l’origine du « Bretagne ». Ce détachement créé avant la guerre était basé à Fort-Lamy. Son rôle était d’effectuer la liaison entre les postes du Tchad et d’assurer la couverture de la frontière franco-italienne. Son effectif était de quatre Potez 25 et de trois Potez 29 Limousine. Dès le ralliement de l’Afrique équatoriale française au général de Gaulle, le détachement permanent des Forces aériennes du Tchad se joint aux Forces Aériennes Françaises Libres. Il est renforcé en octobre 1940 par des Lysander venus d’Angleterre avec le groupe du colonel de Marmier. Dès décembre 1940, il prend part à la campagne de Koufra aux côtés du G.R.B.1 (1). Il effectue alors des missions de liaison, d’évacuation ou de ravitaillement. Ces missions exécutées avec des monomoteurs usagés ne sont pas de tout repos du fait des territoires désertiques à survoler et des conditions météorologiques défavorables, particulièrement le vent de sable.
Déjà les procédés d’emploi sont originaux : pour des raisons de sécurité, toutes les missions se font avec deux avions : un Lysander et un Potez 29. Pour les missions à grande distance, le Potez 29 emporte un fût d’essence pour pouvoir ravitailler en cours de route le Lysander dont le rayon d’action est moindre. Lorsque le terrain est estimé favorable, les deux avions se posent en plein désert ; on fait les pleins et on repart. Ce procédé de ravitaillement peu orthodoxe réussit. Après la prise de Koufra, l’unité revient à Fort-Lamy, tout en laissant à Koufra une section de trois Lysander. Dès lors, pendant un an, le groupe sera dans une période de calme et il en profitera pour entraîner ses équipages, constituer des dépôts d’essence et de bombes répartis, à la frontière.
Le 1er janvier 1942, le détachement permanent des Forces aériennes du Tchad prend le nom de groupe « Bretagne ». Il comprend deux escadrilles :
– la première escadrille « Rennes » avec six Lysander ;
– la deuxième escadrille « Nantes » avec trois Glenn Martin.
En outre, il y a une section de liaison composée d’un Potez 540 et deux Potez 29 Limousine. Dans le courant de janvier, Fort-Lamy est bombardé par un avion allemand venu du Fezzan : une partie du stock d’essence est incendiée ; c’est un coup très dur car l’essence débarquée à Douala est amenée à Fort Lamy, situé à plus de 1.200 kilomètres, par des camions sur des pistes très mauvaises et qui ne sont en outre praticables qu’une partie de l’année, c’est-à-dire que l’essence stockée à Fort-Lamy constitue un capital particulièrement précieux. Heureusement, aucun avion n’a été endommagé par le bombardement.
Pour diminuer les risques, le groupe est dispersé : à Fort-Lamy, restent le commandement du groupe et la section de liaison. L’escadrille « Rennes » part pour Moussoro à 250 kilomètres au Nord-Est ; l’escadrille « Nantes » pour Fort-Archambault à 600 kilomètres au Sud-Est.
Au début de février 1942, le groupe au complet, fait mouvement sur Zouar, puis Wour pour prendre part à la première campagne du Fezzan. Le but de cette campagne n’est pas d’occuper d’une façon définitive le Fezzan, mais de faire une série de coups de mains sur les postes italiens. Ces coups de mains effectués par de fortes patrouilles seront appuyés par l’aviation du « Bretagne » ; les Glenn effectueront des reconnaissances lointaines et des bombardements ; les Lysander travailleront au profit immédiat de l’infanterie. Parmi les missions les plus typiques, on peut citer une de celles effectuées par le lieutenant Finance (2).
Finance, commandant de l’escadrille « Rennes », avait reçu l’ordre d’aller mitrailler avec un Lysander des Savoia stationnés à Um-el-Aranez. Le mitraillage terminé, il est pris en chasse par un Fiat C.R.42. Le Lysander semble voué à une perte certaine ; en effet, le C.R.42 plus rapide et plus maniable lui envoie une série de rafales. Le mitrailleur est blessé et l’avion dégage une fumée épaisse. Pensant qu’il a le feu à bord, Finance se pose droit devant lui. Le C.R.42 croit l’avoir descendu, tourne autour de lui, puis s’en va annoncer sa victoire. Un camion italien (on l’a su par la suite) part aussitôt d’Um-el-Araneb pour ramener les prisonniers. Pendant ce temps, Finance qui avait débarqué son mitrailleur blessé et à demi évanoui, se rend compte que son avion ne brûle pas, mais qu’une balle a simplement mis le feu à un pot fumigène. Dès que le C.R.42 n’est plus en vue, Finance hisse son mitrailleur dans la carlingue. Il met son moteur en route et regagne le terrain de base.
