Geoffroy de Courcel, par Maurice Schumann
Fidélité, dignité, scrupule : de Carlton Gardens à l’Institut Charles de Gaulle des champs de bataille à l’Élysée et au quai d’Orsay, tous ceux qui ont croisé son regard seigneurial y ont discerné ces trois mots ; mais nous, qui avons eu le bonheur de le retrouver pareil à lui-même au long d’un demi-siècle, savons bien pourquoi nous étions moins sensibles à ses vertus qu’à son charme : il était de ces hommes fermes qui n’ont pas eu à forger leur caractère ; sa morale était une partie intégrante de sa nature.
Fidélité ? On ne parvient pas à croire que le hasard l’ait choisi pour être le premier et pour rester le meilleur des compagnons du général de Gaulle. Il aurait certes pu réciter comme si Corneille l’avait écrit pour lui ce bel alexandrin : « Je pris sur cet oracle une entière assurance ». Mais le privilège de suivre de Gaulle avant le 18 juin, donc d’avoir entendu l’Appel avant qu’il fût lancé, ne peut pas avoir été fortuit. On a dit que Geoffroy avait été le « Séide » du général. Rien n’est plus faux : dans la tragédie de Voltaire, Séide apparaît comme un possédé ; son dévouement à la parole du prophète est aveugle et fanatique ; du premier au dernier jour, celui de Courcel fut constamment calme et lucide. Or la logique de l’histoire – dont l’extravagance est quelquefois contrariée par la grandeur d’un homme et d’une cause – commandait qu’il en fût ainsi.
Petit-fils d’un commis de l’État aussi brillant et discret que sa descendance, entré jeune dans la carrière par la voie d’un concours difficile, heureux (si j’ose dire) par droit de naissance, Geoffroy de Courcel était, le 17 juin 1940, un garçon de 27 ans entièrement libre de son choix. « Les pesanteurs sociologiques », s’il avait accepté de les ressentir, ne l’auraient pas poussé vers les chemins de la mer. Dès lors et sans qu’il y songeât, son passé, sa condition, son entourage social chargeaient sa décision, irrévocable et spontanée, d’une signification bienfaisante : c’était la continuité de la France que la flamme de la Résistance française éclairait.
Dignité ? Le mot à peine tracé, voici que surgit une autre réminiscence cornélienne ; pourquoi tenterais-je de la refouler ? L’auteur de Polyeucte est à son apogée quand il dévoile ses intentions dans « l’examen » de sa plus haute tragédie : en donnant « plus de dignité à l’action », il a voulu (dit-il) « rendre l’occasion plus illustre ».
Faut-il rappeler que, dans la langue classique, « l’occasion » est d’abord un combat ? Présent à chacune des phases de la guerre de trente ans que de Gaulle a soutenue contre la décadence et la résignation, Geoffroy de Courcel n’a cessé de donner « plus de dignité à l’action » parce que sa loyauté fut toujours aux antipodes de la courtisanerie. Sa constance dans les affections et dans les sentiments le portait à éloigner les esprits rampants qui se pressent autour des grands de ce monde. Je ne l’ai vu qu’une fois au bord de la colère. La scène se passe à l’Élysée pendant une des semaines les plus cruelles du drame algérien. En me rejoignant dans son bureau, il prononce un nom sur un ton réprobateur. « Que pensez-vous, maugrée-t-il, d’un personnage qui dit blanc au Général après m’avoir annoncé son intention de lui dire noir ? » « J’en pense, répondis-je, qu’il fera une belle carrière quand le Général ne sera plus là. »
Dès l’hiver de 1940, dans une circonstance qui aurait pu être grave mais ne fut que douloureuse, j’avais constaté que Courcel gardait son franc parler. À vrai dire, il advenait que de Gaulle lui facilitât la tâche en interrogeant son familier par excellence dès qu’il voyait passer sur son visage l’ombre d’un désaccord. Je pourrais citer plus d’un exemple, mais n’en ferai rien. Il me semble, en effet, que Geoffroy, en refusant de nous donner ses mémoires, nous a du même coup interdit de lui rendre pleinement justice par des révélations comparables à des indiscrétions.
Scrupule enfin ? On m’enseignait dans ma jeunesse que le mot a deux étymologies. Pour certains, il désigne un petit caillou pointu ; pour d’autres, il perpétue sans le savoir le nom que portait à Rome la plus petite monnaie d’or. L’image que reflète cette dernière origine est celle qui sied à Geoffroy de Courcel. Je vois en rêve – me comprenez-vous, chère Martine ? – son portrait peint par un maître, vénitien plutôt que romantique, « la plus petite monnaie d’or » brillant dans sa main droite. Ses scrupules portaient sa marque ; ce n’était pas l’incertitude, ni même l’inquiétude, qui rendait sa conscience exigeante, mais la crainte de laisser l’impureté d’un alliage altérer la pureté de son passé.
Comme ambassadeur ou comme secrétaire général du quai d’Orsay, il pouvait et savait ne rien concéder. Cet art, qu’il possédait au plus haut point, lui permit, en particulier, de garder à la France l’amitié de l’Angleterre, si violents que fussent les coups de vent. Ministre, aurait-il pu rester, et d’abord à ses propres yeux, le Courcel du 17 juin 1940 ? J’en suis convaincu, et cela n’importe guère ; il en doutait peut-être et demeurait seul juge. L’ambition que les autres nourrissaient pour lui fut donc déçue ; du moins était-il sûr de n’avoir pas laissé fuir la petite monnaie d’or.
En 1975, le président Giscard d’Estaing me chargea d’une mission auprès d’Indira Gandhi, à laquelle me liait une longue amitié. Avant de partir pour l’Inde, je n’oubliai pas d’aller prendre les conseils de Geoffroy de Courcel, qui m’accueillit par une phrase charmante et rituelle : « les rôles sont renversés ; vous avez été mon ministre pendant quatre ans ». Je m’empressai de répondre : « Sans doute, mais je ne l’aurais jamais été si vous aviez accepté l’offre de Georges Pompidou ». En rougissant légèrement, Geoffroy se réfugia dans un sourire et dit simplement : « mais non, mais non… ». Ce fut ainsi que, pour la première et dernière fois, j’entendis Geoffroy de Courcel proférer un demi-mensonge, si pieux et si furtif que je ne pris même pas la peine de répliquer : « mais si, mais si… »
En vérité, c’est un souvenir plus ancien qui m’obsède. Un mois environ après le débarquement du 6 juin 1944, j’eus la joie d’accueillir en Normandie le seul Compagnon de la Libération qui ait devancé l’Appel. Notre entretien porta tout naturellement sur l’échec de la tentative connue sous le nom barbare d’AMGOT : dans le premier département libéré, la relève avait été assurée par les représentants du gouvernement provisoire de la République Française, et non par des officiers anglais ou américains. Alors s’engagea, sur un ton familier, ce dialogue qui résume tout le sens d’une haute aventure :
– Vous ne pensiez pas à cela, Geoffroy, dans l’avion qui vous amenait à Londres il y a quatre ans.
– Détrompez-vous, Maurice, le Général ne pensait qu’à cela : ne pas attendre l’armistice pour rendre à la France sa chance d’être un pays vainqueur… Le plus facile n’était pas d’y croire…
Nous avons alors échangé un regard qui voulait dire : mépriser les rêves est la seule faute que le destin ne pardonne pas aux peuples.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 281, 1er trimestre 1993.