Les FNFL, par l’amiral Chaline
Les relations des FNFL avec Vichy
Les familles
D’emblée, le personnel de la France Libre est considéré comme félon par le gouvernement de Vichy. Les chefs d’accusation vont de la trahison à la désertion; les sanctions de la mort à la détention, accompagnées de la dégradation militaire et de la séquestration des biens. Mais le gouvernement de Vichy ne s’en tient pas là, il se venge aussi sur les familles.
Dès octobre 1940, les délégations de soldes aux ayants droit des FNFL sont supprimées. Les épouses des dissidents sont considérées comme veuves sans pension et laissées sans ressources. Au dénuement des malheureuses épouses et mères s’ajoute une détresse morale. Les lettres que les FNFL s’efforcent de faire parvenir à leurs proches sont interceptées par Vichy. Les censeurs sont impitoyables. Si les nouvelles sont bonnes, la lettre est saisie; dans le cas contraire, elle est acheminée.
Cependant fin 1941, une nouvelle circulaire précise que des secours pourront être versés aux familles des dissidents, sous réserve « qu’elles soient réellement dans le besoin ». Je n’ai trouvé que peu de traces de paiement de ces secours…
On aurait pu penser qu’après le débarquement en AFN, tout le personnel des FMA serait considéré, à l’instar des FNFL, comme dissident. Il n’en est rien; Vichy étiquette les «Barbaresques» comme absents et autorise le paiement de délégations ou de demi-soldes à leurs familles. Mais les ayants droits des FNFL en sont exclus et il faudra attendre la libération pour qu’enfin les familles des dissidents soient officiellement prises en compte.
Les navires
Après les combats de Dakar et de Libreville, l’amiral Darlan avait donné les ordres suivants :
– un bâtiment de surface de Vichy rencontrant un bâtiment gaulliste l’inviterait à faire sa soumission. En cas de refus et sauf infériorité notable, il ouvrirait le feu;
– un sous-marin de Vichy rencontrant un bâtiment gaulliste l’attaquerait sans préavis.
De son côté, l’amiral Muselier, en accord avec les autorités britanniques avait donné l’ordre d’éviter tout affrontement avec les navires de Vichy.
Dans la pratique, un seul incident survint à l’occasion du blocus de Djibouti lorsque le sous-marin Le Vengeur rencontra le Savorgnan de Brazza, l’attaqua à la torpille et le manqua. Sur les côtes d’Afrique où les occasions de rencontre entre les «frères ennemis» étaient plus fréquentes, les croisements se faisaient dans l’indifférence.
Le débarquement anglo-américain en AFN bouleversait la situation. L’amiral Darlan remettait les forces présentes en AFN dans la guerre aux côtés des Alliés. Ce fait éliminait évidemment tout risque d’action hostile des FMA contre les FNFL. Il n’en restait pas moins qu’appelés à se rencontrer dans les mêmes ports d’escale, il y avait un risque de heurts plus ou moins violents tant que les sentiments parfois excessifs qui les avaient opposés au cours des 28 derniers mois ne se seraient pas apaisés et que la «fusion» ne se serait pas réalisée sur tous les plans y compris celui des esprits.
Du 13 novembre 1942 au 3 août 1943, deux séries d’incidents marquèrent les relations entre les deux marines.
Les rencontres dans les ports d’escale
La première rencontre eut lieu le 26 décembre 1942 à Gibraltar entre le Commandant Détroyat et la Gracieuse suivie de beaucoup d’autres. La lecture des rapports des commandants des bâtiments des FMA est significative d’une animosité systématique contre les porteurs de croix de Lorraine. Les FNFL sont tenus à part, comme des pestiférés : pas de visites protocolaires, pas de poignées de mains, refus d’invitations. Paradoxalement les rencontres entre hommes d’équipage se passent souvent bien; les jeunes marins d’Alger manifestent leur intérêt et leur estime pour leurs camarades de Londres auréolés de la gloire des combats de l’Atlantique.
En avril 1943, à Gibraltar, la Boudeuse défilant à une centaine de mètres du Savorgnan de Brazza, non seulement ne salue pas l’aviso colonial FNFL dont le commandant est plus ancien, mais encore fait tourner ostensiblement le dos à son équipage rangé sur le pont.
Que reproche-t-on aux marins de la France Libre? D’avoir fui les malheurs de la patrie et désobéi au maréchal. Pour ceux qui étaient en Grande-Bretagne en juillet 1940 et qui ont choisi de rentrer au lieu de poursuivre la lutte, le « perchoir » (1) rappelle l’occasion manquée. Elle est pour certains le symbole d’une mauvaise conscience. L’obstination dont quelques officiers des FMA feront preuve à garder jusqu’à la libération dans les carrés le portrait de Pétain, dans les livrets matricules le serment au maréchal apparaît comme le besoin de faire échec à la croix de Lorraine.
Les désertions
Le deuxième type d’incidents concerne les bâtiments de Giraud en escale aux États-Unis pour modernisation et entraînement. Les ralliements à la France Libre sont massifs : les déserteurs déclarent refuser de continuer à servir sous les ordres d’officiers qui les ont obligé à tirer sur les Américains et qui continuent à manifester publiquement leurs sentiments pro-Vichy ou même pro-allemands.
Le gouvernement américain sollicité par le représentant de Giraud tente de mettre fin à cette véritable hémorragie en arrêtant et en emprisonnant les déserteurs, mais sous la pression de l’opinion publique américaine, il y renonce. Un accord intervient alors entre les missions de De Gaulle et Giraud aux termes duquel les marins peuvent se déterminer librement. Plus de 1500 rallieront la France Libre.
Il me faut conclure. Le 3 août 1943, les FNFL deviennent les FNGB (2). L’histoire de la marine de la France Libre, que je n’ai fait qu’effleurer, s’achève officiellement à cette date mais l’esprit qui a animé ses équipages au plus dur de la bataille demeure et souffle sur les nouvelles frégates qui viennent d’être armées.
Les FNGB continueront leurs exploits avec en apothéose leur participation aux opérations de débarquement en Normandie (1er BFM Commando, Courbet, La Combattante, quatre frégates, quatre corvettes, six chasseurs, les MTB) et à la réduction des poches de l’Atlantique.
À la libération la grande majorité des marins de la France Libre rentrera dans ses foyers la poitrine vierge de toute décoration mais fière d’avoir, sous la bannière du général de Gaulle, accompli avec loyauté son devoir envers la France.
Le vice-amiral d’escadre (CR) Émile Chaline
Président de l’Association des Forces Navales Françaises Libres
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(1) Le « perchoir » désigne l’insigne de poitrine à croix de Lorraine des FNFL.
(2) FNGB : Forces Navales de Grande-Bretagne. En trois années, les unités combattantes des FNFL ont perdu par fortune de mer ou action de l’ennemi : un contre-torpilleur, deux sous-marins, deux corvettes, deux patrouilleurs, deux chasseurs et 15% de leurs effectifs. La marine marchande a perdu 17 navires et 15% de ses effectifs.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 268, quatrième trimestre 1989.