Une autre mission caractéristique est celle du bombardement de Mourzouk par trois Glenn. Malgré les conditions atmosphériques défavorables, les avions partent quand même pour faire la mission. Le premier avion ne trouve pas l’objectif et rentre. Le deuxième (lieutenant Court) bombarde Mourzouk, mais, au retour, pris dans le vent de sable, il ne peut retrouver Wour et se pose train rentré. Le troisième équipage [lieutenant Mahé] (3) ne retrouvant pas non plus le terrain, décide de se poser alors, train sorti, sur une bande de sable jugée favorable et d’attendre de meilleures conditions atmosphériques.
Le temps est si mauvais que pendant deux jours, les recherches n’aboutissent pas. Enfin, les conditions atmosphériques s’améliorant, Mahé redécolle, mais il n’a pas suffisamment d’essence pour atteindre le terrain ; il décide donc de s’en rapprocher au maximum. Tout à coup, il aperçoit l’avion de Court posé dans le sable. Il tourne autour, voit l’équipage de Court lui faire des signes et, le terrain lui paraissant mauvais, se pose à une dizaine de kilomètres sur un terrain favorable. Mahé part à pied retrouver Court. Quant il arrive, il ne trouve plus personne, sauf l’avion. Court, en effet, et son équipage ont été emmenés, entre temps, par un Potez 540, qui les a retrouvés. Ils ont bien vu Mahé les survoler, mais ignorent évidemment qu’il s’est posé à quelques kilomètres de là. Mahé constate qu’il y a à côté de l’avion de Court un fût de 100 litres d’essence que le Potez 540 a dû abandonner pour s’alléger. Il balise alors un terrain de fortune, retourne à son appareil et vient se poser sur cette piste.
Avec son équipage il transvase le carburant dans son appareil et redécolle pour essayer de regagner sa base ; mais il n’a pas suffisamment d’essence et est contraint de se poser à 15 kilomètres de Wour qu’il regagne à pied avec son équipage. Il a mis trois jours et fait quatre atterrissages en campagne, en territoire italien pour accomplir sa mission. L’avion de Court sera récupéré par la suite. Dans les campagnes d’Afrique, comme on a pu s’en rendre compte, l’ennemi le plus dangereux, c’est le pays et surtout les conditions atmosphériques, le vent de sable en particulier. Le « Bretagne » perdra plus d’équipages de ce fait que de celui de l’ennemi.
Cette campagne terminée, le groupe regagne son stationnement à Fort-Lamy, Moussoro, Fort-Archambault. Le temps est mis à profit pour préparer campagne suivante, en se servant de l’expérience acquise, car le général Leclerc a décidé la conquête définitive du Fezzan en liaison avec la VIIIe armée, dès que les circonstances seraient favorables.
On continue à acheminer vers le Nord des munitions et de l’essence ; des reconnaissances lointaines sont effectuées, environ une fois par mois sur les postes italiens. En novembre 1942, le groupe reçoit l’ordre de faire mouvement sur Zouar. Pendant cette campagne, les principales difficultés seront d’ordre matériel. Pour en donner une idée, de Fort-Lamy, base de stationnement du groupe, à Zouar, dernier poste français avant la frontière et base de départ des opérations, il y a en ligne droite 1.100 kilomètres. Les convois autos sont obligés d’en faire 1.800 sur des pistes non jalonnées et mettent trois semaines ou un mois pour accomplir ce trajet. En dehors du ravitaillement en nourriture, munitions, essence, il faut que le groupe ait une section de réparations assez importante, car il n’existe pas d’unité de parc. Enfin, le problème est compliqué encore du fait de la diversité des appareils. Le groupe avait alors été renforcé et il comprenait :
– l’escadrille « Rennes » : huit Lysander ;
– l’escadrille « Nantes » : une section de trois Glenn et une section de cinq Blenheim ;
– la section de liaison et d’évacuation : deux Potez 540, deux Howard, un Lockeed Lodestar ;
– soit pour le groupe six types d’avions différents.
