Les fusiliers marins à Bir-Hakeim
Quartier-maître Le Borgne
En ce matin du 1er juin, la situation se présente favorablement à Bir-Hakeim. Le 27 mai, la division italienne “Ariete”, mal renseignée sur la profondeur de nos champs de mines, envoie à l’attaque le 132e régiment blindé du colonel Prestissimone. Après deux heures de furieux combats, les Italiens décrochent, ayant perdu une quarantaine de chars et abandonnant entre nos mains 90 prisonniers dont leur colonel qui, après avoir changé trois fois d’engin, fut grièvement blessé et mourut au P.C. du général Kœnig.
Après cet échec de l’ennemi, la garnison, complètement encerclée, repoussera assez facilement les incursions de blindés qui tâtent nos champs de mines et cherchent le point faible tout autour du périmètre de défense.
Depuis l’investissement, les fusiliers marins ont brillamment défendu le ciel de Bir-Hakeim, et les 12 Bofor crachent sans arrêt dès qu’apparaissent les avions à croix gammée. Hier soir, à la tombée de la nuit, six JU. 88, sérieusement encadrés par nos obus, ont largué précipitamment leur chargement de bombes et se sont vite dérobés vers le Nord-Ouest.
Depuis l’aube, les marins s’activent à leurs pièces c’est qu’il est fort question que la brigade appareille pour poursuivre l’ennemi qui a desserré son étreinte ; on a rappelé, paraît-il, l’échelon lourd qui campe quelque part entre Bir-Bou Mafes et Bardia et, sitôt nos camions rentrés, on quittera cette citadelle du désert pour exploiter le succès.
Rassemblant tous les véhicules disponibles, le colonel Broche, avec son bataillon du Pacifique, a déjà reçu l’ordre d’aller occuper Rotonda Segnali, à 80 km dans l’Ouest de Bir-Hakeim.
Un message envoyé par la 7e brigade motorisée anglaise (les fameux « rats du désert ») signale que les Italo-boches abandonneraient cette position si souvent harcelée par les jock-colonnes sorties de Bir-Hakeim.
C’est la batterie de l’enseigne de vaisseau Bauche et du maître-fusilier Le Goffic qui est chargée d’assurer la D.C.A. du bataillon du Pacifique, et c’est sous nos regards envieux qu’ils franchissent la porte du fort vers 9 heures, tandis qu’à l’autre extrémité du camp le quartier-maître Audren, avec sa quadruple 13,2, va escorter le commandant Puchois qui, dit-on, va faire une liaison vers les Britanniques.
En prévision d’un départ possible, on travaille ferme à la pièce Le Borgne. Les pointeurs Guitton et Bertin graissent et astiquent tandis que Choquer et Moniot gréent des lames-chargeur avec les obus calibrés par Daviault et Giorgy. Genovini, le chauffeur, qui a servi le thé matinal, fait tourner le moteur de son camion en chantant à pleine voix. Carnet en main, Le Borgne compte les munitions, les vivres et l’essence et pousse un coup de gueule quand quelque chose ne va pas à son idée.
Le quartier-maître de 1re classe Le Borgne est un fusilier issu de Lorient. Trapu et solide comme un roc, il est d’un extérieur froid et maussade. Homme de devoir dans toute l’acception du terme, il a déjà démontré de belles qualités de courage et d’entraîneur d’hommes. Travailleur infatigable, sévère mais juste, il est animé d’une flamme patriotique ardente qui le conduit à tous les dévouements. Pour nous c’est un camarade et pour ses hommes un chef reconnu et estimé.
Vers 11 heures, Daviault, qui est de cuisine, appelle ses camarades « à la soupe » et ceux-ci, affamés, se précipitent dans l’abri-popote, très bien protégé des rayons du soleil par la bâche du camion tendue sur ses arceaux. Soudain, alors qu’on commente ironiquement l’ultimatum envoyé hier par le général Rommel, un ronronnement bien connu attire l’attention, et un « chut » énergique de Le Borgne fait taire tout le monde.
– Alerte ! crie le chef de pièce au moment où, déjà bien convaincus de la chose, les sept marins, bousculant table, sièges et gamelles, foncent à leur poste de combat.
Gymnastiquée 100 fois à l’exercice et appliquée au combat depuis quatre jours, la manœuvre s’accomplit en 30 secondes et le Bofor est prêt à tirer au moment où Bernier et Charpentier, en position en bordure nord-ouest du camp, ouvrent le feu pour que leurs traçants servent aux camarades des autres pièces à repérer la direction des avions ennemis.
D’un coup de rein, Le Borgne fait tourner sa plate-forme et oriente sa volée en direction des petits nuages noirs formés par l’éclatement des obus. Et tout à coup les avions apparaissent au moment où, pris à partie, par Fremeaux, Canard et Laporte, ils sont obligés de rompre la belle formation serrée qu’ils avaient adopté, jusqu’ici. Ce sont les JU. 87, les fameux Stuka, spécialistes du bombardement en piqué, reconnaissables à leur train d’atterrissage non escamotable. Ils sont une douzaine et leur sarabande effrénée emplit bientôt le ciel de Bir-Hakeim, ce ciel qui se tache de centaines de flocons noirs, car, aux 12 Bofor des marins viennent de se joindre les six autres, armés par les Anglais.