Il avait été envisagé à un moment donné d’adjoindre au groupe une escadrille de chasse mais, par suite de difficultés techniques, ce projet avait été abandonné. Dès la fin de novembre, les colonnes du général Leclerc partent à la conquête du Fezzan. Elles parviendront jusqu’à la Méditerranée, opérant leur jonction avec la VIIIe armée à Tripoli, ayant parcouru, en combattant, 2.000 kilomètres dans le désert. Cette opération du général Leclerc ne recevra que le seul appui aérien du « Bretagne ». En dehors des missions de liaison, évacuation, ravitaillement, le groupe a trois espèces de missions à assurer :
– missions de coopération au profit direct des colonnes d’infanterie, reconnaissances rapprochées, des Lysander ;
– missions de reconnaissances lointaines effectuées par les Glenn et éventuellement missions de mitraillage ;
– missions de bombardements effectuées par les Blenheim.
Jusqu’à la prise de Sebba, le terrain principal du groupe est Zouar, mais un terrain auxiliaire de relais est aménagé à Uigh-el-Kébir, au nord du Tibesti quelques missions de cette campagne du Fezza-Tripolitaine méritent d’être citées : au cours d’une mission de mitraillage sur Gatroun, un Glenn est durement touché par la D.C.A. ; le pilote, l’adjudant Weill, est grièvement blessé (il devait mourir le lendemain). Avant de perdre connaissance, il a le temps de prévenir son observateur qui branche la double commande et ramène l’avion au terrain. Cet exploit est d’autant plus remarquable, qu’au moment de la blessure de Weil, le Glenn était en rase-mottes ; de plus, les moteurs avaient été touchés, enfin les indicateurs du tableau de bord ne fonctionnaient plus. Néanmoins, l’observateur parvient à « vomir » son avion en bordure de Uigh-el-Kébir, sans autre accident.
Le bombardement de Sebba par trois Blenheim fut une mission très réussie. Un coup direct fut obtenu sur un avion italien en cours de chargement. Le hangar d’aviation fut complètement incendié et détruit, plusieurs avions furent endommagés, ainsi d’ailleurs que certaines installations du poste. Ce bombardement resta célèbre dans les annales du groupe : « Longtemps sur la route du retour les pilotes pouvaient voir dans le ciel la fumée de l’incendie qu’ils avaient allumé ».
Enfin, au cours de cette campagne, fut accomplie une mission certainement unique en son genre. C’est celle du capitaine Mahé, relatée d’autre part dans l’article « Jean Mahé », par le commandant Court.
À son arrivée en Tunisie, le groupe est mis à la disposition de la R.A.F., malheureusement, celle-ci ne peut l’utiliser tel qu’il est, avec son matériel hétérogène et usé. « Bretagne » est alors stationné à Ben Gardane où il restera jusqu’en août 1943. Ce temps est mis à profit pour effectuer l’entraînement au P.S.V. et en vol de nuit. Des négociations sont alors entreprises pour envoyer le groupe en Russie où il opérerait aux côtés du groupe de chasse « Normandie ». Les pourparlers semblent aboutir. Au mois d’août 1943, la formation est dirigée sur la Syrie. Basé à Rayack, le « Bretagne » attend l’ordre de départ pour Moscou. L’ordre arrive, mais la destination est changée et le groupe part pour Télergma en Afrique du Nord. Il va s’entraîner sur Marauder et il participera à la libération des pays occupés aux côtés des groupes d’Afrique du Nord. Dès lors, il suivra le cours normal d’un groupe de bombardement moyen, tout en gardant son originalité propre.
En mai 1944, le groupe « Bretagne » rejoint la Sardaigne à Villacidro pour faire partie de la 31e escadre de la 11e brigade de bombardement moyen. À partir de ce moment, c’en est fini des missions individuelles où une grande initiative était laissée aux équipages. Le groupe « Bretagne » participera à des missions collectives avec tous les autres groupes de la brigade. À chaque mission il y a en l’air 24 à 100 Marauder. À ce moment, Anzio est encore une tête de pont, mais la bataille pour Rome commence. Les objectifs sont alors toute l’Italie du Nord, de Rome au lac Majeur, de Vintimille à Rimini.
Un bombardement particulièrement réussi fut celui de la Spezia où un dépôt de munitions explosa. La fumée atteignait 3.500 mètres au moment du retour des avions. C’était le « Bretagne » qui était le leader de la formation ce jour-là. À partir du mois d’août, le groupe participe à la préparation du débarquement en Provence. Il effectue alors de multiples bombardements sur les voies de communications et les points de passages obligés. Enfin, le 4 octobre, le moment attendu depuis plus de quatre ans par les équipages arrive. Les Marauder survolent Marseille en formations de défilé et se posent à Istres. La tâche du groupe n’est pas encore terminée. Si la majeure partie de la France est alors libérée, l’ennemi occupe encore l’Alsace. Le groupe est stationné à Bron ; il continue à bombarder les voies de communications et les installations de franchissement du Rhin édifiées par le génie allemand. Le 28 février, il attaque le dépôt de munitions et d’essence de Saint-Ingbert au nord de Sarrebrück. En avril, il participe à la réduction des poches de l’Atlantique, puis reprend ses bombardements au-dessus de l’Allemagne. Le 25 avril, il effectue sa dernière mission en attaquant le dépôt de munitions d’Ebenhausen. Les bombes atteignent l’objectif en plein centre et, l’interprétation des photographies montre que ce sont les bombes du « Bretagne » qui ont atteint l’objectif.
Par ce bref exposé sur l’historique du groupe, il est facile de se rendre compte que si le « Bretagne » a pu réussir ce qu’il avait entrepris, ce fut grâce à un esprit d’équipe poussé à un point rarement atteint ailleurs. Jusqu’en 1943, dans un pays particulièrement dur pour l’aviation, avec des moyens réduits, un effectif squelettique, le groupe « Bretagne » a pu remplir au bénéfice de la colonne Leclerc toutes les missions incombant à l’aviation et dépassant de loin celles demandées à un seul groupe : évacuations, ravitaillements, liaisons, bombardements, appuis d’infanterie et d’artillerie, mitraillages au sol, reconnaissances.
En outre, le « Bretagne » avait à résoudre des problèmes ardus, presque insolubles : ravitaillement en vivres de son personnel, en carburant, en pièces de rechanges. À Sebba, les seuls mécaniciens du groupe, avec du matériel de fortune, remplacèrent huit moteurs de Blenheim par des moteurs neufs apportés par deux avions de transport américains.
S’il a pu accomplir toutes les missions qui lui incombaient, le « Bretagne » le doit à son esprit d’équipe et d’abnégation incomparables, esprit qui animait tout le personnel. Pour ces hommes ayant tout quitté, placés dans un pays hostile et dur, dans des conditions matérielles précaires, leur groupe était vraiment leur famille, leur chose à eux. Même après 1943, lorsque le groupe sera renforcé par des éléments d’A.F.N., cette marque indélébile subsistera et le « Bretagne » restera toujours un groupe à part formant à lui seul un tout et une véritable famille.
C’est cet esprit qui lui a permis d’inscrire dans les pages de l’aviation, une véritable épopée : parti de Fort-Lamy, le « Bretagne » a parcouru plus de 5.000 kilomètres en combattant.
Titulaire de six citations, le groupe « Bretagne » se voyait attribuer la fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur.
Enfin, suprême récompense et réalisation de ce pourquoi, il se battait depuis cinq ans, le 18 juin 1945, le groupe « Bretagne » qui comprenait encore un certain nombre d’équipages partis de Fort-Lamy défila avec le « Lorraine » au-dessus des Champs-Élysées, en tête de l’aviation française, en formation de croix de Lorraine.
(1) Groupe réservé de bombardement n° 1, futur groupe « Lorraine ».
(2) Le lieutenant, puis capitaine Finance, Saint-Cyrien de la promotion 1937-1939, chef d’escadrille remarquable, devait mourir en vol de nuit à Ben-Gardane, en 1943, avec le capitaine Roques qui s’était lui-même déjà illustré à Koufra et en Libye au groupe « Lorraine ».
(3) Lieutenant, puis capitaine, puis commandant, Mahé était de la même promotion de Saint-Cyr que Finance. Il fut la cheville ouvrière du « Bretagne » depuis sa formation jusqu’à la victoire. Successivement officier pilote, commandant d’escadrille, commandant de groupe, Mahé était un chef prestigieux, promis au plus bel avenir. Il fut tué en service aérien commandé près de Belfort, peu après la guerre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952.