Après le « vu » de ses pointeurs, Le Borgne a ouvert le feu et hurlé des corrections de tir. Le bruit est infernal et aux gerbes de sable soulevées par les explosions se joignent des nuages de poussière produits par le recul de la pièce sur ses vérins ; bientôt les avions n’apparaissent plus qu’à travers une sorte de halo brumeux qui fatigue les yeux et augmente les difficultés de pointage. Les marins ont vite compris que l’alerte allait être sérieuse, car les Stuka semblent viser particulièrement les emplacements de D.C.A., emplacements ceinturés par plusieurs centaines de sacs de sable et de caisses vides de munitions, et que l’on consolide et améliore après chaque bombardement.
Il va donc falloir s’évertuer à empêcher plusieurs avions de se grouper pour choisir leur objectif. Piquant à mort de 1.500 à 2.000 mètres, les JU lâchent une bombe à 2 ou 300 mètres, puis remontent en chandelle pendant que le mitrailleur arrière arrose le point visé.
Cet avion qui, dans un hurlement sinistre, pique sur chaque pièce en donnant l’impression qu’il va tout pulvériser, fait trembler les cœurs et courber les épaules mais, debout à leur pièce comme à bord, nus jusqu’à la ceinture et casque plat sur la tête, les marins tirent toujours. À chaque explosion, les torses sont douloureusement cinglés par les jets de gravier. Dans ce décor hallucinant, de nombreux points rouges apparaissent ; ce sont des camions qui brûlent… et qui sautent.
Le départ de la batterie Bauche a créé un trou dans la défense D.C.A. et c’est Le Borgne qui en subit déjà les conséquences, plusieurs fois pris à partie. Les bombes ont explosé tout près et, malgré les secours que lui prêtent Lesant et la batterie anglaise, les Stuka s’acharnent sur lui. Sans arrêt, le chargeur alimente sa pièce qui tire à cadence accélérée, et il va bientôt falloir changer le tube rougi. Les corrections de tir sont inutiles et Le Borgne pare au plus pressé en virant lui-même pièce et pointeurs du côté de l’assaillant le plus dangereux.
Mais de là-haut un oiseau à croix gammée qui, sans doute, menait la danse car il possède encore son chargement de bombes, se décide à intervenir. Il a choisi soigneusement son objectif : ce sera ce petit point noir d’où partent des langues de feu et qui, plusieurs fois, a été loupé par plusieurs de ses camarades. Brutalement, le pilote bascule son avion et celui-ci, volets ouverts, pointe son nez vers le sol en amorçant un piqué vertical en direction de la pièce. Le Borgne a vu, et il va se défendre :
– Feu !… Feu ! hurle-t-il… Moniot écrase la pédale sous son pied et, les yeux exorbités, enfile les chargeurs dans le Bofor surchauffé… Les obus de 40, en un trait de feu continu, filent en direction du Stuka qui ne dévie pas d’un pouce. Déjà, dans un vrombissement du tonnerre, l’engin de mort remonte en chandelle car il a largué ses trois bombes et toutes trois explosent en plein centre de l’emplacement où tout est balayé. La pièce est tordue et culbutée, les sacs de sable éventrés et volatilisés, les corps déchiquetés et broyés…
Là où, tout à l’heure, se dressait un canon servi par huit garçons magnifiques, huit marins qui avaient préféré le combat à la servitude, il n’existe plus qu’un chaos innommable qui soulève le cœur et dont l’approche même nous est interdite par l’explosion des munitions et le feu qui se dégage du camion de Genovini. Tout à l’heure, on sortira de ce charnier un blessé qui ne saura jamais par quel miracle il est encore vivant. C’est Daviault, atteint grièvement aux jambes et qui, sitôt guéri, reprendra sa place parmi nous pour finalement se faire tuer sous Radicofani, en Italie. À 15 heures, entre deux alertes, une délégation de chaque batterie assistera à l’enterrement des morts de la pièce Le Borgne, qui sont ensevelis auprès du groupe sanitaire divisionnaire. Le soir même, le commandant diffuse l’ordre du jour suivant :
Bir-Hakeim, le 1er juin 1942
« Premier bataillon de fusiliers marins,
« Fusiliers marins,
« Sept des vôtres ont été tués ce matin à leur poste de combat. Le coup est rude, mais nous ne devons pas faiblir une seconde. L’aviation ennemie fait tout ce qu’elle peut pour dégager son armée qui sait la bataille perdue pour elle. Ces diversions ne changent en rien l’avance des forces amies. Le moment n’est pas de s’attendrir, mais de combattre.
« Vos camarades sont morts pour la France Libre.
« Vive la France. »
Le capitaine de corvette Amyot d’Inville, commandant le 1er bataillon de fusiliers marins
À cet ordre du jour un autre succédait le lendemain :
Bir-Hakeim, le 2 juin 1942
« Les morts, de la pièce Le Borgne sont déjà vengés par les Bofor de la 1re batterie qui attaqués pendant plusieurs heures ont descendu hier quatre avions ennemis.
« Trois mille tonnes de bombes ont été versées en quatre-vingt-dix minutes par mille deux cent cinquante avions anglais sur Cologne.
Amyot d’Inville
Mais les Alliés s’étaient trompés… Rommel n’était pas battu… La colonne… La colonne Broche rentra précipitamment… et le siège continua… et d’autres moururent.
Mais ceci est une autre histoire.
Officier des équipages principal Colmay, ancien du 1er B.F.M.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 62, novembre 1953.